Sangha de la forêt
Tradition bouddhiste Theravada d'Ajahn Chah


Ajahn Sumedho

Ajahn Sumedho est né à aux Etats-Unis en 1934. Après avoir passé 4 ans dans la Marine Américaine, il termine ses études à l'Université de Berkeley en Californie. En 1966, il part en Thaïlande pour étudier la méditation à Wat Mahathat à Bangkok.

Peu de temps après il est ordonné novice dans un monastère du Laos a Nong Khai et en 1967 il reçoit l'ordination de moine (bhikkhu).

Après avoir pratiqué seul pendant une année, il ressent la nécessité d'un maître. Par une rencontre fortuite avec un moine qui visite son monastère, il est amené à rencontrer Ajahn Chah et à pratiquer pendant dix ans sous sa direction dans la province de Ubon.

En 1975, Ajahn Sumedho à l'invitation d'Ajahn Chah établit Wat Pah Nanachat , monastère international de la forêt où les occidentaux peuvent suivrent la discipline monastique.

En 1977, il accompagne Ajahn Chah en Angleterre et s'y établit accompagné de trois autres moines.

En 1979, Ajahn Sumedho fonde Chithurst Monastery , un Monastère de la Forêt dans la tradition d'Ajahn Chah. Il est le chef spirituel de plusieurs monastères en Angleterre, en Italie, en Suisse ainsi qu'en Nouvelle Zélande et aux Etats-Unis. Il vit actuellement à Amaravati , un monastère de la Forêt qu'il établit en 1984.

Ajahn Sumedho reçoit le titre d'Upajjhaya en 1981, ce qui lui permet d'ordonner plus d'une centaine de moines de toute nationalité.

En 1992, il est le premier moine occidental à être honoré du titre ecclésiastique de Phra Sumedhachariya.

Ses enseignements sont simples et directs.

Ajahn Sumedho

Entretien sur le Dhamma

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Enseignements donnés lors d’une retraite au centre bouddhique « Le Refuge » du 23 au 25 avril 2004, incluant des questions/réponses.

La Conscience Intuitive

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Ce livre est un recueil d’enseignements donnés par Ajahn Sumedho lors de différentes retraites (plus particulièrement en 2001) dont les principaux participants étaient des moines et des nonnes. Ces exposés témoignent d’une conscience intuitive de l’enseignement du Bouddha, fruit de plus de trente-cinq années de pratique en tant que moine bouddhiste.

Les quatre Nobles Vérités

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Ce livret a été élaboré et édité à partir de discours donnés par le Vénérable Ajahn Sumedho à propos de l’enseignement central du Bouddha, à savoir que la souffrance de l’humanité peut être vaincue à l’aide de moyens spirituels. L’enseignement est transmis à travers les Quatre Nobles Vérités du Bouddha, exposées pour la première fois en 528 avant J.C. dans le Parc aux Cerfs à Sarnath, près de Varanasi, et a perduré depuis dans le monde Bouddhiste.

Disponible en version papier chez le Refuge

Au delà de la mort

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Court enseignement d’Ajahn Sumedho sur la Méditation.

Note : Pour d'avantage d'enseignements d'Ajahn Sumedho, nous vous recommandons les traductions de l'anglais par Jeanne Schut disponible aux éditions Sully.














Articles

Comprendre la souffrance

Quand le Bouddha a énoncé la Première Noble Vérité, il l’a appelée dukkha. Ce mot est généralement traduit par « souffrance » mais on essaie toujours de trouver d’autres mots pour recouvrir l’ensemble de ce qui peut être appelé dukkha. On dit parfois « insatisfaction », pour décrire la nature fondamentalement insatisfaisante des choses, et c’est aussi une bonne réflexion. Mais, quoi qu’il en soit, le mot pali dukkha a fini par être adopté dans la langue française de même que « Bouddha », « Dhamma » et « Sangha ». Les langues modernes sont très malléables. Elles sont déjà composées d’un mélange de nombreuses influences au cours des siècles — anglo-saxon, latin, hindi — et toutes sortes de mots ont été introduits ainsi. Ces langues se prêtent à d’infinies possibilités d’adaptation et d’assimilation.

