Sangha de la forêt
Tradition bouddhiste Theravada d'Ajahn Chah


Ajahn Vajiro

Le Vénérable Ajahn Vajiro est né en Malaisie en 1953. Il a été éduqué en Angleterre où il a obtenu un diplôme en Economie. Dès le début de sa carrière dans la comptabilité, il a rencontré la méditation en suivant de nombreuses retraites au Oakenholt Buddhist Centre près d’Oxford.

Quand il entendit parler de la visite qu’Ajahn Chah et Ajahn Sumedho allaient rendre à ce centre en 1977, il alla à leur rencontre puis déménagea tout près du centre bouddhiste de Londres et finit par y prendre les vœux de novice en 1978. Il se rendit ensuite en Thaïlande et fut ordonné par Ajahn Chah lui-même un an plus tard, le jour de ses 27 ans.

En 1984, le Vénérable Ajahn Vajiro est retourné en Angleterre pour participer à l’établissement du monastère bouddhiste d’Amaravati. Il a de même participé à établir les monastères de Harnham au nord de l’Angleterre et de Bodhinyanarama en Nouvelle Zélande. De 1998 à 2001 il a vécu dans la solitude d’un ermitage en Australie avant de retourner au monastère d’Amaravati où il réside actuellement.

Il donne régulièrement des retraites de méditation et d’enseignement dans la Tradition de la Forêt. Son humour, sa gentillesse et son esprit acéré en font un enseignant très apprécié tant en Europe qu’en Asie.














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Les Emotions Adultes

"Les émotions adultes sont celles qui permettent aux autres de grandir.”

Dans les enseignements du Bouddha, il est fait mention de quatre vertus — la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité — regroupées sous le nom de Brahma Vihara. Ce mot est généralement traduit par « les Demeures Divines » mais il s’agit là d’une traduction littérale (Brahma = dieu et Vihara = demeure). En réalité, ces « demeures » peuvent très bien être ramenées des cieux vers la terre si on considère que, en tant qu’« émotions » (é – motion), elles nous motivent et nous encouragent à transcender les limitations de l’existence humaine de base. « Transcender les limitations » est une autre définition pour « grandir ». Cette idée a germé en moi grâce à un ami qui a souligné que les Demeures Divines du bouddhisme peuvent être considérées comme « les émotions adultes ». Ceci n’est donc pas une analyse fouillée des Brahma Vihara que l’on pourra trouver dans tout livre sur le bouddhisme mais simplement la suite des réflexions nées de cette idée.

Il me paraît évident que les émotions sont motivantes. Je les vois comme des causes, des moteurs qui nous dirigent et nous font bouger Elles fournissent l’énergie qui engendre le mouvement, l’action d’aller vers un objet ou une situation ou de s’en éloigner. Nous nous déplaçons et nous agissons par le corps, la parole et l’esprit, et ce mouvement est une réponse à des stimuli sensoriels. C’est d’ailleurs grâce à cette réponse que nous prenons conscience de l’apparition des émotions. Avant le mouvement il y a une stimulation sensorielle, un contact ; il s’ensuit une sensation et puis une perception, et c’est cela qui est mêlé ou lié aux émotions adultes.

En Pali il n’y a pas de mot équivalent au mot « émotion ». Une émotion est un mélange de perception et de sankhara — un schéma d’habitude — et les deux peuvent être consciemment travaillés. Les émotions adultes sont la réponse et le moteur d’action de la personne adulte.

Parfois le but du bouddhisme est décrit dans des termes qui laisseraient croire que l’on cherche à avoir un cœur libre de toute passion, de toute émotion, froid : pas de réaction, pas de sentiment, pas de désir, pas de motivation … Mais cette image est en total désaccord avec ce que nous savons du Bouddha : c’était un homme poussé par une forte motivation et une immense compassion qui a mené sa vie pour le plus grand bien de tous les êtres.

Les émotions adultes sont celles qui permettent aux autres de grandir. Alors quand une personne agit ou réagit en faisant preuve d’une émotion adulte, elle aide ceux qui l’entourent à transcender leurs limitations. Si cela vous paraît abstrait, voyez comment les parents réussissent le mieux à permettre à leurs enfants de mûrir : en exprimant ces émotions adultes que sont la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité.

Dans la pratique, ces quatre émotions « qui font grandir » sont liées, même si on les sépare pour mieux les analyser et les expliquer. Elles sont comme les différents aspects d’un même lieu, différentes manières de décrire une vertu céleste et nous en décrivons les différents aspects pour nous aider à mieux en être conscients et pouvoir les exprimer dans notre vie.

Metta est la bienveillance, la gentillesse. Quand cette vertu est éveillée en nous, elle nous aide à nous accepter nous-mêmes et à accepter les autres, et donc à nous comprendre et à comprendre les autres. La compréhension implique la sagesse et cette sagesse est ce qui nous permet de trouver la voie, de dépasser ou de lâcher ce qui limite et attache le cœur. Et quand on exprime cette bienveillance aux autres, on leur permet de s’accepter et d’accepter les autres. Il s’agit d’une acceptation émotionnelle qui vient du cœur ou des tripes et qui permet à nos réactions à ce qui est perçu comme « autre » d’être pleines de gentillesse et non motivées par le rejet, l’aversion ou la peur. Quand metta est illimité, ses effets sont rayonnants et attirants : metta réchauffe ceux qui ont froid et rafraîchit ceux qui ont chaud.

Karuna est la compassion. La compassion nous permet de percevoir clairement chez les autres la souffrance, l’angoisse, la peine, l’agonie, le tourment et la détresse parce que nous la laissons aussi nous pénétrer. Dès lors, il ne s’agit plus d’ignorer ou d’être inconscient mais d’inclure, d’accepter, d’être conscient. La compassion est vaste, elle permet à ce qui est d’exister, d’évoluer et de prendre fin — elle permet surtout à la souffrance de prendre fin. Cela signifie qu’elle doit être patiente, sans aucune hâte pour se débarrasser de la souffrance à n’importe quel prix. C’est le côté actif de la sagesse et le purificateur suprême. La compassion du Bouddha lui a permis de comprendre qu’un être pleinement éveillé pouvait encore faire quelque chose. C’est la compassion qui l’a poussé à enseigner « pour le bien de ceux qui n’ont que peu de poussière dans les yeux ».

L’empathie est une autre forme de la compassion. Ce mot est peu utilisé mais il évoque une qualité de cœur, une promptitude à se charger du fardeau des autres, à toujours aider de son mieux, à écouter les appels au secours et à agir. Les « appels » ne sont pas forcément dramatiques. Il peut simplement s’agir d’aider à préparer une salle avant une réunion ou de la nettoyer après. A chaque fois que nous prenons conscience qu’une aide serait la bienvenue et que nous agissons dans ce sens, nous pratiquons karuna.

Mudita est souvent traduit par « joie altruiste ». Altruisme, joie, apporter de la joie sont des mots qui évoquent pour moi les qualités de cœur qui sont à l’opposé de l’envie et la jalousie. Mudita c’est se réjouir du bonheur des autres. Cela implique qu’il faut être pleinement conscient et s’ouvrir à la possibilité d’apprécier ce qui va bien pour les autres et, en particulier, ce qui est bon, vertueux et sage chez autrui. Mudita peut éveiller une aspiration à agir de même. Ajahn Sumedho dit que mudita c’est aussi apprécier la beauté d’une rose épanouie, ce qui signifie que l’on peut pratiquer cette vertu à tous les niveaux. Mais il arrive qu’en voyant une rose épanouie nous pensions avec un soi-disant « réalisme » : « Bof, de toutes façons, elle va finir par se faner. Pas d’attachement ! » Pour équilibrer attachement et mudita, upekkha doit être présent.

Upekkha est l’équanimité ou la sérénité, dans la mesure où l’on accepte les limitations et on s’élève au-dessus d’elles. A chaque fois que la vie m’a apporté des difficultés, que j’ai été freiné par les circonstances, par moi-même ou par les autres, j’ai été aidé par l’évocation de la phrase suivante : « Sois serein dans l’unité des choses ». Il doit y avoir une acceptation consciente du fait que les choses sont limitées pour que le cœur puisse travailler à transcender ces limites.

Sur un plan « ordinaire », si je veux apprendre à taper sur mon ordinateur sans regarder le clavier, je dois commencer par accepter qu’actuellement je n’en suis pas capable ; ce n’est qu’alors que je pourrai honnêtement faire l’effort d’apprendre à entraîner les doigts et les yeux à fonctionner ensemble de manière automatique. Si je refuse d’accepter le fait qu’à l’heure actuelle je ne sais pas faire, je peux toujours prétendre taper sans regarder le clavier mais la seule personne que je tromperai, c’est moi-même. C’est exactement ce que nous faisons sur une grande échelle quand nous prétendons être des gens mûrs et accomplis, alors que nous sommes incapables d’accepter les limitations que nous trouvons en nous. Nous prétendons être mûrs mais, en réalité, nous ne sommes pas clairement conscients de nos émotions ni de nos intentions, et nous nous autorisons à agir sous l’impulsion d’émotions immatures et néfastes. Quand il s’agit de taper sur un clavier, les conséquences ne sont pas graves mais quand une personne se fait croire et fait croire aux autres qu’elle est adulte, c’est plus dangereux pour elle et pour les autres.

Les quatre Brahma Vihara font un tout. Ajahn Buddhadasa disait qu’upekkha menait les trois autres. Dans certaines situations où un bel altruisme peut s’épanouir, mudita est la motivation « adulte » du cœur. S’il est possible d’alléger une souffrance ou une détresse, la compassion est le recours. Une situation laide ou désagréable nécessite l’intervention de metta. L’acceptation, autre aspect de metta, trouve un écho dans l’acceptation de nos limites inhérente à upekkha, c’est pourquoi il est tellement important de commencer avec metta.

Pour la plupart d’entre nous, et même chez les animaux, metta est la première émotion qui permet à tous de grandir et de mûrir. Cela commence avec la mère qui accepte son petit de manière inconditionnelle. Un petit qui ne reçoit pas de metta — en particulier un être humain — mourra rapidement ou deviendra un individu à problèmes et immature. Metta est la première des motivations qui poussent les petits à grandir.

La compassion nous permet d’être clairement conscients des changements et des évolutions qui font partie des changements — depuis le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte, le vieillard, ainsi que la souffrance d’être séparé de ce que l’on connaît qui fait partie de ce processus — et de supporter ces changements avec bon sens et sensibilité.

Mudita nous donne l’occasion de nous réjouir de la vie, de ressentir la beauté et l’émerveillement d’être une vie sensible séparée et en même temps mystérieusement reliée au tout. Et, quand on s’autorise à lâcher toutes les peurs de l’inconnu, on peut s’émerveiller et se réjouir de ce qui est au-delà du connu.

Ce qui nous fait avancer dans la vie, au milieu de l’incertitude et du changement, c’est ce qui peut apporter un peu de liberté aux êtres. Nos intentions nous font avancer dans la vie, nos intentions sont l’espace de notre plus grande liberté. Notre défi consiste à utiliser et entraîner cette liberté avec sagesse.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

La Liberté I

Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Ajahn Vajiro, du 11 au 13 novembre 2005, au « Refuge », Centre Bouddhique d’Etude et de Méditation.

Premier jour :

Quand on m’a demandé de suggérer un thème, j’ai pensé que celui de la liberté serait bien approprié à la France !

La liberté qui m’intéresse, en tant que bouddhiste, c’est la liberté par rapport à la confusion mentale et à l’ignorance. Ce que je souhaite vraiment, c’est comprendre ce qui se passe, je veux comprendre l’univers dans lequel je vis. Je souhaite être libéré du sentiment de besoin, ce sentiment qui consiste à croire qu’il me manque quelque chose pour être enfin entier. Je voudrais aussi me libérer du sentiment de refus, d’incapacité à faire face à certaines situations.

J’espère qu’au cours de cette retraite j’aurai l’occasion de vous apporter quelques éléments qui pourront vous aider. La méditation est la voie la plus directe pour se libérer de toute confusion mentale et c’est la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui. Je pense que le Bouddhisme propose les meilleurs outils possibles pour pratiquer la méditation. Il y a quarante techniques et puis des sous-techniques. Nous n’en essayerons que deux ou trois ici mais si elles vous conviennent, ce sera déjà très bien.