Par contre, les langues dites « classiques » ou « mortes » comme le latin ou le grec, le pali ou le sanskrit, ne sont pas des langues qui peuvent évoluer et, dans ce sens, elles sont d’excellentes sources de référence. Alors que le sens ou l’interprétation d’un mot français ou anglais peut changer d’une génération à l’autre, en pali cela ne peut pas se produire. Donc l’étude du pali peut être un outil très précieux. La traduction littérale du mot dukkha par exemple, est « ce qui ne peut pas être supporté ou enduré ».

Quand nous contemplons le monde sensoriel dans lequel nous vivons, ce royaume de la conscience et des sensations, nous constatons que nous passons toute notre vie dans les limites d’un corps physique. Il faut accepter cette incarcération, cette incarnation dans une forme humaine pendant toute une vie. Et cette forme humaine est sensible, de sorte qu’elle est continuellement agressée d’une manière ou d’une autre par le monde extérieur — la chaleur et le froid, les bruits, les odeurs, les contacts — sans parler de toute la souffrance créée par l’esprit : la peur, le désir, la haine ou la mauvaise compréhension des choses. Il a aussi la souffrance liée au fait que nous pouvons nous souvenir du passé et que nous avons ainsi la possibilité de nous attacher à des souvenirs douloureux qui remontent parfois à la petite enfance.

Quand nous nous rappelons quelque chose de douloureux, nous ressentons cette douleur dans le présent. Prisonniers de l’ignorance, au lieu de la comprendre en termes de Dhamma, nous nous en saisissons avant de réaliser que nous sommes en train de souffrir pour quelque chose qui s’est passé des années plus tôt ! Les expériences douloureuses de l’adolescence, les cœurs brisés, les amours perdus, les histoires d’amour à sens unique, l’injustice de la société, le fait que nous puissions être blâmés pour des choses que nous n’avons pas faites, que nous ne soyons pas appréciés ou compris. Il est facile de s’attacher à de tels souvenirs jusqu’à la mort. Il m’est arrivé d’aller dans une maison de retraite en Angleterre où une vieille femme était assise toute la journée dans un salon-télé et le seul mot qu’elle prononçait était « M… ! ». Imaginez que ce soit sa dernière pensée avant de mourir — c’est plutôt effrayant, non ? Il y en avait une autre qui disait : « Je ne vous laisserai pas toucher à mon argent ! » C’est triste. On voit comment, chez les personnes âgées, de telles pensées peuvent tourner à l’obsession.

Nous pouvons aussi, bien sûr, utiliser l’esprit et la mémoire pour nous souvenir des bons moments, des jours heureux, des succès et cela va nous rendre heureux … ou bien malheureux, parce que le bonheur sera devenu une chose du passé tandis que le présent n’est peut-être pas aussi glorieux. Quand avvija est présente, cette ignorance qui nous empêche de comprendre les choses telles qu’elles sont réellement, même quand les goûts les plus cultivés affinent notre expérience consciente, si nous n’avons aucune compréhension ou vision profonde du Dhamma, tout sera inévitablement source de souffrance ou dukkha. En d’autres termes, nous aurons le sentiment que nous ne pouvons pas supporter les choses, qu’elles sont trop lourdes à endurer. Nous serons envahis de pensées comme : « Je n’en peux plus ! J’en ai assez ! Je ne peux plus supporter cela. C’est insupportable ! » Et ce type de pensées joue un rôle déterminant sur la somme de souffrance que nous créons dans l’instant présent.

Je me rappelle qu’au début de mon séjour auprès d’Ajahn Chah en Thaïlande, j’étais moi-même envahi par de telles pensées, notamment par rapport à la nourriture que je trouvais épouvantable. J’avais vraiment le sentiment que je ne pourrais plus la supporter : « Je ne peux plus avaler ça, c’est impossible ! » Et puis j’ai réalisé que je pouvais — en fait je pouvais en avaler encore beaucoup ! (rires) Mais ce fut une révélation. Cette voix intérieure qui disait : « Je n’en peux plus. Je ne peux plus avaler ça » était quelque chose que je fabriquais moi-même et, si j’y croyais, si j’entretenais cette forme de limitation, je n’avais plus qu’à tout arrêter. Mais en voyant qu’en réalité je pouvais continuer, j’ai appris à ne plus faire confiance à cette voix et j’ai commencé à voir que cette forme de souffrance est créée uniquement par l’ignorance.

Il y a un dukkha « naturel » qui vient du fait que nous sommes nés dans un corps humain, ce qui est souvent une expérience douloureuse depuis la naissance jusqu’à la mort. La naissance est traumatisante : être forcé de sortir d’un espace chaud et douillet, être propulsé dans une pièce stérile toute carrelée de blanc où tout le monde porte un masque, où sa propre mère est peut-être inconsciente — peut-être qu’elle aussi n’en pouvait plus ! … (rires) C’est une expérience douloureuse. Et puis on grandit, on vieillit et on meurt. Le Bouddha a bien montré la différence entre la souffrance que nous créons et la souffrance « naturelle » que nous partageons tous du fait de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort. Celle-ci est « normale » dans la mesure où on naît dans ce monde. La naissance implique la mort, n’est-ce pas ? Tout ce qui naît mourra un jour et si la vie dure assez longtemps, les processus du vieillissement et de la maladie se mettront également en route. C’est une expérience naturelle pour tous les êtres humains.

Mais être sensible ce n’est pas seulement souffrir de la naissance, la vieillesse et la mort, c’est aussi lié à tous nos sens. Prenons la vue : nous sommes obligés de voir tout ce qui entre en contact avec notre champ visuel : non seulement ce qui est beau mais aussi ce qui est laid ou ce qui est répugnant. Nous ne pouvons pas exiger que l’univers ne nous offre que des choses agréables à regarder, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ainsi que sont les choses. Ensuite, quand nous voyons quelque chose de beau, nous avons un certain ressenti ; quand nous voyons quelque chose de laid ou de répugnant, nous avons un autre ressenti. Nous sommes affectés par le contact de nos sens avec les formes extérieures. Il nous faut prendre conscience de l’effet du contact sensoriel sur notre état intérieur et reconnaître que c’est ainsi. Le monde dans lequel nous vivons contient du beau et du laid, du plaisir et de la douleur. C’est ainsi.

Quand nous parlons de la souffrance et de la libération de la souffrance, cela ne signifie pas devenir insensible. Certains s’imaginent que l’Eveil rend une personne complètement et parfaitement insensible, comme protégée par une armure, de sorte que quand elle voit quelque chose de triste ou de laid, elle ne ressent rien du tout : équanimité, indifférence totale … Mais est-ce vraiment le sens du mot « équanimité » ? L’Eveil ne serait-il pas, au contraire, ce qui nous permet d’être sensibles sans avoir peur de notre sensibilité et sans nous laisser piéger par elle ?