Je trouve toujours très utile de commencer par me dire : « Pourquoi est-ce que je médite ? » et la réponse est : « Je le fais pour me sentir bien, heureux et indépendant des conditions et des circonstances. Je me souhaite vraiment d’être bien. Je ne le fais pas pour me torturer ou me débarrasser de quoi que ce soit ». Alors recentrons-nous et demandons-nous : « Qu’est-ce que je fais ici un vendredi soir ? »

J’aime bien commencer par prendre conscience de la verticalité de ma posture, de ma relation avec ce qui m’entoure ou les personnes qui m’entourent. Ensuite j’ouvre cette conscience à une conscience plus vaste d’espace et de temps dans laquelle je me situe. Si l’attitude de départ est juste, tout le reste suit beaucoup plus facilement. Si tout ce que l’on fait pendant la méditation, c’est se relier à un souhait clair et sincère de bien-être pour soi-même, c’est déjà beaucoup.

Appréciez bien ce moment !

….. (Méditation silencieuse.)

Prenez conscience de ce que vous venez de vivre de façon à ne pas le perdre.

…..

Je vais vous raconter une histoire qui illustre la façon dont je peux vous aider. Je pense qu’elle est juste car l’image vient du monde naturel. C’est l’histoire d’un homme qui trouve un papillon sur le point de sortir de sa chrysalide et qui, pour l’aider, force l’ouverture de la chrysalide. Quand le papillon sort, l’homme constate que ses ailes n’arrivent pas à s’ouvrir complètement. Il comprend alors qu’une des choses qui permettent au papillon de déployer ses ailes, c’est la force qu’il doit mettre en œuvre pour sortir de sa chrysalide. C’est cet effort qui permet ensuite aux ailes de s’ouvrir. La leçon de cette histoire, c’est qu’il ne faut pas trop aider les autres. Nous devons parfois faire des efforts pour parvenir à découvrir toute l’étendue de nos ailes.

Un disciple d’Ajahn Chah lui demanda un jour quelles techniques il enseignait : satipatthana (les Quatre Fondements de l’Attention) ou bien ānāpānasati (l’attention au souffle) ou autre chose encore. La réponse d’Ajahn Chah fut : « Je me contente de torturer mes disciples ! » Mais je ne pense pas que vous croyiez que je vous aime assez pour agir de même avec vous. Je vais donc évoquer quelques techniques de méditation avec lesquelles vous pourrez vous amuser.

L’attention au souffle a été la base de la méditation du Bouddha tout au long de sa vie. C’est d’ailleurs ce qu’il pratiquait quand il a atteint l’éveil. Cette forme d’attention ne nécessite rien de très spécial : on est simplement conscient d’inspirer quand on inspire et conscient d’expirer quand on expire. Mais si vous arrivez à véritablement connaître consciemment UNE SEULE respiration complète, ce sera suffisant pour connaître AB-SO-LU-MENT TOUT. Tout est basé sur une unique respiration. Notre premier souffle a été une inspiration, notre dernier souffle sera une expiration. On ne peut pas se contenter d’inspirer — imaginez ce qui se passerait si vous décidiez : « Demain je vais seulement inspirer » ! La respiration est aussi un révélateur : ce n’est pas quelque chose que l’on peut feindre, elle nous apprend où nous en sommes sur le plan émotionnel dans l’instant précis.

Alors, on prend conscience de sa respiration — est-elle brève, profonde, etc. ? — et on entraîne l’attention pour arriver à connaître à fond toute une respiration ou pour être clairement conscient de tout le corps en train de respirer. On constate souvent, à ce moment-là, que le corps s’apaise, on sent s’éveiller un certain bien-être et de la joie. On peut ensuite voir comment tout notre système est attiré ou repoussé par certaines circonstances et on est en mesure de calmer tout cela. Cette approche peut encore être développée bien davantage.

En général, dans l’observation de la respiration, je propose de porter son attention au niveau du ventre. On inspire au niveau de l’abdomen et on sent le ventre gonfler et puis on expire et on le sent s’abaisser. Ce n’est pas forcément ce qui se passe pour vous en ce moment. Peut-être que quand vous inspirez, le ventre rentre et quand vous expirez, il se gonfle. Mais si vous observez un bébé quand il est bien détendu, quand il inspire, son ventre sort et quand il expire, il rentre.

Certains enseignants proposent des « trucs » pour maintenir l’attention comme, par exemple, compter les respirations. Le Bouddha n’en a jamais parlé mais c’est une technique qui peut aider. La façon la plus simple est de compter de 1 à 10 pendant une inspiration et puis de 1 à 10 pendant l’expiration. On peut jouer avec cette technique car on peut varier la longueur de l’inspiration et de l’expiration en comptant à des rythmes différents. Ce n’est pas vraiment passionnant mais c’est une technique et au moins, pendant que l’on pratique, on est conscient et présent.

Il y a aussi la possibilité de compter 1 à l’inspiration et 2 à l’expiration et continuer comme cela jusqu’à 5 ou 10. On peut aussi compter seulement les expirations ou seulement les inspirations.

L’une des manières les plus compliquées de compter ses respirations — qui peut être utile si on veut vraiment bloquer tout le processus de la pensée et s’entraîner sérieusement — est un véritable test d’honnêteté. C’est assez compliqué, alors écoutez bien :

- On compte 1 à la première expiration

- 1 à l’expiration suivante

- 2 à l’expiration suivante

- 1 à l’expiration suivante

Ensuite

- 1 à l’expiration suivante

- 2 à l’expiration suivante

- 3 à l’expiration suivante

- 2 à l’expiration suivante

- 1 à l’expiration suivante

Ensuite

- 1 à l’expiration suivante

- 2 à l’expiration suivante

- 3 à l’expiration suivante

- 4 à l’expiration suivante

- 3 à l’expiration suivante

- 2 à l’expiration suivante

- 1 à l’expiration suivante

On continue comme cela jusqu’à 10 et puis on redescend à l’envers jusqu’à 1. Il se peut que vous mettiez pas mal de temps à faire une série complète !

Cette technique demande beaucoup de concentration mais, pour certaines personnes, elle fonctionne très bien et le mental est vraiment apaisé. Quant au test d’honnêteté dont nous parlions, en voici les termes : quand on se perd en route, on doit recommencer au début !

Mais il paraît que ce n’est pas la technique la plus difficile pour compter les respirations : il y en a une qui propose de compter 1 à la première expiration et si aucune pensée ne se présente, compter 2 à l’expiration suivante … !

Ce qui nous intéresse vraiment, c’est d’être conscient et présent à ce qui se passe. Le but de toutes ces techniques est simplement d’être clairement conscient. Nous parlions de la libération par rapport à la confusion or la confusion c’est nier ce qui se passe. C’est cela qui est important.

La respiration vous indiquera toujours où vous en êtes. Il est vraiment très bon d’apprendre à connaître sa respiration. Avec la respiration, on peut aussi déplacer son attention aux différents endroits du corps où elle se manifeste clairement ou la déplacer dans tout le corps en restant attentif au souffle. C’est vraiment un outil de travail merveilleux.

Les gens posent souvent des questions sur la concentration. La concentration sert à lâcher prise, pas à s’agripper à quelque chose pour se concentrer dessus. Le but de la concentration est de « donner » son attention et non de « prêter » attention et attendre quelque chose en retour. Soyons généreux avec nous-mêmes, « donnons » !

On pose aussi des questions sur l’endroit précis où l’attention au souffle doit être portée : le bout du nez ou la lèvre supérieure ? Je me suis moi-même posé cette question pendant 4 jours lors de ma première retraite de méditation ! … D’autres personnes disent qu’on ne devrait porter l’attention qu’au niveau de l’abdomen. Pourquoi pas ?

J’aime bien cette idée de « donner » de l’attention à l’objet de méditation. Notre travail est basé sur l’intention d’être bienveillant envers soi, pas d’exiger quelque chose. « Donner » notre attention c’est différent de « je veux absolument savoir ce qui se passe » ; c’est s’ouvrir, découvrir, pas « s’emparer » de quelque chose.

De plus, l’avantage de la respiration, c’est qu’elle nous accompagne quand on marche, quand on mâche du chewing-gum, quand on écoute quelqu’un parler : on peut toujours savoir si on est en train d’inspirer ou d’expirer. On peut même parler en étant conscient de son inspiration et de son expiration.

Parfois des enfants des écoles voisines viennent à notre monastère d’Amaravati et c’est moi qui leur fais visiter les lieux. Quand ils descendent du bus, je leur dis : « Ici, vous pouvez méditer. Tout le temps que vous serez ici, vous pourrez savoir si vous êtes en train d’inspirer ou d’expirer ». Ensuite, au cours de la visite, je me tourne parfois vers eux et je leur demande : « Vous êtes en train d’inspirer ou d’expirer ? » Ils adorent ça !

QUESTION : Qu’est-ce que l’attention en un point ? D’après ce que je comprends « donner » de l’attention est une forme d’ouverture, alors que l’on recommande souvent de porter l’attention en un seul point pour calmer le mental.

Oui, un des points d’attention est le bout du nez ou la lèvre supérieure, l’autre l’abdomen. Le Bouddha a comparé ce travail d’attention au travail de la scie. Quand on scie un objet, on ne regarde pas l’ensemble de la scie, on concentre son attention sur l’endroit où elle coupe. Donc certaines personnes donnent seulement de l’attention au niveau des narines mais cela pourrait être presque à n’importe quel niveau de la respiration. D’autres aiment suivre leur souffle en trois endroits : le nez, la poitrine et le ventre. C’est vrai que le Bouddha a proposé cette comparaison avec la scie pour enseigner la concentration mais il n’a pas précisé en quel point.

Le mieux c’est d’essayer d’être attentif au moment où le mental lâche effectivement prise et passe à l’état de concentration. Peut-être qu’à ce moment-là, la respiration elle-même est lâchée. Mais si vous restez assis à vous demander ce qui va bien pouvoir se passer, il ne va rien se passer !

QUESTION : Est-il bon de changer d’objet de méditation pendant une même assise ?

On renforce le corps en lui donnant beaucoup de choses à faire, en le faisant bouger. Mais pour le cœur, la force vient quand on fait une seule chose à la fois. Je ne vous dis pas de garder absolument le même objet de méditation mais tâchez de trouver le moyen de prendre plaisir à ce que vous faites et souvenez-vous de pourquoi vous le faites. Avez-vous le sentiment de rechercher la Libération ou êtes-vous en train de vous forcer ? Etre libre, c’est savoir ce qui ce passe maintenant, c’est ressentir que le cœur est inébranlable.

…… (Méditation silencieuse.)

Faire confiance à ce que l’on a vécu, à ce que l’on a ressenti. Etre conscient de ce qui s’est passé. Faire confiance à ce qui est, ici et maintenant.

……

Avant de vous coucher ce soir et demain matin au réveil, rappelez-vous l’intention qui vous a conduits à ce lieu de retraite.

QUESTION : Quand la détente s’installe, je sens de la tristesse qui monte.

Cette tristesse empêche-t-elle de voir clairement ce qui ce passe ?

Oui, je vois la tristesse et ça me distrait.

Il y a deux choses que l’on peut faire pour éviter d’être distrait. La première, c’est prendre conscience de cette distraction et puis de retourner à l’objet premier de la méditation. La deuxième, si l’objet de distraction est très fort et persistant, consiste à le transformer lui-même en objet de contemplation. Nous pouvons traiter tous les obstacles de la même manière, pour pouvoir les dépasser, d’abord, et puis finir par les lâcher complètement.

On peut encore ajouter quelque chose à cette manière de traiter les obstacles : avant de commencer à méditer, on peut se poser une question formulée très clairement — par exemple, dans ce cas précis : « Que signifie cette tristesse ? ». On n’aura pas forcément la réponse au cours de la méditation mais on l’aura plus tard.

La tristesse est une émotion parfois très compliquée. S’il s’agit simplement d’un sentiment de lassitude par rapport au monde, elle peut être un encouragement pour continuer à pratiquer. Mais si elle est liée à un sentiment d’aversion, comme c’est parfois le cas, même de manière subtile — « Je ne veux pas que ceci se produise » ou « Je n’aurais pas voulu que les choses se passent ainsi » — il faut commencer par reconnaître qu’il s’agit d’une forme d’aversion.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

La Liberté II

Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Ajahn Vajiro, du 11 au 13 novembre 2005, au « Refuge », Centre Bouddhique d’Etude et de Méditation.

Deuxième jour :

Matinée du samedi 12 novembre 2005

Notre propos est la liberté, la liberté par rapport à toutes formes de confusion et d’ignorance. Dans ce sens, il est bon de prendre conscience que nous nous souhaitons du bien, que nous avons au fond du cœur ce souhait intense de bien-être. Etre libre de la confusion et de l’ignorance, cela signifie être libre de la colère, de la peur ainsi que du besoin, de ce sentiment de manquer.