Je me souviens que, lors de mes premières expériences de méditation, tout ce que je voulais, c’était atteindre des niveaux de concentration qui me permettaient d’affiner au maximum mon vécu conscient et de bloquer complètement la lourdeur, la méchanceté, le chaos et l’irritation que me causait le monde sensoriel quand je n’étais pas dans cet état. Au départ, j’étais très attiré par cette forme d’isolement sensoriel qu’offrait la concentration. De la même manière, je rêvais d’être ermite pour échapper à la frustration, l’angoisse et l’inquiétude que m’inspirait la vie en société. « Si seulement je pouvais vivre en solitaire ! » J’avais aussi cette image d’un moine zen sur sa montagne, vivant près d’une cascade et écrivant des poèmes sans avoir à subir la compagnie d’autres moines !… (rires)

Donc, d’une certaine manière, ce qui m’a poussé dans la vie monastique, c’était le désir d’échapper à cette sensibilité humaine — je n’en pouvais plus, c’était trop lourd à supporter. C’était d’un mouvement en direction de la grotte de l’ermite ou du petit kuti[1] dans la forêt, pour avoir le sentiment d’être seul de sorte que les problèmes liés aux relations humaines puissent disparaître. Et puis j’espérais développer des états de concentration profonde qui me permettraient de vivre à un niveau de conscience plus subtil. Je me disais que même la rudesse de la vie dans la forêt pourrait être allégée si je parvenais à entrer dans des états de samadhi qui dureraient très longtemps. Il y a des yogi qui restent en concentration pendant des jours, voire une semaine entière et, pendant tout ce temps, ils ne ressentent rien du tout. Je me disais : « Oh ! Ce serait bien d’y arriver par tranches d’une semaine à la fois ! »

Les gens qui ont utilisé des drogues fortes, de celles qui provoquent l’accoutumance, disent qu’après avoir avalé ou s’être injecté un produit dans le corps, ils se sentent libérés de l’angoisse, du sentiment de soi, et de ce sentiment si douloureux de « je n’en peux plus ; c’est trop pour moi ». Pendant un moment ils peuvent maintenir un certain sentiment de bien-être et de plaisir. On comprend pourquoi les gens sont attirés par la drogue, l’alcool ou les autres substances qui apportent une forme de bien-être ou font disparaître momentanément le sentiment d’un « moi ». Ce sentiment de soi en tant que personnalité était pour moi insupportable. A chaque fois que j’étais entouré de monde, je me demandais : « Que pensent-ils de moi ? Ai-je dit ce qu’il ne fallait pas ? Ces gens m’aiment-ils ? » Ou bien j’avais peur d’être rejeté, critiqué, rabaissé ou jugé d’une manière ou d’une autre. Et puis, bien sûr, quand on se comporte ainsi, on s’aperçoit que l’on fait soi-même subir exactement la même chose aux autres ; on découvre que tout ce que l’on craint de la part d’autrui vient de son propre esprit critique qui s’appesantit sur ce qu’il n’aime pas, ce qu’il ne veut pas, ce qu’il désapprouve. Ce sentiment de sakkaya ditthi, de soi-même en tant que « personne » est plus que ce que l’on peut supporter — en tout cas, c’est ce que j’ai moi-même ressenti à une époque.

C’est de cette souffrance qu’il est question dans la première Noble Vérité, une souffrance dont nous pouvons reconnaître finalement qu’elle est créée par notre propre ignorance. La sensibilité est comme elle est. Le corps est ainsi, la conscience sensorielle est ainsi, la mémoire, le langage et toutes ces pensées, la raison, la logique, les habitudes émotionnelles sont ainsi. Allons-nous les considérer en termes de Dhamma ou en termes de « soi », personnels ?

C’est pourquoi j’insiste sur le sentiment de « refuge » que l’on prend dans le Bouddha, le Dhamma et le Sangha. C’est un point de référence : le Bouddha connaît la vérité ou Dhamma, il connaît les lois de la nature, c’est-à-dire la réalité de « ce qui est ». C’est un état de pure intelligence. On peut dire que le Bouddha est pure sagesse, pure intelligence. Il n’y a là rien de personnel. Il ne s’agit pas d’un homme ou d’une femme, d’un Indien ou d’un Européen ni rien de ce genre. Quand on parle de Bouddha, on transcende ce type de perceptions créées par notre conditionnement culturel pour arriver à voir un état naturel d’intelligence pure.