On dit qu’il y a trois racines qui font tourner la roue du samsāra, ce sont l’avidité, la haine ou aversion et l’illusion ou entretenir des concepts erronés. Quant à la peur, c’est une forme compliquée de l’aversion et de la colère, c’est une forme d’aversion projetée dans l’avenir : « Je ne veux pas qu’une certaine chose se produise dans l’avenir, alors j’ai peur aujourd’hui ». L’exercice qui permet de s’en libérer, c’est la méditation de l’amour bienveillant ou mettā que vous avez peut-être déjà pratiquée de différentes façons.

Peut-être que certains d’entre vous ont ressenti, comme moi autrefois, au moment où un enseignant leur proposait cette pratique : « Oh non, pas ça ! Je n’aime pas du tout. » Mais ce n’est pas important pour le moment. Ce qui nous intéresse, tout d’abord, c’est de voir pourquoi l’aversion et la colère sont tellement destructrices, parce que, quand on sait comment on se brûle, on n’a plus envie de mettre la main dans le feu. Il est bon aussi de se rappeler ce qui se passe quand on est pris par la colère ou l’aversion :

  • l’expression de notre visage devient laide

  • on se sent mal dans sa peau et cela peut même aller jusqu’à la maladie

  • ce que l’on fait dans ces situations ne se termine généralement pas bien et même si on fait quelque chose de bien on se débrouille pour tout gâcher après

  • les autres ont du mal à nous respecter quand ils nous voient en colère ou pris par la peur

  • au bout du compte cela se termine par une situation peu agréable.

Rappelons-nous tout cela. Non, qu’il faille se blâmer de se mettre en colère mais simplement savoir tout ce que cela implique indirectement et se souvenir qu’en vérité, ce que nous souhaitons profondément, c’est être bien. Nous pouvons ne pas trop savoir comment y parvenir mais gardons tout de même clairement à l’esprit que c’est ce que nous souhaitons vraiment.

Y a-t-il des questions ?

QUESTION : Quand on est en colère, est-il suffisant d’en être conscient ? Peut-on se contenter de cette prise de conscience et s’autoriser à continuer à ressentir de la colère ?

Faites très attention. Très, très, très attention.

Vous avez peut-être entendu Ajahn Sumedho parler de sa façon de travailler sur la colère. A l’époque où il vivait auprès d’Ajahn Chah, en Thaïlande, il ressentait parfois de grosses poussées de colère et d’aversion. Son attitude, alors, était presque d’encourager ce sentiment et même de l’attiser — en particulier si cette colère était dirigée contre Ajahn Chah. Mais le « truc » c’est qu’il n’y croyait pas. Il ne se permettait pas de « croire » à la réalité de ce sentiment. Quant à moi, je ne vous recommanderais pas d’utiliser cette technique. Même mettre en boule une feuille de papier et la jeter avec colère est une habitude que je n’encourage pas. Nous parlions de liberté. Ici il s’agit de se libérer d’une habitude.

QUESTION : La colère peut-elle être bénéfique ?

En un mot : non. Bien sûr, la colère n’est qu’un dhamma et, en tant que tel, on peut en apprendre quelque chose. Dans ce sens, la colère est très proche de la sagesse parce qu’elle nous montre ce qui ne va pas. Mais ne vous servez pas de cet argument pour justifier votre colère !

Quand vous êtes en colère vos traits s’enlaidissent, vous êtes mal dans votre peau, vous échouez dans ce que vous faites … Il n’y a rien à tirer de bon quand on agit dans la colère. Cela est particulièrement vrai quand la colère est pleine d’autosatisfaction : « J’ai raison et tous les autres ont tort. J’ai raison de me mettre en colère. Ma colère est justifiée ! » Cela ne fait que renforcer le sentiment de soi, de séparation d’avec les autres. Cette forme d’aversion finit par nous isoler de tout ; c’est une forme de mort.

Mais ne soyez pas non plus furieux d’être furieux ! …

QUESTION : Certaines personnes choisissent de se mettre en colère pour montrer qu’elles existent — c’est le cas des minorités défavorisées en France, en ce moment.

Oui. L’un des résultats du désir frustré est la colère. Il y a d’abord un sentiment de manque et quand il n’y a aucun moyen de combler ce manque, le résultat s’exprime en frustration et colère. C’est ainsi que la roue tourne, de causes en conditions. Il est certain que, quand on est animé par la colère, on se sent plein de force et de vie — mais ce ne sont pas des sentiments auxquels on peut se fier.

* * * * * *

Pour en revenir à la méditation mettā, il existe différentes techniques de pratique et j’aime à penser que toutes ces techniques sont, en quelque sorte, un moyen de développer de la force, de la souplesse et de la flexibilité. C’est comme pratiquer dans un gymnase : peut-être que pendant que l’on fait les exercices on n’est pas enchanté, c’est fatigant, etc. mais, plus tard, on aura l’occasion d’en apprécier les bienfaits. C’est un peu pareil avec la méditation mettā : quels que soient nos sentiments pendant la pratique, ce n’est pas nécessairement le plus important. Bien sûr, vous pouvez trouver cette méditation très agréable mais elle peut aussi éveiller pas mal d’aversion, comme cela s’est produit pour moi au début. J’ai trouvé cela très intéressant parce que je m’intéresse toujours beaucoup à ces émotions qui émergent, je ne prétends pas qu’elles n’existent pas.

QUESTION : La façon dont la pratique de mettā est présentée donne souvent l’impression de quelque chose d’artificiel. C’est ce qui me bloque un peu.

Oui, c’est un peu artificiel mais soulever des poids dans un gymnase est aussi artificiel. Un exercice est un exercice. Ce n’est généralement que plus tard qu’on en retire les bienfaits.

Méditation Mettā

Hier soir, je n’ai pas donné beaucoup d’instructions pendant la méditation assise mais pour pratiquer la méditation mettā il est utile que quelqu’un la guide. C’est comme être conduit dans une voiture : même si vous ne tenez pas le volant, vous arrivez à destination. Il est vrai que quand quelqu’un d’autre conduit, on peut être agacé : « Moi je ne conduirais pas comme cela, je ne passerais pas par là » ou bien le conducteur roule trop vite ou trop lentement. Alors si vous n’avez pas envie de suivre ce que je dis pendant la méditation guidée, c’est votre droit. Ecoutez simplement le son qui vient toucher vos oreilles : ce n’est que le son d’une voix, comme le tic-tac d’une horloge ou le souffle du vent. Vous pouvez méditer sur ce contact auditif.

Quand on pratique la méditation mettā, il faut se sentir à son aise. Alors, si vous avez besoin de bouger, faites-le. Inutile de résister à la douleur.

Prenez conscience de votre verticalité. Soyez présents à ce qui est autour de vous. Prenez conscience de l’espace immédiat qui vous entoure et des personnes qui l’habitent, tout en ayant une perspective plus vaste avec le sentiment d’être ici, dans ce temps et cet espace. Et puis rappelez-vous : « Je souhaite vraiment être bien ». La façon dont vous ressentez cela importe peu, ce n’est qu’une suggestion.

On peut évoquer, à ce stade, une personne à laquelle on souhaite vraiment du bien, qu’elle soit vivante ou décédée, proche ou loin et puis ressentir ce que cette évocation éveille.

Et puis se souhaiter d’être bien.

Permettre à ce sentiment bienveillant de s’étendre aux personnes qui nous entourent, dans cette pièce : « Que tous soient bien, qu’ils soient libres de toute confusion et de toute souffrance ».

Pour cet instant au moins, souhaitons ne pas vivre dans l’aversion, ne pas laisser l’aversion régner en nous. Si nous pouvons simplement générer ce sentiment, c’est déjà beaucoup.

Etre conscient de toutes les personnes qui sont dans la pièce, de toutes ces personnes qui souhaitent, elles aussi, être bien. « Que je sois bien. Que toutes les personnes dans cette pièce soient bien. »

Permettez à cette suggestion de s’étendre au-delà de cette pièce aux êtres, personnes, animaux, plantes qui se trouvent dans les environs, les villages environnants. Peut-être connaissez-vous des gens qui y vivent ou pouvez-vous évoquer des animaux comme ce petit scorpion que nous avons mis dehors tout à l’heure : « Que tous soient bien ! »

Permettez encore à ce sentiment de bienveillance de s’étendre à toute la région, quelle que soit la façon dont vous voyiez cela. Il n’est pas indispensable d’en avoir une image très claire. Cela inclut des êtres que l’on aime, d’autres que l’on n’aime pas, des êtres que l’on connaît, d’autres que l’on ne connaît pas.

Continuez à étendre ce sentiment plus loin jusqu’à ce qu’il englobe tout le pays et tout ce qui l’entoure. Prenez conscience de ce que cette suggestion apporte dans le cœur : « Toutes ces choses sont simplement comme elles sont, cela n’aurait aucun sens de vivre dans l’aversion ».

« Que tous soient bien. Que je sois bien ».

On continue à étendre cet amour bienveillant à tout le continent, à tous les pays qui entourent la Méditerranée. A tous les êtres, grands ou petits.

Permettre encore d’étendre cela à tout l’hémisphère.

On revient un instant à soi et on se souhaite d’être bien, d’être libre de toute confusion. « Que tous les autres êtres soient bien. Que tous les êtres sur toute cette planète soient bien. Tous les êtres, grands ou petits. »

Et au-delà : perception du système solaire, des galaxies et de l'univers … des êtres grands ou petits … visibles ou invisibles … ceux que l’on croit aimer, ceux que l’on croit ne pas aimer … à travers tout le temps et l’espace … ceux qui sont nés et ceux qui vont naître : « Que tous les êtres soient en paix ».

Si des idées ou des pensées vous traversent, soyez-en simplement conscient.

« Que je sois bien. Que les autres soient bien ».

On revient doucement à ce moment et à ce lieu, à ce qui se passe ici, dans cette pièce. Nous sommes conscients de ce que nous venons de vivre et nous nous reposons dans cette conscience. « Que je sois bien. Que les autres soient bien. Sans exception, sans limites ».

La méditation en marchant

Mettā signifie, à la base, ne pas vivre dans l’aversion. Eprouver du mettā pour soi comme pour les autres, c’est être bon, ce n’est pas de l’égoïsme. Le Bouddha pratiquait cette méditation le matin en marchant.

La méditation en marchant, c’est simplement une posture différente, pas une technique différente. Bien sûr, quand on marche on fait certaines choses différemment. Peu de gens s’intéressent à leurs plantes de pieds quand ils sont assis en méditation, alors que certaines personnes aiment pratiquer la méditation marchée en portant toute leur attention sur la plante des pieds ! Mais cela n’est pas nécessaire, ce n’est pas une technique indispensable quand on médite en marchant. Donc on peut pratiquer mettā en marchant ; on peut pratiquer anapanasatī, l’attention au souffle, en marchant ; on peut pratiquer l’attention au corps, la visualisation des différentes parties du corps, en marchant. Une des premières instructions que m’a données Ajahn Chah était : « Quand tu médites en marchant, imagine que tu laisses une partie de ton corps à chaque fois que tu arrives à un bout du chemin ». Comme la peau d’une orange qu’on laisserait tomber d’ici et de là.

Je dis cela parce que souvent les gens pensent que la méditation en marchant est différente mais ce n’est pas le cas.

Je recommande, pour cette pratique, de faire particulièrement attention au moment de tourner. J’ai trouvé que j’avais plus de douleurs aux genoux dues à la méditation en marchant qu’à l’assise, contrairement à ce que l’on croit généralement. C’est quand on fait demi-tour sans être attentif que l’on développe ces douleurs.

Trouvez donc un sentier d’une vingtaine de mètres, 20 ou 25 pas et puis prenez conscience du sentiment que l’on a, souvent, de vouloir atteindre un but — en l’occurrence, le bout du chemin. Marchez plutôt avec la conscience de « juste - cet - instant - présent ». Et quand on arrive au bout du chemin, bien sûr, on en est conscient, on s’arrête et on tourne mais on ne se fixe pas sur le bout du chemin comme sur un but à atteindre. Chaque pas est important. C’est une bonne pratique pour la vie quotidienne, parce que nous nous déplaçons constamment d’un endroit à un autre et il est bon d’être conscient de là où on est, au lieu de se fixer uniquement sur là où on veut arriver.

Le repas

D’ici un petit quart d’heure, ce sera l’heure du repas. Peut-être pourrions-nous parler un peu de cela, de cette « transformation ». D’autant que je me suis laissé dire que la nourriture est importante en France ! Comme vous le savez peut-être, les règles des moines ne leur donnent pas le droit de préparer ni de garder de la nourriture. Si on me demande ce que je mange, je réponds que je suis végétarien, pas tant parce que je pense que ce que l’on ingère est terriblement important ou par souci exagéré des animaux mais plutôt à cause des êtres humains qui gagnent leur vie aux dépens des animaux.

De nos jours, pour commercer dans ce domaine, il faut être totalement inconscient des conséquences de ses actes. Une des façons fallacieuses de gagner sa vie, c’est précisément d’exploiter les animaux. Je ne voudrais donc pas que quiconque profite de ce commerce et continue à prospérer ainsi, je préfèrerais que ces personnes trouvent une autre façon de gagner leur vie. Je pense que la plupart de ceux qui travaillent dans cette branche le font par peur, peur de ne pas avoir de nourriture sur leur table, peur de ne pas avoir assez d’argent pour vivre … S’ils pouvaient se libérer de cette peur, ce serait bien ; s’ils pouvaient trouver un autre commerce pour vivre, ce serait merveilleux.

C’est pour cela que je suis végétarien — et même végétalien, si j’ai le choix — mais je sais qu’il n’est pas facile de cuisiner ainsi, sans œufs ni laitages. Bien sûr, si je suis en tudong (voyage à pied) et que je mendie ma nourriture, j’accepte ce que l’on me donne, tout simplement.

Nous, les moines, nous avons une phrase spéciale pour formuler une intention par rapport à la nourriture : « En réfléchissant sagement, j’utilise la nourriture qui m’a été offerte. Pas pour l’amusement, pas pour le plaisir, pas pour embellir, seulement pour maintenir et nourrir ce corps ». Pour soulager la faim sans manger trop, pour que je continue à vivre de manière irréprochable et en paix.

Donc, la nourriture qui me sera offerte aujourd’hui, je l’accepte avec joie. Je vais la mettre dans mon bol et aller la manger en silence. Le bol symbolise la tête du Bouddha, c’est pourquoi nous le gardons précieusement. Ce bol accepte tout ce qui lui est donné.

De votre côté, je vous propose de garder le silence pendant le repas et d’en profiter pour observer votre attitude par rapport à la nourriture : les « j’aime ceci » et « je n’aime pas cela », la façon dont le mental s’agite sur ces questions. Gardez votre attention à l’intérieur. Quand vous mangez, voyez le jeu des sens. Voyez que cette chose qui est là, sur le plat et qui n’est pas vous, quand vous la mangez, elle devient vous. Mais devient-elle vraiment vous ou vôtre ? Si oui, quand cesse-t-elle d’être vous ou vôtre ? … Utilisez la nourriture pour voir comment vous percevez votre sentiment d’être un « moi », d’être quelqu’un. A quel moment la nourriture vous nourrit-elle et à quel moment nourrit-elle votre sentiment d’exister ?

On m’a dit que la nourriture était précieuse et même sacrée, ici ! Alors soyez très, très attentifs au moment de manger, c’est une occasion de développer la sagesse. Les couleurs, les formes, les goûts, les sensations dans la bouche … et puis j’avale ! A quel moment la nourriture commence-t-elle à m’appartenir ? A quel moment devient-elle moi ?

Après-midi du samedi 12 novembre 2005

Installez-vous confortablement. Prenez conscience que vous vous souhaitez sincèrement d’être bien. Mettez de côté tout souci, toute inquiétude par rapport à la qualité de votre pratique. Nous sommes ici et maintenant, indépendamment des conditions.

J’ai parlé ce matin de liberté par rapport à la colère et à la mauvaise volonté, à l’anxiété et à l’hostilité. Toutes ces émotions portent en elles un sentiment de « trop », elles nous envahissent. Maintenant je voudrais que nous considérions le sentiment opposé, l’impression de manquer, de ne pas avoir assez et de vouloir plus. La pratique principale pour rééquilibrer ce type de situation est la générosité. Le Bouddha a dit que si nous connaissions la valeur de la générosité, nous ne laisserions jamais passer un repas sans offrir quelque chose. Cette façon de voir se retrouve encore aujourd’hui quand nous sommes assis autour d’une table et que nous nous passons les plats les uns aux autres — cette convivialité par opposition à manger seul dans son coin.

Toutes les formes de générosité sont louées par le Bouddha. Etre généreux signifie que l’on a le sentiment d’avoir assez et de pouvoir donner sans rien attendre en retour. Il n’y a rien à acheter ou à marchander, tout est … donné ! Que la personne qui reçoit apprécie ou pas ce qui lui est offert n’est pas important, l’important est de donner. Il est certain qu’il est bon aussi d’être attentif à la façon de donner, de choisir le bon moment et le bon endroit et d’offrir, si possible, un objet approprié qui va être utile ou apprécié — tout cela ajoutera à la qualité du don. Toutes les formes de générosité sont dignes de louange. En Thaïlande, les parents enseignent à leurs enfants à toujours offrir quelque chose, même de toutes petites choses. L’important n’est pas de savoir si nous avons suffisamment pour offrir aux autres ; ce n’est pas la quantité qui compte mais le geste d’offrande.

Donner, cela concerne évidemment les choses matérielles comme l’argent — il est bon de pratiquer le don d’argent, ce n’est pas négligeable et cela peut aider énormément — mais on peut aussi être généreux de son temps et de son énergie. Tellement de gens se réfugient derrière la formule : « Je n’ai pas assez de temps ». Donnez-le ! Offrez-le ! Plus vous pratiquez cette générosité, plus se créent des liens d’entraide.

Mais la première personne à bénéficier de cette générosité sera vous. La simple idée d’envisager d’offrir quelque chose met le cœur dans un espace d’amour et au moment où l’on donne, le cœur se retrouve en lien avec l’autre. A ce moment-là, on sent que l’on a assez pour donner. On pratique le sentiment d’être à l’aise, d’avoir suffisamment. On se libère du sentiment de besoin, de l’avidité. Ainsi donner aussi souvent que l’on en a l’occasion est d’une très grande aide. Et quand on se souvient de ces offrandes, le souvenir lui-même apporte encore de la joie, la joie d’avoir pu aider, d’avoir apporté quelque chose à d’autres — cela nous enrichit.

Il faut permettre aux bénédictions que les gestes de générosité ont engendré dans notre vie de nous soutenir et de nous aider à avancer sur le chemin, surtout dans les moments où l’on croit que l’on n’a pas droit au bonheur. Vous connaissez ces statues qui représentent le Bouddha pointant son doigt vers la terre ? Il a fait ce geste juste au moment de son Eveil. Bien sûr, à l’époque il n’y avait pas d’appareils photo pour en témoigner — pas de statues, non plus, d’ailleurs ! (Ce n’est que lorsque le Bouddhisme est arrivé en Asie Mineure avec les armées d’Alexandre le Grand que les Grecs ont façonné les premières statues du Bouddha. Je dis toujours que les statues des Grecs ont été la première influence occidentale sur le Bouddhisme !) Aujourd’hui, il existe de nombreuses statues du Bouddha et nous avons donné une interprétation à certaines des représentations, aux gestes des mains, etc. En ce qui concerne ce geste du doigt pointé vers la terre, le vajra asana, que le Bouddha a fait lors de son Eveil sous l’arbre de la Bodhi à Bodh-gayā, en Inde, il a une histoire. Au moment précis où toutes les armées de Mara, les forces de la confusion et de l’illusion, se sont précipitées sur le Bouddha en lui disant : « Quel droit as-tu de t’éveiller ? Tu es seul, tout le monde t’a abandonné », le Bouddha a touché la terre et l’a prise à témoin de toutes les bonnes actions de ses vies antérieures et de toutes les bénédictions ainsi engendrées. Alors la déesse de la terre est apparue et elle a essoré sa chevelure. (Il faut savoir que dans le Bouddhisme on dédie le fruit de ses bonnes actions en versant de l’eau sur la terre et l’eau dans les cheveux de la déesse correspondait aux offrandes liées aux bonnes actions passées du Bouddha.) Il y avait tellement d’eau dans sa chevelure que le flot emporta au loin toutes les armées de Mara. Cela signifie que les humains ont droit à l’Eveil. Les bénédictions générées lors d’une vie humaine donnent droit aux êtres humains à réaliser la Libération ultime. Une naissance humaine est le meilleur moyen de réaliser le Nirvana. Le monde des humains est le plus puissant pour ce qui concerne la possibilité de créer du karma et le karma le plus merveilleux que l’on puisse créer, c’est le karma qui mène à la fin de tous les karmas — ce qui nous amène à la pratique du Noble Octuple Sentier.

Les êtres humains sont les mieux placés pour y parvenir. Ce n’est pas si facile pour les animaux. Il est vrai que certains animaux sont capables d’une immense générosité, notamment ceux qui sont entraînés à aider les humains, comme les chiens qui guident des aveugles, mais ce n’est pas très facile. En ce qui concerne les dieux, il y a beaucoup de dieux dans le Bouddhisme mais ils ne sont pas très concernés par la création de karma ; la vie est si facile pour eux ! Tandis que nous, les humains, nous avons juste assez de contact avec dukkha, la souffrance, pour la comprendre pleinement. Une vie humaine est une grande bénédiction car elle nous permet d’engendrer davantage de bénédictions. Et la générosité est une manière extrêmement bénéfique d’engendrer des bénédictions, en particulier pour soi. Comme je l’ai dit, la pratique du « don » de l’attention est très profitable mais si on n’a pas l’habitude de donner, on aura du mal à « donner » de l’attention dans notre pratique de la méditation.

QUESTION : Comment faire preuve de générosité ou de bienveillance envers des personnes avec qui nous avons des relations difficiles, des « ennemis » ?

Nos ennemis aimeraient que nous soyons laids, que nous soyons malades, que nous ne réussissions pas ce que nous entreprenons, que nous ne soyons pas respectés et que nous finissions mal. Or, quand vous êtes en colère, vous leur donnez le plaisir d’être exactement comme cela. Si vous voulez transformer vous ennemis en amis, commencez par ne pas leur donner ce qu’ils attendent ! Je ne dis pas que ce soit facile mais il est bon de considérer les choses sous cet angle. L’important est de ne pas vivre dans l’aversion.

QUESTION : Est-ce que ce concept se rapproche du « tendre l’autre joue » enseigné dans le Christianisme ?

Je ne suis pas capable d’enseigner le Christianisme et je ne suis pas très sûr de ce que cette expression signifie en termes chrétiens.

QUESTION : C’est l’idée d’aimer ses ennemis.

Je ne voudrais pas que vous croyiez qu’être un bon Bouddhiste signifie laisser les autres faire ce qu’ils veulent de vous. Ce n’est d’ailleurs pas forcément être bon envers eux que de les laisser agir ainsi. Il y a toujours la possibilité, sans vivre dans l’aversion, de ne pas non plus se soumettre à toutes les attentes des autres. Certaines personnes se disent : « Je dois être un bon Bouddhiste et les laisser faire ce qu’ils veulent » mais ce n’est pas nécessairement l’attitude juste. Ne pas être dans l’aversion mais garder une conscience claire de ce qui est juste et les aider ainsi à ne pas agir mal envers vous. Si quelqu’un fait quelque chose de mal, il faut être capable de le lui montrer, de le corriger. Lui montrer que ce n’est pas juste est une façon de l’encourager à être meilleur.

QUESTION : Diriez-vous que la bienveillance commence par soi-même ?

Je ne peux imaginer qu’il en soit autrement ... Je crois que certaines personnes doivent commencer par offrir cette bienveillance à des gens qu’ils aiment et respectent déjà profondément. Mais, en réalité, cela revient toujours à soi.

QUESTION : Il est dit dans les textes qu’il est très difficile d’avoir une naissance humaine. Mais si nous naissons pour nous libérer de tous nos karmas passés, étant donné qu’il y a tant de névroses sur terre, pourquoi serait-il si difficile de se réincarner en êtres humains ?

Qu’est-ce qu’un être humain ? En Thaïlande, on souligne parfois la différence entre un animal humain et un être humain. L’être humain est celui qui suit les Cinq Préceptes. Les autres sont des animaux humains … car nous avons beaucoup en commun avec les animaux !

Un être humain est quelqu’un qui souhaite sincèrement se former, évoluer, changer. Ce sont les humains qui sont le plus aptes à ce travail. Les animaux peuvent le faire aussi mais seulement jusqu’à un certain point. Les humains sont particulièrement aptes à évoluer. Les Cinq Préceptes permettent à une société saine d’exister. Dans la société, il y a un parallèle très clair entre le niveau de non-respect des Préceptes et le niveau de dégradation, de dégénérescence. C’est très visible en temps de guerre : on tue, on triche, on vole, on viole, on se soûle — tous les préceptes sont bafoués. En fait, la plupart des lois essaient de protéger ces préceptes, d’une certaine manière.

QUESTION : Diriez-vous alors que la vie humaine est précieuse seulement si elle est consacrée au Dhamma ?