Si nous ne reconnaissons pas ce potentiel de Bouddha, d’éveil, que nous avons tous, nous interprétons tout en termes de « moi », cette personne qui vit quantités de choses qu’elle ne peut pas supporter ou qui sont trop dures pour elle. Quand on ne considère pas les choses à la lumière du Dhamma, tout dans la vie est menace. On perçoit tout en termes d’agression sensorielle ou verbale, d’humiliation ou de rejet. Toutes ces choses sont prêtes à « me » détruire ou à « me » rendre malheureux sur un plan personnel. La vie est vécue au travers de la peur et du désir : nous désirons maîtriser les choses, nous assurer que nous sommes quelqu’un de bien, que nous sommes en sécurité : les portes et les fenêtres sont verrouillées, l’alarme est branchée, le chien n’a pas été nourri aujourd’hui, donc si quelqu’un vient … (rires) ; j’ai le téléphone pour appeler la police en cas de besoin, l’e-mail et le fax fonctionnent. Tout cela pour m’assurer une certaine forme de protection.

La peur est une sorte d’émotion instinctive. La peur la plus basique a quelque chose d’animal. Je pense aux écureuils de notre monastère en Angleterre. Quand ils descendent de leurs arbres et se retrouvent à terre, ils sont complètement terrifiés, on le sent rien qu’à les regarder. Ils ont le sentiment aigu d’être dans un environnement très peu sûr. Tant qu’ils sont là-haut dans les arbres, ils sont très confiants, ils se poursuivent et font toutes sortes de bonds fantastiques d’une branche à l’autre mais quand ils sont à terre, ils sentent le danger, la menace que représentent les chats et les chiens. Les écureuils savent qu’il n’y a aucun accord moral avec les chats et les chiens, pas de panatipata[2] ! C’est la survie du plus fort ou du plus rusé. L’intelligence de l’animal sauvage est une intelligence de survie : comment vivre sans se faire tuer ou dévorer par un autre animal. Les humains partagent cette forme de peur avec les animaux. Nous sommes tout à fait capables de comprendre la peur d’être tué ou agressé par quelque chose venu de l’extérieur. Cela peut arriver à n’importe lequel d’entre nous.

Ici, pour cette retraite, nous vivons sous le précepte de panatipata : ne pas tuer ou faire de mal intentionnellement à quiconque et, de manière générale, montrer un véritable respect de la vie. Par exemple, si les vautours qui tournent ici vous donnent des envies de meurtre, vous n’allez pas les tuer pour autant. C’est comme quand des fourmis envahissent votre chambre. En Thaïlande il y a parfois des migrations de termites et il m’est arrivé à plusieurs reprises de retourner à ma petite cabane dans la jungle pour la trouver complètement envahie de termites. Il est intéressant d’observer son état d’esprit dans une telle situation : « Elles ont envahi mon kuti ! Elles vont tout dévorer ! » Je vivais dans une hutte de bambou avec un toit de paille et, comme vous le savez, les termites mangent tout, donc je me disais qu’au matin il n’en resterait plus rien ! En réalité, elles étaient en migration et mon kuti était sur leur chemin ; elles l’ont simplement traversé et, au matin, elles étaient toutes parties. Mais ce qui est intéressant, c’est d’observer son état d’esprit dans de tels moments. Je n’avais qu’une envie : les expulser, les tuer ! « Si je pouvais mettre la main sur un aérosol … » J’ai perçu clairement le sentiment d’être envahi par des créatures étrangères qui occupent mon espace, et l’émotion qui consiste à vouloir s’en débarrasser aussi vite et efficacement que possible. « Je ne peux pas supporter cela, ces termites dans mon kuti ! » Mais même si le sentiment à ce moment-là était que je ne pouvais pas le supporter, j’ai bien dû le supporter !