Il est toujours possible que les choses changent. Voyez l’exemple d’Angulimala. C’était un bandit qui vivait à l’époque du Bouddha et qui avait tué 999 personnes. Pourtant il est devenu disciple du Bouddha et a atteint l’Eveil. Mais ne tuez pas vos parents, c’est très mauvais ! Ne tuez pas non plus un Etre Eveillé, ne faites pas de mal à une nonne et ne blessez pas un Bouddha. Ces actions-là mènent tout droit à l’enfer et il est difficile d’en sortir … même si tout est impermanent, bien sûr !

QUESTION : Si nous ne devons pas blesser un Bouddha, nous ne devrions blesser personne puisque tout le monde est un Bouddha.

C’est bien, croyez-le ! Vous pouvez prendre ces instructions comme vous voulez. Ce dont je viens de parler ce sont les « cinq plus horribles crimes » mais vous pouvez aussi les interpréter sur un plan psychologique. Ici, l’idée importante est de ne pas renier nos parents, ceux qui nous ont donné cette forme et tous ceux qui les ont précédés. Mais ne blessez pas non plus votre claire conscience, ne tuez pas « ce qui sait » en vous, l’Etre Eveillé potentiel. Oui, on peut aussi l’interpréter ainsi.

Quelle que soit la façon dont vous utilisez tous ces enseignements, vous générez des bénédictions dans votre vie — dans la mesure où vous ne les utilisez pas comme des armes pour attaquer les autres ou vous-mêmes !

* * * * * *

Quelle que soit votre pratique de méditation, soyez généreux de votre attention. Donnez-la, offrez-la de tout votre cœur, avec générosité.

Nous avons parlé de mettā, la bienveillance, et de son importance quand nous voulons nous libérer de la colère, de la mauvaise volonté, de l’anxiété et de l’hostilité. Nous avons parlé de l’exercice qui consiste à rayonner mettā envers soi et envers les autres.

J’ai aussi parlé de la générosité, de la façon dont la générosité nous libère de tout sentiment de besoin ou manque et de l’avidité.

L’importance de la générosité nous amène à enchaîner avec karunā, la compassion. Karunā décrit l’élan qui nous pousse à alléger la souffrance que nous voyons chez les autres — et chez nous-mêmes, bien sûr. L’attention bienveillante est un moyen excellent d’alléger la souffrance, cette « offrande de l’attention ».

A son tour, karunā entraîne et est liée à un sentiment de joie, muditā, se réjouir de ce qui est bien et bon. C’est la conscience, la claire vision de ce qui est bien. C’est un sentiment, une émotion, très utile. On dit parfois que les Bouddhistes n’ont pas d’émotions. Mais il y a la gentillesse, la compassion et la joie qui nous motivent et en cela elles sont extrêmement utiles. Muditā, c’est savoir apprécier et se réjouir des bonnes choses chez les autres mais aussi chez soi. Apprécier la chance d’être né humain, par exemple ; la bonté que nous avons pu générer dans notre vie. Et quand nous n’en sommes pas capables, accepter les limites, supporter les choses telles qu’elles se présentent en faisant preuve de patience et de sérénité, upekkhā.

Mettā, karunā, muditā, upekkhā. Je trouve très utile de réfléchir à ces thèmes.

Mettā ne nécessite pas de réflexion particulière, il s’agit simplement de rayonner cette bienveillance avec le coeur. Si, pendant votre méditation mettā, vous ne faites que cela, si vous n’avez aucune vision particulièrement pénétrante, vous renaîtrez dans le monde du rayonnement infini.

On dit aussi que si l’on pratique karunā sans autre compréhension particulière, on renaît dans le monde de l’espace infini où tout, absolument tout, est possible.

Si on pratique muditā, la joie, le fait de se réjouir du bien et du bon, de l’apprécier — on l’appelle parfois la joie née de l’empathie avec le bonheur des autres — on va renaître dans le monde de la conscience infinie qui est lié à la conscience de tout ce qui est bon et bien.

Si on pratique upekkhā, la sérénité, l’équanimité, la renaissance se fera dans le monde de la vacuité.

Je ne suggère pas que vous pratiquiez pour renaître dans ces mondes, mais je pense qu’il est bon de réfléchir à ces choses-là. Cela montre que nous nous souhaitons vraiment la plus grande des bénédictions : l’inébranlable délivrance du cœur, un sentiment de bonheur, de bien-être, indépendant de toutes les conditions. C’est la fin de toutes les conditions, la liberté par rapport à toutes les formes de confusion, à la peur et l’angoisse, au sentiment d’être accablé ou écrasé, au besoin et au manque. Telle est l’aspiration de notre cœur.

Certains disent que les Bouddhistes de devraient pas désirer quoi que ce soit mais je crois qu’ils ne comprennent pas bien. Il est vrai que tanhā, le désir avide, la soif d’avoir ou d’être, n’est pas juste mais chanda, qui est un terme plus vaste, inclut l’aspiration. Quand on aspire à quelque chose, il faut d’abord sentir que l’on a ce qu’il faut pour y parvenir : « Je peux le faire, je peux aspirer à cela. C’est possible parce que j’ai assez. » Par contre, quand on croit que l’on n’a pas assez, on se dit qu’on ne peut pas y arriver, parce que l’aspiration vient d’un sentiment de manque : « J’ai besoin de ceci ou de cela de façon à atteindre mon but ». Il y a de l’angoisse derrière ce manque. Quand on est satisfait de ce que l’on a, que l’on ressent une plénitude, on envisage la situation différemment : « J’aspire à cela et, si c’est possible, j’y parviendrai ».

Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’assembler un radeau. Un radeau est fait de toutes sortes de pièces que l’on assemble et puis on le lance à l’eau en pagayant avec les mains et les pieds. On n’a pas besoin d’un grand bateau pour faire la traversée, un radeau suffit. Quant aux pièces de ce radeau, nous les trouvons dans ce corps et ce mental ici et maintenant. Sachons que nous avons cela à notre disposition ; alors, si l’aspiration est là, nous pourrons faire l’effort nécessaire : associer chanda (la saine aspiration) à viriya (l’effort juste) et puis se souvenir de notre but et bien le garder à l’esprit avec citta, la conscience, le cœur-esprit. Ensuite il y a vīmamsā, la réflexion juste, la sagesse, qui va nous permettre d’y parvenir.

De nos jours, pour réussir dans le monde du travail, il faut avoir un bon CV. Pour réussir dans le Bouddhisme il faut : chanda, viriya, citta et vīmamsā. Mais vous les avez ! Vous avez un bon CV.

QUESTION : J’ai le sentiment que plus on pratique, plus le karma s’accélère, plus on doit avoir confiance dans le Bouddha.

Etre prêt à supporter les situations quelles qu’elles soient, même l’insupportable. Il est certain qu’avec la pratique, quand on s’assoit et qu’on se pose, les choses nous rattrapent. Même si on ne s’arrête que cinq minutes, tous les derniers événements nous reviennent à l’esprit.

Ceci me rappelle l’histoire du bandit Angulimala. Un jour, il a vu le Bouddha devant lui et il a voulu l’attaquer. Etant très grand et très fort, il aurait pu le rattraper rapidement mais le Bouddha, en utilisant ses pouvoirs psychiques, l’en a empêché. Angulimala a fini par crier au Bouddha : « Arrête-toi ! » et le Bouddha a répondu : « Je me suis déjà arrêté. A toi de le faire maintenant ».

Cet « arrêt » permet de mettre un terme aux choses. Parfois, comme Ajahn Sumedho, on appelle cela de la compassion : permettre aux choses de cesser. En finir avec les choses a quelque chose d’apaisant.« Il n’y a plus rien à faire, j’ai vécu la vie sainte » — c’est ainsi que parlent les Etres Eveillés. A ce moment-là, toutes les questions métaphysiques, la réincarnation, etc., n’ont plus aucune importance.

Mais d’abord, il faut être prêt à supporter. La patience est l’austérité suprême, c’est la vertu par excellence qui permet de dépasser les empêchements et d’éliminer les souillures du mental. Il s’agit de trouver l’équilibre entre patience et sérénité. Upekkha, la sérénité, c’est aussi être prêt à accepter ses limites — « Voilà ce que je peux faire aujourd’hui, en cet instant » — et puis « donner » toute son attention. Si, en plus de cela, je peux agir et me comporter gentiment, c’est bien ; si je peux faire preuve de compassion, c’est bien ; si je peux ressentir de la joie, c’est bien ; mais si ce n’est pas le cas, je peux au moins être patient et serein et accepter mes limites du moment. Le Bouddha lui-même ne pouvait pas tout faire.

QUESTION : Devrions-nous avoir de la bienveillance pour tout le monde ?

Le mot « devoir » pose problème. Ce n’est pas ainsi que cela se passe. S’il s’agit d’un sentiment d’obligation, il y a déjà de l’aversion au départ. Prenez-en conscience.

Ayez de la bienveillance envers les personnes que vous aimez et arrêtez-vous là, dans un premier temps, plutôt que vous forcer et donc engendrer de l’aversion. Mais il faut comprendre que rayonner de la bienveillance envers soi et les autres ne signifie pas s’aimer ou aimer les autres. C’est être conscient qu’au plus profond de soi on souhaite être bien et, partageant ce souhait avec tous les êtres, on peut leur souhaiter la même chose. Avant tout, mettā signifie ne pas vivre dans l’aversion par rapport à soi et aux autres. Il peut y avoir des choses que je n’aime pas en moi mais, avec mettā, je choisis de ne pas les détester. Ce n’est pas agréable de vivre dans l’aversion, n’est-ce pas ?

QUESTION : Peut-on dire que la vision pénétrante de vipassanā se conjugue avec l’amour et la compassion pour nous diriger vers l’Eveil ?

Vipassanā c’est la vision claire et pénétrante, c’est-à-dire prendre la pleine mesure de l’incertitude — c’est le mot qu’emploie Ajahn Chah pour anicca, l’impermanence —, avoir une compréhension claire de dukkha, la souffrance et avoir une compréhension claire de anattā, le non-soi. La vision claire de ces trois caractéristiques de l’existence est une chose qui se révèle d’elle-même. Notre travail consiste à la cultiver, à la faire croître. C’est comme avec les plantes : on ne peut pas les faire pousser, cela se fait tout seul.

La clé de ce travail est sammāditthi, la vision juste, c’est-à-dire voir les choses telles qu’elles sont réellement. Quand cette vision est transcendée, on a la juste perception des Quatre Nobles Vérités. C’est la meilleure chose que vous puissiez souhaiter pour vous-mêmes et pour les autres.

QUESTION : Est-ce que cette vertu est liée à l’amour et la compassion ?

Cela se fait tout naturellement. Si on a sammāditthi, l’amour et la compassion sont présents. Mais il est vrai aussi que cultiver ces vertus de mettā, karunā, muditā et upekkhā aide à la croissance de sammāditthi.

QUESTION : La peur résulte-t-elle de l’aversion ?

La peur n’est pas mentionnée dans les trois « racines » des obstacles que sont l’avidité, la haine et l’illusion/ignorance. Par contre, elle est mentionnée dans le vinaya en tant que « moteur d’actions erronées ». Personnellement, j’ai beaucoup réfléchi à la question de la peur. C’est quelque chose qui est inextricablement lié à un sentiment de soi. Je la décris comme « de l’aversion projetée dans le futur » : je pense à une chose que je ne souhaite pas voir arriver dans l’avenir, une chose qui éveille de l’aversion en moi, alors j’éprouve de la peur maintenant. C’est ainsi que je vois la peur liée à l’aversion. La peur est une forme compliquée de l’aversion.

QUESTION : L’aversion vis-à-vis des autres résulte-t-elle d’une aversion vis-à-vis de soi ?

Il est vrai qu’on ne se fait pas du bien en ressentant de l’aversion pour les autres !

QUESTION : La solution est-elle de s’offrir du mettā à soi-même ?

Oui, bien sûr ! Quand on ressent du mettā envers soi, on n’a pas d’aversion pour les autres et on n’a pas peur non plus. Pratiquer mettā est effectivement l’une des façons connues de se libérer de la peur. C’est même une protection. Si on pratique mettā et silā, la bienveillance envers soi et tous les êtres et la pratique des vertus morales, des Préceptes, on est parfaitement protégé !

QUESTION : Mettā est donc l’antidote à la peur mais n’est-il pas nécessaire de voir les causes et les événements qui ont créé ces peurs qui sont de véritables freins à la démarche sur la Voie ?

On ne fait pas nécessairement l’expérience des résultats de toutes ses actions passées. La pratique des quatre Brahma Vihara est une façon de dissoudre le karma. Si vous faites le travail dont vous parlez, vous pourrez peut-être résoudre le karma passé mais cela ne vous mènera pas à la Libération. Pour la Libération, on a besoin de la vision juste, sammāditthi.

Vous vous dites prêt à chercher les causes cachées de vos peurs, à travailler en profondeur. Dans ce cas, plutôt que comprendre l’origine de ces peurs sur le plan du vécu, ce qui mènerait simplement à une absence de peur, utilisez plutôt cette énergie d’investigation pour vraiment comprendre dukkha, en connaître les causes, en réaliser la cessation et pour pratiquer l’Octuple Sentier — alors, si vous avancez avec continuité sur cette voie, la Libération est assurée.

Il est inutile de compliquer les choses. Si on connaît vraiment, si on a pleinement conscience d’une seule respiration … tout est là ! « Toute chose naît de l’attention ».

Soirée du samedi 12 novembre 2005

Offrande de la méditation

L’une des choses que l’on peut offrir aux autres, c’est la méditation. S’il vous arrive de ne pas avoir envie de méditer pour vous-mêmes, vous pouvez toujours méditer une petite demi-heure et dédier cette méditation à quelqu’un. Ce n’est pas une astuce, comme on pourrait le croire, c’est réel. Toute méditation est une offrande.

Je crois que la méditation est très importante. C’est se donner le temps, dans la vie, de prendre conscience de ce qui se passe. On dit aussi que c’est une forme d’offrande au Bouddha. C’est aussi une façon de remercier les maîtres qui nous ont donné leur enseignement en pratiquant ce qu’ils ont proposé et en le leur offrant. Est-ce que cela vous paraît juste ? Nous allons maintenant partager le silence.

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Nous avons parlé de la différence entre les animaux humains et les êtres humains, les êtres humains étant ceux qui suivent les Cinq Préceptes et les animaux humains étant ceux qui n’essaient même pas de les suivre. Ce à quoi nous aspirons, c’est à être « normaux », c’est-à-dire libres de la confusion mentale, de la haine et de l’avidité. Tant que nous ne sommes pas libérés de ces fléaux, nous sommes, en quelque sorte, malades. C’est pourquoi on dit du Bouddha qu’il est le « médecin suprême ».

Ainsi quand quelqu’un vous irrite, quand vous le voyez manifester de la colère, de l’avidité ou faire preuve d’une mauvaise compréhension, dites-vous simplement qu’il est malade. Quand quelqu’un est malade, quand on sait qu’il n’est pas bien dans sa tête, on ne prend pas ce qu’il dit trop au sérieux, n’est-ce pas ? Cela peut être assez difficile quand la personne se trouve dans une position hiérarchique supérieure à la nôtre mais si notre bonheur dépend des autres, il n’est pas complet. Pour être complet, il doit être indépendant des autres, inconditionnel. Si votre bonheur dépend de la victoire de votre équipe préférée ou des décisions que prend George Bush … imaginez un peu ! Prenons conscience que ce que nous désirons vraiment, c’est un bonheur qui ne dépende pas des conditions extérieures. Si nous attendons, pour être heureux, que les personnes se comportent selon nos désirs, nous risquons d’attendre longtemps !

Je connais une histoire qui n’est peut-être pas bouddhiste mais que j’aime bien. Si on est dans une barque, à ramer sur un lac, par exemple, et que quelqu’un, dans une autre barque, nous heurte, que ressentons-nous ? Il y a de fortes chances pour que l’on soit en colère, agacé parce que la personne n’a pas été attentive. Mais si cette barque qui nous heurte est vide, nous nous contentons de la repousser. Eh bien, selon moi, notre vie consiste à vider notre propre barque … En cas de collision, les autres ne trouveront personne, ils n’auront personne contre qui se mettre en colère !

J’aime l’idée que l’état de l’Etre Eveillé, de libération complète, soit simplement considéré comme un état de bonne santé mentale. Cela nous évite de nous prendre trop au sérieux et de croire qu’il est trop difficile d’y parvenir. Mais l’idée de santé mentale est relative, bien sûr. Qu’est-ce qu’être en parfaite santé mentale ?

Il est très important pour nous de prendre conscience des moments où nous sommes effectivement en pleine santé mentale — c’est-à-dire quand nous sommes libres de toute confusion mentale, de toute avidité et de toute aversion — puis apprécier, vraiment aimer, ces moments-là. Nous avons tendance à nous appesantir sur les moments difficiles ou, au contraire, les grands moments d’exaltation, tandis que la paix passe facilement inaperçue. Combien de fois dans la journée êtes-vous libre de toute confusion mentale, de toute avidité et de toute aversion — ne serait-ce que pendant quelques secondes ? Simplement en être conscient et l’apprécier.

QUESTION : Pour en revenir à la question de la colère, par exemple vis-à-vis d’un supérieur hiérarchique, quand on ne peut pas faire ou dire grand-chose au risque de perdre son travail. J’ai eu un maître qui disait qu’il n’y a rien à changer, qu’il suffit d’envoyer à la personne de l’amour bienveillant et de considérer qu’elle est malade. C’est ce que j’ai fait mais le temps passe et rien ne change. Les situations se répètent. N’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ?

Peut-être, effectivement, qu’il ne suffit pas de pratiquer mettā et de considérer que la personne est malade. Il faut aussi que quelque chose change en vous. Mettā doit s’accompagner de karunā et muditā. Contrairement à mettā, karunā se situe dans l’action ; il permet aux changements de se produire, tandis que mettā est plus passif, c’est simplement ne pas vivre dans l’aversion. Karunā étant plus actif, s’il y a la possibilité de soulager une souffrance, on peut effectivement agir. Par contre, on ne peut pas savoir à l’avance comment agir de façon juste dans une situation particulière, parce que l’attitude juste naît de la situation elle-même et dans l’instant.

Il est important, déjà, d’avoir de la compassion envers soi, d’être conscient de sa propre souffrance dans cette position de victime. Alors quand on est assis en méditation, on peut se poser la question : qu’est-ce qu’il serait juste de faire ? Vous n’obtiendrez pas forcément la réponse au cours de la méditation, mais peut-être que plus tard, quand vous serez dans la situation, vous trouverez les mots justes ou la chose à faire. A l’intérieur ou à l’extérieur, votre action témoignera de quelque chose et le cycle d’oppression pourra être brisé. Comme il s’agit d’une habitude, peut-être que le cycle ne se brisera pas immédiatement mais peut-être que les choses ne se répèteront pas aussi fort.

Rester dans un schéma d’habitudes est rarement une bonne chose. Quand on constate que l’on se retrouve toujours dans les mêmes situations, c’est signe que quelque chose qui devrait se produire ne se produit pas.

QUESTION : Vous avez parlé des Quatre Fondements de l’Attention : le corps, les sensations, l’esprit et les objets mentaux. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la différence entre l’esprit et les objets mentaux. Est-ce que l’esprit représente les humeurs, les états d’esprit, les émotions, les pensées et les objets mentaux sont les phénomènes extérieurs que nous percevons ?

Cittānupassanā, l’attention au mental, c’est être conscient de la « tonalité » de l’esprit : s’il est lumineux ou sombre, contracté ou détendu. On parle aussi de la « couleur » de l’esprit — comme voir le monde à travers des lunettes roses ! Les gens font l’expérience des choses de différentes manières, certains sont plus visuels, d’autres plus auditifs. L’important est la prise de conscience de son état d’esprit, notamment quand il est libre de toute confusion, aversion et avidité.

Dhammānupassanā, l’attention aux objets mentaux, commence par prendre conscience de nos obstacles. On peut déjà pratiquer dhammānusati, la contemplation des objets mentaux, notamment les Cinq Empêchements. Le premier est la sensualité et puis l’agitation, la torpeur, la haine et le doute. Voir ces empêchements, c’est autre chose que les ressentir dans son cœur-mental. Il est important aussi de voir que ces objets mentaux bougent, évoluent, ils sont soumis à anicca, l’impermanence. On termine habituellement cette contemplation avec celle de bojjhanga, les Sept Facteurs d’Eveil : l’attention, l’étude approfondie du Dhamma, l’effort, la joie, la concentration, la tranquillité et l’équanimité. Contempler ces sept facteurs est très agréable ! Si on compare l’Eveil à un animal, on peut dire que anga, ou bojjhanga, correspond à ses quatre pattes. La contemplation des facteurs d’Eveil est comme un tremplin vers la Libération.

QUESTION : Où se situent les pensées et les émotions dans les Quatre Fondements de l’Attention ?

Sañña sankhara, perceptions et habitudes — c’est ce qui correspond à ce que nous appelons « émotions » en Occident, parce que c’est souvent comme cela que les émotions apparaissent : elles sont le fruit de la perception et des habitudes. Il y a un contact sensoriel et puis une perception et ensuite un schéma d’habitudes qui nous entraîne. Il y a un mouvement. Dans le mot « émotion » on retrouve « motion », « mouvement ». Je pense que certaines émotions nous entraînent aussi vers la maturité et la santé retrouvée, comme les Quatre Demeures Divines. Ces émotions-là doivent être encouragées parce qu’elles nous conduisent vers quelque chose de positif. Quant aux autres, il faut leur permettre d’arriver à une fin. N’essayez pas de vous en débarrasser parce que ce serait un mouvement dans l’aversion et non dans la direction de mettā, karunā, muditā et upekkhā. Essayez plutôt le lâcher-prise, l’abandon.

QUESTION : N’est-il pas utile d’observer une pensée ou une émotion, avant qu’elle disparaisse, pour en comprendre le mécanisme ? Pour y voir l’intervention de l’ego, par exemple ?

Il est utile de la voir comme un dhamma, un objet mental sujet aux trois caractéristiques de la souffrance, de l’impermanence et du non-soi, tant dans le passé que dans le présent et dans l’avenir, que ce soit grossier ou subtil, agréable ou désagréable.

Il est utile aussi de contempler les cinq khanda, les cinq agrégats qui constituent le corps et le mental — c’est un autre dhammānussati.

Tout cela a l’air compliqué mais, souvenez-vous : toute la connaissance est contenue dans une seule respiration ! Si vraiment on suit tout le chemin d’une respiration complète, c’est tellement utile ! Nous respirons et nous ne remarquons rien de tout ce que cela révèle. Quand l’air entre, des choses très étranges se produisent et puis quand il sort de notre système, il est complètement différent. Depuis des heures nous respirons l’air les uns des autres et nous ne l’avons même pas remarqué !

QUESTION : Comment savoir si nous progressons sur la voie spirituelle ?

Quand on ressent de la gratitude et de l’humilité, quand on ne se prend pas trop au sérieux … on est sur la bonne voie.

On ne peut pas faire pousser un arbre en tirant dessus. Mais on peut faire en sorte que le terrain sur lequel il pousse soit propice à sa croissance. Ensuite, on voit comment est son fruit et si les autres ont envie d’y goûter.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

La Liberté III

Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Ajahn Vajiro, du 11 au 13 novembre 2005, au « Refuge », Centre Bouddhique d’Etude et de Méditation.

Troisième jour :

Matinée du dimanche 13 novembre 2005

Nous avons parlé du fait de « donner », d’accorder de l’attention à ce qui nous entoure et à ce qui nous habite, ainsi que de l’attitude et l’intention qui sont derrière cette offrande d’attention, cette attitude qui consiste à offrir, sans chercher à gagner quoi que ce soit de la situation. La contrepartie de cette offrande, c’est la capacité à « recevoir » de la pratique de méditation que l’on a entreprise. Quand l’objet de méditation est la respiration, il s’agit de savoir recevoir la respiration, l’accueillir pleinement, en faire l’expérience totale. Voir ainsi que dans la méditation, il y a, d’une part, le don de l’attention et, d’autre part, un cadeau à recevoir de la pratique.

Par exemple, si on pratique l’attention à travers un « balayage » du corps, on « reçoit » des sensations physiques. De même, si on pratique l’attention au corps qui consiste à prendre conscience des 32 parties du corps et à les examiner l’une après l’autre — en particulier les cheveux, les poils, les dents, les ongles et la peau — l’intérêt est de « recevoir » profondément tout ce qui émerge de cette observation.

Il y a deux termes palis pour parler des formes de méditation : vitakka et vicāra. Vitakka consiste à choisir un objet de méditation et s’en saisir, tandis que vicāra correspond à tenir cet objet en main, l’examiner et le ressentir pleinement. C’est un travail de la pensée mais on laisse aussi émerger de l’intérieur ce qui vient, on « reçoit ». Cela correspond aux termes que j’ai employés : donner et recevoir. C’est la même chose. L’idée de recevoir les choses telles qu’elles sont, sans souhaiter qu’elles soient autrement et la capacité de supporter ces choses, si nécessaire.

Je me souviens qu’en Thaïlande les moustiques me mettaient très en colère, alors qu’en fait ils étaient supportables. En Occident, où il n’y a que peu d’insectes, on est parfois terriblement agacé par une simple petite bête qui se pose sur le visage pendant la méditation. En réalité, c’est une chance quand ce genre de chose se produit, parce que cela nous oblige à être très clairs dans notre ressenti. Sachant que ce n’est pas dangereux, que sommes-nous capables de supporter ? Pouvons-nous simplement « recevoir » cet élément dans notre méditation ? Pratiquons avec les petites choses comme celles-ci, parce que la vie risque de devenir de plus en plus difficile avec l’âge ! ...