Donc être simplement attentif. L’un des épithètes du Bouddha est lokavidu, « celui qui connaît le monde ». Ce que j’essaie de vous montrer, c’est que le monde est comme il est. Je voudrais vous encourager à contempler en quoi consiste le fait d’être un être humain sur cette planète Terre, à notre époque : c’est ainsi. Ce n’est pas votre idéal ni comment vous pensez que les choses devraient être, il ne s’agit pas non plus de critiquer ce qui est mais simplement d’être attentif, conscient et sensible à ce qui est. Par exemple, on ne peut rester en position assise qu’un certain temps, ensuite on s’agite ou on a mal, on doit aller aux toilettes ou on a faim ou soif, on a trop froid ou trop chaud, on est agacé s’il y a du bruit, si quelqu’un claque la porte, etc. Il y a toujours une forme ou une autre d’agression extérieure sur nos sens qui est simplement ce quelle est. Alors nous commençons à contempler la nature du monde dans lequel nous vivons, ce que c’est d’avoir un corps humain qui va vieillir, qui va endurer la douleur, la maladie et la mort.

Le Bouddha nous a montré « ce qui est » et nous a appris à considérer cela en termes de Dhamma et non en fonction d’un idéal. Par exemple, quand j’étais enfant, je me disais : « Dieu n’aurait pas dû créer la douleur. Il aurait dû créer les choses de manière plus juste pour qu’il n’y ait pas de personnes handicapées dès la naissance par un problème ou un autre. Les choses ne devraient pas être comme cela. Un Dieu idéal ne créerait rien de moins qu’un monde idéal. » Voilà ce que nous créons avec notre esprit : un monde idéal où les choses devraient être comme ceci ou comme cela et, quand le monde n’est pas à la hauteur de cet idéal, nous nous disons : « Je ne peux pas supporter cela. C’est plus que je ne peux supporter. Cette injustice est inacceptable. Le fait que tout ne soit pas parfait m’est insupportable, c’est trop. Ce ne devrait pas être comme cela. » Et puis notre sentiment d’avoir raison crée une aversion, une colère et nous allons chercher à blâmer quelqu’un ou Dieu ou n’importe quoi.

Les gens qui sont piégés par cette façon de penser n’ont généralement pas contemplé la nature du monde. Ils ne sont pas lokavidu, ils n’ont pas vu le monde tel qu’il est réellement. Dans le bouddhisme, quand on parle du monde, il s’agit du monde que nous créons. Quand nous voyons les choses en termes de Dhamma et non en termes d’un monde idéal, nous voyons le Dhamma du corps et des états mentaux, et nous voyons que nous sommes les créateurs de notre propre monde. Le monde dans lequel je vis est « une personnalité », de sorte qu’il sera inévitablement très différent du vôtre. Nous partageons peut-être certaines perceptions ou attitudes mais, pour l’essentiel, c’est « mon monde à moi », c’est-à-dire les peurs et les désirs que je crée. Je suis le créateur de mon monde. Or on dit du Bouddha qu’il est « Celui qui connaît le monde ». Autrement dit, prendre refuge dans le Bouddha signifie considérer le monde tel qu’il est, les choses telles qu’elles sont et non en termes de « soi ».

Quand on réfléchit au fait que chacun de nous crée son propre monde, il n’est guère surprenant qu’il y ait tant de difficultés de compréhension entre les gens, surtout quand on croit partager le même monde alors qu’en réalité nos mondes sont tout à fait différents. Souvent, quand les gens vivent dans un petit cercle fermé comme une communauté monastique, une famille ou une société, ils font l’erreur de croire que les autres pensent comme eux ou réagiraient de la même façon aux mêmes situations et, quand ce n’est pas le cas, ils concluent que ce sont les autres qui ont un problème : « Qu’est-ce qu’il a celui-là ? S’il était comme moi il ne réagirait pas ainsi ! »