QUESTION : Pour quelle raison faut-il supporter ?

C’est un exercice d’endurance, pour apprendre à développer la patience dans une situation que l’on maîtrise et dans laquelle on se souhaite vraiment d’être bien. Un insecte qui se déplace sur le visage, ce n’est pas un poids très lourd à supporter, comparé à certaines situations de la vie — même si on a l’impression que c’est absolument in-sup-por-table !

Si on apprend à développer une capacité d’endurance dans les petites choses, on pourra supporter davantage dans la vie. Par contre, si on n’est pas capable de supporter les petits désagréments, on va avoir beaucoup de mal à survivre aux choses graves de la vie sur lesquelles on n’aura aucun contrôle. Le simple fait de se souvenir que l’on a été capable de supporter des moments difficiles, de savoir que ce que nous considérions comme insupportable a pu être supporté, va nous aider au moment où quelque chose d’apparemment insupportable va nous arriver dans la vie car nous aurons fait l’expérience d’un sentiment semblable qui a évolué et s’est transformé. « Ce n’est pas sûr. Tout est incertain, anicca. Tout peut changer ». On peut se détendre dans ce dhamma. La limite de ce que l’on croyait impossible va se déplacer.

C’est très beau de se trouver à la limite de sa perception — même si c’est un peu effrayant aussi.

QUESTION : Est-ce aussi une façon d’échapper aux schémas habituels d’attraction - répulsion ?

Pas pour y échapper mais pour ne pas se laisser influencer, gouverner par eux. On est conscient de ce que les choses sont vraiment, de ce qu’une sensation est vraiment. Les sensations révèlent leur véritable nature : elles sont impermanentes, elles créent une tension, elles n’ont rien de personnel et ne peuvent donc pas être sous notre contrôle.

Quand le cœur-mental permet que les choses nous soient révélées ainsi, toute notre attitude vis-à-vis de ces choses-là change. Soudain vous pouvez supporter facilement le passage d’un insecte sur le visage ou la piqûre d’un moustique.

QUESTION : Jusqu’où aller dans cette attitude d’endurance, cette non-réaction à la douleur ? Quel est l’intérêt de se laisser piquer par une abeille, par exemple ?

J’ai entendu parler d’un Tibétain qui est resté de longues années à être torturé en prison et dont la plus grande peur était d’en venir un jour à détester ses bourreaux. C’était un peu plus dur à supporter que la piqûre d’un insecte.

Il y a aussi des moines qui se sont fait mordre par un scorpion pendant qu’ils faisaient les récitations (chanting) et cela ne les a pas arrêtés. Ces choses-là sont relativement faciles à supporter. Par contre, je ne vous encouragerais pas à subir sans rien dire une douleur interne, un genou qui fait trop mal, un problème physiologique, parce que l’on peut causer de véritables dégâts à son corps à vouloir endurer certaines choses. Mais un insecte qui chatouille ou qui pique, c’est très supportable … si l’on peut ! Si on ne peut pas, on ne peut pas — mais c’est bien de le savoir.Matinée du dimanche 13 novembre 2005

Etre libre de toute confusion mentale, c’est voir les choses telles qu’elles sont réellement. Ce n’est pas ainsi que nous les voyons habituellement. Nous aimons considérer les choses comme étant agréables, durables et personnelles. C’est ce que l’on appelle les « perversions » mais le mot est un peu fort. Personne n’a envie de croire qu’il est perverti. On peut aussi dire, de manière plus neutre, les « déformations ».

Ajahn Chah aimait bien amener les gens à cette limite dont nous avons parlé tout à l’heure, qui se situe au bord du connu, quand on est face à l’inconnu. A cet endroit, on connaît le doute, l’incertitude ; ce n’est pas particulièrement attrayant au premier abord mais, personnellement, je trouve cet espace de plus en plus attirant. Le doute est l’un de ces « empêchements », de ces obstacles qui nous lient mais c’est aussi un portail ; on peut le considérer comme un portail qui s’ouvre sur l’inconnu — si on est capable d’endurer le doute.

La question est : Qu’est-ce que je perçois véritablement en cet instant ? Suis-je en train d’évoluer dans mes habitudes en mettant des étiquettes partout, en recherchant le plaisir et le confort dans tout ce que je fais ? Ou bien suis-je capable de rester à la limite de la perception sans véritablement savoir ce que je perçois, ce qui se passe ? Est-ce que c’est un espace agréable ?

Non. C’est un lieu de peur.

Un lieu de peur, oui … Quand on ne sait pas ce qui va se passer, on a deux possibilités (peut-être plus, mais nous allons simplifier) : soit on décide que cela fait peur, soit on décide que c’est passionnant, que c’est un beau cadeau qui nous arrive, emballé dans cette situation inconnue. On n’a peut-être pas envie de savoir ce que cache l’emballage. Il peut être passionnant de ne pas savoir.

QUESTION : Que peut-on faire contre l’endormissement pendant la méditation ?

Le Bouddha a proposé dix solutions et la dernière est simplement d’aller se coucher avec l’intention de se réveiller vite. Sinon, les autres recommandations sont, par exemple, ouvrir les yeux, se tirer les oreilles, visualiser de la lumière, se rafraîchir le visage avec de l’eau, sortir regarder les étoiles, passer à la méditation en marchant … L’important est d’avoir la conscience de l’instant où vous basculez dans le sommeil. Bien sûr, c’est ce qui est le plus difficile !

Pour combattre l’endormissement et la torpeur, on recommande aussi de réfléchir à certains enseignements du Bouddha ou de réciter des listes comme les douze étapes de l’Interdépendance, les trente-sept bodhipakkhiya dhamma ou composants de l’Eveil, l’Octuple Sentier, les Quatre Noble Vérités, les Quatre Fondements de l’Attention, le nom des vingt-huit Bouddhas, ou encore de se remémorer les paroles d’un « chanting ». L’idée est d’utiliser délibérément les facultés mentales de la pensée et de la mémoire pour s’éveiller. Il y a aussi le petit truc qui consiste simplement à se poser une boîte d’allumettes sur la tête - si elle tombe parce que nous dodelinons du chef, nous nous réveillons aussitôt !

Souvent le problème est que l’on s’installe en méditation pour se calmer, pour se détendre et être bien … si bien que l’on s’endort !

Il est important d’avoir plaisir à méditer pour ne pas sombrer dans l’ennui. Mais parfois, s’endormir en méditation devient une habitude qui correspond à un désir d’oubli, de fuite. Ou bien, si on vit dans la colère, on peut vouloir tirer le rideau dessus pendant un moment ... Mais parfois il s’agit simplement d’une petite torpeur pendant la digestion !

QUESTION : L’état de « non-savoir » correspond-il au fait de percevoir des phénomènes intérieurs ou extérieurs avant que la pensée n’intervienne — jugements, concepts, etc. ?

C’est effectivement un espace qui se situe avant que la pensée s’éveille. C’est un peu comme se réveiller un matin dans un lieu inconnu. La première perception sera peut-être celle de la lumière et de l’obscurité, un début de forme. Ensuite, peut-être, l’idée d’une fenêtre et là vous commencez à sentir l’apparition de la pensée. Ensuite, il y a le sentiment de « moi dans cette pièce » et, enfin, toute l’histoire qui m’a fait arriver à cette pièce.

Donc la perception est présente avant la pensée. Quand on est assis en méditation, on peut surveiller les sens : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et l’esprit. Etre le gardien de ses sens, se poster juste au lieu de contact. C’est cela la limite, c’est là qu’il faut être.

QUESTION : Est-ce que l’état de « non-savoir » conjugué au calme mental et à la clarté d’esprit que nous cultivons dans la méditation conduisent à la réalisation naturelle des trois caractéristiques de l’existence : anicca, dukkha et anatta ?

Effectivement, c’est cela qui permet aux trois caractéristiques de se révéler.

Vous pouvez passer beaucoup de temps à penser à la façon dont fonctionnent les choses, dont apparaissent anicca, dukkha et anatta, mais cela ne fait qu’ajouter plus de doutes. Rien ne sera transformé à l’intérieur. Le Dhamma se révèle tout seul et il le fait à chaque instant.

QUESTION : J’ai l’impression que la réalisation de ces trois caractéristiques de l’existence est une porte d’accès au nibbana, même si ce n’est pas la Libération elle-même puisque le nibbana semble indescriptible et inconcevable.

Etre libre de toute confusion mentale, de toute avidité et de toute aversion. Selon moi, tel est le moyen « pratique » d’atteindre le nibbana. C’est comme cela que je décrirais la Réalisation.

C’est vrai qu’il est très difficile de décrire une chose qui est une absence — comme il serait difficile de décrire un éléphant qui ne serait pas présent !

QUESTION : Le fait de ne pas nommer, de ne pas mettre de mots sur la perception, aide-t-il à rester au bord de cette limite de la perception ?

Il y a des gens qui ne pensent pas avec des mots. Le « non-savoir » c’est rester sur le bord, avant le mot lui-même.

Il y a le fait de savoir et puis d’être conscient de la qualité de ce savoir et enfin savoir que l’on est conscient de ce savoir. Le processus retourne sur lui-même. Je n’essaie pas de compliquer les choses mais c’est ainsi que cela fonctionne. Il est bon de le savoir de façon à ne pas être prisonnier de l’habitude de ne pas savoir ce qui se passe en nous. L’habitude est aveugle et nous nous laissons guider par elle.

QUESTION : Le fait de « savoir » précède donc la perception ?

Oui. Savoir, être conscient de ce qui est, précède la perception et la pensée. Ce « savoir », cette conscience, c’est le Bouddha en nous qui connaît le Dhamma, c’est cette connaissance imminente, indépendante de tout objet de connaissance.Après-midi du dimanche 13 novembre 2005

Je voudrais parler des Cinq Préceptes. Quand on en a une compréhension claire et profonde, ils permettent, d’une part, de comprendre toute la question du karma que l’on crée et, d’autre part, ils sont une forme de protection dans la vie spirituelle.

Je sais que c’est difficile à dire en France, mais je voudrais insister sur l’importance du cinquième Précepte. La première fois que je me suis senti ivre, c’était en France ! J’étais petit garçon et on m’a servi du vin avec un peu d’eau, comme on fait ici pour les enfants mais ça m’a rendu ivre — et malade aussi, d’ailleurs !

De nos jours, c’est un fait acquis qu’une petite quantité d’alcool empêche de conduire correctement une voiture. Il n’en faut pas beaucoup pour que l’on ne soit plus parfaitement maître de ses réflexes, même si on ne se sent pas ivre du tout. Il est reconnu aujourd’hui que, dans cet état, on est un danger sur la route, pour soi et pour les autres.

Est-ce que vous conduisez souvent votre vie plus ou moins sous l’influence de l’alcool ?

De nombreuses décisions sont prises, dans le monde des affaires ou de la politique, autour d’une bonne table où les apéritifs et le vin coulent à flots. Avec une telle consommation d’alcool on ne serait pas autorisé à conduire mais on est autorisé à prendre des décisions qui concernent des milliers ou des millions de personnes ! Je trouve cela plutôt triste.

Si vraiment on est incapable de suivre ce précepte, je trouve important d’en être clairement conscient. Cela rejoint le quatrième précepte sur la parole juste. Mieux vaut être conscient que l’on n’a pas tenu le précepte et le reprendre en essayant de le tenir cette fois, que prétendre qu’on ne l’a pas enfreint et ajouter le mensonge au problème initial. Si c’est vraiment trop difficile, on peut aussi s’engager à ne suivre les Cinq Préceptes que certains jours particuliers et faire un effort à ce moment-là.

En ce qui concerne le quatrième Précepte, la parole juste — c’est-à-dire, notamment, s’abstenir de mentir — il est aussi important d’y voir très clair. Est-ce qu’on a menti ? Est-ce qu’on a tendance à mentir ? Est-ce qu’on est en train de mentir dans l’instant ? Ne pas se dire avec trop d’indulgence qu’on a parlé un peu vite, sans réfléchir ou qu’on a un peu exagéré mais être conscient qu’on n’a pas dit la vérité. Ce qui nous intéresse, c’est la vérité. Si on contrefait la vérité, indirectement on perd de sa force.

Le troisième Précepte concerne notre relation à cette énergie très puissante qu’est la sexualité — puissante au point d’être à l’origine de la vie humaine ! Quelle relation pouvons-nous avoir avec la sexualité pour qu’elle soit une bénédiction et non une cause de souffrance, de pouvoir ou d’abus ? Il n’y a rien de mal dans la sexualité, c’est au contraire très beau, mais quand elle n’est pas utilisée ainsi, elle peut causer énormément de souffrance.