Réfléchissons donc à la façon d’apprendre à connaître le monde tel qu’il est et le corps tel qu’il est, au lieu de nous dire : « Ce corps est à moi ». C’est comme vieillir. La vieillesse est ainsi. Quand on voit le processus du vieillissement en termes de Dhamma, il devient intéressant de vieillir ! En termes de « soi », on peut se dire : « Je ne vois pas ce qu’il y a d’intéressant là-dedans ! Avant j’étais vigoureux et plein d’énergie ; maintenant j’ai du mal à me redresser, mon visage est ridé, je ne suis plus très beau à regarder. Je suis un vieil homme. Aurez-vous encore besoin de moi ? M’offrirez-vous encore à manger quand je serai plus vieux ? » (rires) Mais en termes de Dhamma, je trouve le fait de vieillir intéressant. J’aime bien vieillir. Pour moi c’est un accomplissement de la vie et non un échec personnel comme on peut le considérer si on résiste au processus et que l’on fait tout ce que l’on peut pour rester jeune aussi longtemps que possible. Mais vieillir est inévitable, n’est-ce pas ? C’est un processus naturel, c’est ainsi que vont les choses.

Par ailleurs, le vieillissement et son cortège de problèmes et de difficultés a aussi des côtés positifs. Par exemple, à mon âge, on ne prend plus les choses trop au sérieux, on est beaucoup plus paisible, on n’a plus besoin de maîtriser toute l’énergie de la jeunesse, toute cette passion brûlante ! Les choses sont beaucoup plus calmes. Il m’est plus facile de me poser tranquillement en silence maintenant qu’il y a vingt ans ou même dix ans.

Même chose pour la maladie et la douleur physique. Combien parmi vous doivent endurer des douleurs ou des maladies chroniques, des problèmes de vision ou d’audition, et ressentent cela comme une calamité qui les écrase, comme une injustice ? Pourrions-nous les considérer plutôt en termes de Dhamma ? Quand on parle à des gens atteints d’une grave maladie ou de douleurs chroniques ou d’un trouble quelconque de la santé, on constate qu’un changement d’attitude est possible, qu’ils dépassent le stade de : « Je ne peux pas le supporter, c’est trop pour moi !» pour arriver à une vision en termes de Dhamma. Quand on commence à considérer même la douleur physique ou la maladie de cette manière, on peut apprendre beaucoup, on peut apprendre le Dhamma au lieu de voir cette situation comme quelque chose qui nous gâche la vie.

Pour la mort, je ne peux rien dire pour le moment puisque je ne suis pas encore mort. Mais quand on contemple les choses en termes de Dhamma, la mort est une forme de plénitude. Pour moi c’est l’expérience ultime. Et il est bon d’être ouvert, pleinement prêt pour cette ultime expérience si intéressante et si profonde de la mort du corps. C’est ainsi que je vois les choses, en tous cas, comme quelque chose d’épanouissant, d’important à quoi je me prépare. C’est très différent de se dire : « Il va bien falloir mourir un jour mais je préfère ne pas en parler, c’est déprimant, presque répugnant. Je ne veux même pas y penser. »

Bien sûr, nous sommes là face à l’inconnu. Quand nous pensons à notre mort physique, tout ce que nous pouvons dire c’est que nous ne savons pas ce que c’est ; c’est dans le futur. Le futur c’est l’inconnu mais nous pouvons en être conscients. Pour le passé, nous avons la mémoire qui nous permet de nous souvenir de nombreuses choses que nous avons déjà vécues. Le passé est un souvenir. En ce moment même, en termes de présent, paccupanna dhamma, la réalité d’ici et maintenant, le passé est un souvenir. Même hier ou ce matin sont des souvenirs. Le futur, vu depuis maintenant, nous n’en savons rien parce que ce n’est pas un souvenir ; nous ne pouvons pas nous souvenir de demain. Bien sûr, nous pouvons anticiper : demain tout sera comme aujourd’hui, on viendra méditer à 5h30, on alternera méditation assise et marchée, etc. mais nous ne faisons que projeter cela, imaginer que demain nous ferons ceci ou cela. C’est de l’anticipation. On peut aussi projeter ses peurs : « Je ne crois pas que je pourrai affronter cette situation. » On peut anticiper une peur, la peur de se trouver face à une situation douloureuse dans l’avenir. Autrement dit, on peut créer maintenant un état mental, une émotion, une peur avant même que les conditions se présentent. On imagine que demain sera un problème parce qu’on ne sait pas.