Le second précepte, c’est prendre délibérément une chose qui ne nous a pas été offerte, tout en sachant qu’elle appartient à quelqu’un d’autre. Cela peut aller plus loin que le vol évident. Par exemple, tricher dans sa déclaration d’impôts : il y a une différence entre essayer de payer le moins d’impôts possible en utilisant toutes les ficelles légales et mentir sur les montants annoncés. Il y a aussi la question des logiciels … Oui, je sais que vous n’avez pas envie d’entendre cela mais je suis obligé de faire mon travail ! … Je ne sais pas si vous allez m’inviter à nouveau !!

Parfois nous n’avons pas conscience des conséquences de nos actes. Nous croyons bien faire et nous ne voyons pas que nous nous fourvoyons. Mon rôle, je crois, c’est justement de vous faire prendre conscience de ces choses. Il ne s’agit pas vous attaquer et encore moins de vous culpabiliser. Mais si je ne vous présentais pas une image claire de ce que signifient les Préceptes, j’aurais l’impression de ne pas vous donner une vision complète des choses et de vous priver d’outils de travail. Ensuite, vous êtes libre de décider de ce que vous voulez en faire, de ce que vous voulez travailler ou pas, au quotidien.

Souvenez-vous de tout cela, au moins quand vous venez dans ce lieu, pratiquer comme aujourd’hui : au moment où vous êtes assis en méditation, les Cinq Préceptes sont préservés ! C’est un exercice de prise de conscience.

Ces Préceptes sont un outil extrêmement utile pour nous aider à nous libérer de la confusion mentale, de l’avidité et de l’aversion. Si vous voulez être absolument sûr de ne jamais aller en enfer, l’un des moyens est d’observer les Préceptes car il est écrit que « les portes de l’enfer sont fermées à ceux qui observent les Cinq Préceptes » ! On a également plus de chances de renaître dans un corps humain. Par contre, le précepte qui concerne l’alcool est celui qui nous rapproche le plus du monde animal à cause de la désensibilisation qui se produit quand on est ivre.

QUESTION : Je pensais que le premier précepte, respecter la vie, était le plus important.

Ne tuez pas vos parents, c’est important, oui ! Mais si vous avez des parasites intestinaux, il va falloir les tuer. Si votre maison est infestée d’animaux ou d’insectes, il peut être nécessaire de tuer. Il est quasiment impossible d’éviter certaines formes de mort, même si vous êtes végétalien.

QUESTION : Je vais me faire l’avocat du diable, alors, et vous demander : si quelqu’un m’attaque, ai-je le droit de le tuer ?

Si vous tuez un être humain intentionnellement, il y aura des conséquences. Par exemple, la version monastique du premier précepte c’est aussi ne pas encourager quelqu’un à abréger la vie d’un être humain, sinon on perd automatiquement le statut de moine. C’est une offense très grave.

Quand les gens viennent au monastère demander une bénédiction à l’occasion de leur anniversaire, j’essaie de les persuader de prendre les Cinq Préceptes pour la journée pour leur éviter d’aller boire le soir ! Parfois ils rient et ils acceptent ! Quand on me demande de donner une bénédiction, je réponds : « La plus grande bénédiction que vous puissiez recevoir pour vous et pour les autres, c’est d’observer les Cinq Préceptes ».

En ce qui me concerne, je vois que les personnes en qui j’ai confiance sont des personnes qui observent les Cinq Préceptes. Il est moins facile de faire confiance à des gens qui ne les observent pas. Ils pourraient être ivres, me mentir, essayer de m’exploiter sexuellement, de me voler ou de me tuer !

Mais qui est la personne en laquelle on peut avoir le plus confiance ? … Soi-même ! C’est être généreux envers vous-même et les autres que de prendre et de garder les Cinq Préceptes.

QUESTION : Que dire de l’alcool comme remède ? Le vin rouge, par exemple, très symbolique et « bon » dans la religion chrétienne est recommandé pour lutter contre les problèmes de cœur ou la maladie d’Alzheimer. Pourquoi dire que toute consommation d’alcool est quelque chose de mal ?

Je n’ai jamais dit que c’était mal … Mais les gens qui disent que c’est bon pour le cœur oublient qu’il est encore meilleur de faire vingt minutes d’exercices quotidiens … même si c’est moins agréable au goût ! Je ne dis pas cela pour vous culpabiliser, seulement pour que les choses soient aussi claires que possible. Il vaut mieux être clair avec vous-même : savoir que vous avez effectivement enfreint un précepte et savoir pourquoi vous l’avez fait ; ainsi vous ne prétendez pas que vous respectez parfaitement les Préceptes et vous ne vous sentez pas coupable au fond. La culpabilité n’a rien de bon ­— le Bouddha n’en a jamais rien dit de bon — pas plus que le blâme. Ils ne font que renforcer le sentiment d’un « moi ». Par contre, ce qui protège le monde, c’est un honnête sentiment de honte par rapport au respect de soi et un état d’attention par rapport à ce qui est dangereux. Le Bouddha appelle cela les « gardiens » du monde. Par contre la culpabilité n’est jamais louée par le Bouddha, c’est quelque chose que l’on ajoute à une situation donnée. Etre simplement conscient de ce que l’on fait, « savoir ».

QUESTION : Je ne suis pas sûre que le Bouddha ait parlé des logiciels …

En fait, le précepte concernant le vol est la seconde des règles majeures des moines. Il y a quatre règles de ce type dont la transgression entraîne automatiquement la fin du statut de moine. La première concerne toute relation sexuelle ; la seconde concerne le vol sous toutes ses formes ; la troisième, raccourcir délibérément la vie d’un être humain ; la quatrième, prétendre avoir atteint un certain degré d’éveil ou de pouvoir sachant que ce n’est pas le cas. Si l’une de ces règles n’est pas respectée, je ne suis plus moine et je ne pourrai plus jamais le redevenir dans cette vie.

Donc, pour en revenir au second — concernant le vol et les logiciels ! — il inclut un nombre incroyable de détails sur le fait de priver qui que ce soit de quoi que ce soit, d’un revenu d’argent par exemple.

QUESTION : Je ne comprends pas pourquoi la chasteté est imposée aux moines et aux nonnes parce que la chasteté n’est pas un facteur d’Eveil. Une relation sexuelle saine et honnête ne porte pas préjudice comme le vol, le mensonge, etc.

Par définition, la vie d’un moine ne doit comporter aucune forme de relation sexuelle. Il suffit de savoir ce que l’on veut. Si j’ai envie de relations sexuelles, je renonce à l’état de moine. Il est très facile de quitter la vie de moine. Il suffit de dire à quelqu’un qui comprend ce que cela signifie : « Je ne veux plus être moine » et c’est fait ! Je n’ai pas besoin de la permission de quelqu’un d’autre et personne ne me blâmera pour cela. Alors, au lieu d’avoir une relation sexuelle pendant que je suis moine — ce qui me priverait de pouvoir redevenir moine plus tard — il suffit que je dise ces mots à quelqu’un qui en comprend toute la portée et puis j’abandonne l’état de moine. On peut faire cela au maximum sept fois dans sa vie, je crois.

La chasteté fait partie des Huit Préceptes — et bien sûr des 227 Préceptes du Vinaya pour les moines. Dès que l’on devient novice on prend les Huit Préceptes. On demande aussi aux laïcs qui vivent dans un monastère ou qui suivent des retraites assez longues et intensives, de prendre les Huit Préceptes et donc de respecter une chasteté complète pendant ce temps.

Quant à l’importance de la chasteté pour l’Eveil, on dit que les trois premières des quatre étapes qui mènent à l’Eveil suprême sont accessibles à tous mais qu’il faut être moine ou nonne pour accéder au 4ème niveau. Ceci dit, je connais l’histoire d’une femme qui, à l’âge de 7 ans avait déjà atteint le premier stade d’Eveil et qui était complètement réalisée à 16 ans. Ensuite elle s’est mariée et a eu de très nombreux enfants …

Les quatre étapes de l’Eveil sont :

1/ Sotāpanna : celui qui est entré dans le courant. Il est libéré de trois des Empêchements : le doute, la croyance en un « soi » et l’attachement aux rites et aux rituels.

2/ Sakadāgāmī : celui qui ne reviendra qu’une fois. Il n’a plus que de très faibles sentiments de désir et d’aversion.

3/ Anāgāmī : celui qui ne reviendra pas. Presque complètement réalisé, il trouve encore un certain délice dans les formes immatérielles et raffinées.

4/ Arhat : littéralement « l’émancipé », celui qui s’est libéré de tout et en particulier des attachements les plus subtils dans les domaines de l’agitation, de l’orgueil d’être et de l’ignorance.

QUESTION : Pouvez-vous nous parler de votre contact personnel avec Ajahn Chah ?

Je ne l’ai connu que vers la fin de sa vie. Je l’ai rencontré en 1977 en Angleterre et à nouveau quand il est revenu en 1979. A ce moment-là, j’étais déjà novice, anagarika. Il était extrêmement gentil. Il avait l’air à l’aise partout où il allait, il ne semblait jamais déplacé. Il m’a appris comment sécher un bol de moine. A une époque, j’étais chargé de laver son bol. Un jour il est venu vers moi et avec l’aide d’un moine qui traduisait — je ne savais pas parler thaï et il ne parlait pas anglais — il m’a montré comment prendre soin d’un bol. A cette époque Ajahn Sumedho était dans les parages. Ajahn Chah m’a dit : « Je t’apprends à prendre soin d’un bol et Ajahn Sumedho t’apprendra comment atteindre l’Eveil. »

Quand je suis arrivé en Thaïlande, Ajahn Chah venait de rentrer lui aussi.Quelqu’un est venu me chercher à l’aéroport et m’a accompagné là où se trouvait encore Ajahn Chah. C’était le matin et nous avons partagé le repas. Il s’est vraiment inquiété de savoir si j’avais assez à manger et si tout allait bien pour moi, alors que je n’étais qu’un jeune moine au bout de la file.

J’espérais être rapidement ordonné moine mais, suite à certaines circonstances, les choses ne se sont pas passées ainsi. J’étais bloqué en Thaïlande, je ne pouvais plus partir parce que je n’avais pas d’argent, alors je vivais au monastère et je pratiquais — c’est tout ! D’abord, j’étais anagārika, novice en blanc, ensuite sāmanera, novice en tenue de moine. Personne n’était resté sāmanera aussi longtemps que moi ! Nous étions quatre à nous préparer à être ordonnés moines. Il nous a fallu coudre nos robes, préparer la teinture et les teindre et puis apprendre certaines récitations par cœur. Quand tout a été prêt, nous avons essayé de demander à Ajahn Chah à quelle date il allait nous ordonner mais rien à faire ! Il ne voulait pas nous le dire !

Nous étions prêts depuis le mois de février et puis le temps a passé. Wesak est arrivé au mois de mai … toujours rien ! Nous allions régulièrement voir Ajahn Chah et nous lui demandions : « Quand allons-nous être ordonnés ? Nous sommes prêts. Nous avons nos robes, nous connaissons les ‘chantings’, nous savons ce qu’il y a à faire pendant la cérémonie. Cela fait un moment que nous attendons … ». Il ne voulait rien nous dire. Simplement : « Pas aujourd’hui » ! Et puis un après-midi, nous y sommes allés vers16 ou 17h — je crois qu’à ce moment-là aucun de nous ne souhaitait encore être moine ! — et Ajahn Chah a dit : « Allez balayer la salle ». Il n’y avait que quelques moines présents au monastère et ce soir-là, vers 19 ou 20h, dans l’obscurité, notre cérémonie a eu lieu. Il y avait un seul laïc présent et peut-être huit moines, pas plus et une seule personne pour faire le « chanting » formel alors qu’il faut normalement être deux.

C’était en 1980, juste le jour de mon 27ème anniversaire … Et nous sommes encore moines tous les quatre ! Les choses sont incertaines …

Quand il était prévu qu’Ajahn Chah vienne en Angleterre, il disait aux gens : « Si les causes et les conditions vont dans ce sens, j’irai en Angleterre ». Il laissait toujours planer un doute autour des choses. Si tout se passe bien, les choses se feront et sinon … c’est comme ça !

Alors, si on annonce haut et fort : « Je rentre à la maison ! » on doit savoir que peut-être, effectivement, on va rentrer mais peut-être pas. Si on dit : « J’ai l’intention de rentrer chez moi », on s’aperçoit que l’on est beaucoup plus proche de la vérité, de ce qui est. On s’habitue aussi à vivre avec l’incertitude. Le cœur grandit. Les choses sont plus vivantes.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org