Nous pouvons donc prendre conscience, en termes de Dhamma, que nous créons ces illusions du temps : nous-mêmes, notre passé, notre avenir. La perception du présent elle-même n’est qu’une perception. Le présent de paccupanna n’est pas quelque chose que nous pouvons saisir ; c’est un rappel à l’attention, à l’éveil. Ce que j’encourage ici n’est pas de s’attacher à une vision des choses, même à propos de l’instant présent, mais de voir la possibilité d’éveil immédiat dans l’instant présent.

Donc on peut voir les choses sous l’angle du futur : « Je vieillis, je ne crois pas que je vais pouvoir supporter cela » mais, en réalité, on peut le supporter. Si on souffre d’un cancer en phase terminale, on peut anticiper les possibilités et se dire que l’on ne pourra pas le supporter ; si on perdait la vue, si on devenait sourd ou handicapé d’une manière ou d’une autre, on se dit qu’on ne pourrait pas le supporter — mais on peut ! On a tendance à projeter des choses qui ne se produiront peut-être jamais et déjà créer cet état d’esprit de « Je ne pourrais pas le supporter, je ne veux pas que ça arrive. » Donc avant même que les choses ne se produisent, on crée la souffrance dans le présent. C’est cela que je veux vous montrer, cette souffrance que l’on crée soi-même. Mettre fin à la souffrance, c’est mettre fin à cette vision erronée des choses que nous créons dans le présent.

Le Bouddha lui-même a vieilli, il a souffert du dos et de l’estomac, il a dû s’occuper de moines et de nonnes qui posaient des problèmes à la communauté. Il a été obligé de créer tout le Vinaya, le Code de discipline, à cause de la mauvaise conduite des moines et des nonnes de son époque — et ceux-ci se comportaient bien plus mal que nos moines et nonnes d’aujourd’hui ! Alors je suis sûr que le Bouddha a ressenti une certaine irritation, une frustration à devoir régler tous ces problèmes, à devoir développer toutes ces règles de discipline; et puis son cousin a essayé de le tuer, il a subi le chantage et l’opprobre … Vraiment, quand on lit la vie du Bouddha après son Eveil, on voit qu’elle n’était pas toute rose en permanence. Il a dû faire face aux problèmes d’une communauté monastique, aux problèmes politiques de l’époque, à la jalousie d’autres groupes religieux et de certains disciples — autrement dit, aux mêmes problèmes que nous avons aujourd'hui ! Le monde est ainsi. Il ne faut pas espérer qu'après l'Eveil on va vivre éternellement dans un état de béatitude jusqu'à la mort physique, complètement insensible aux problèmes de la vie !

L'Eveil ne serait-il pas plutôt abandonner ce sentiment de “Je n'en peux plus, c'est insupportable”, arrêter de blâmer les autres, arrêter de se plaindre de tout, faire cesser ce mental perpétuellement insatisfait, arrêter d'avoir peur de l'avenir, peur de l'inconnu, arrêter de ressasser ses rancunes, sa culpabilité ou ses remords ? Ne s'agit-il pas plutôt d'abandonner le sentiment d'être quelqu'un, le sakkayaditthi et les multiples façons qu'il a de nous tourmenter et d'engendrer de la souffrance du fait de notre ignorance ? Plutôt qu'un état de béatitude permanente, être éveillé ne serait-ce pas la disparition de tout cela ? Car ce qui reste après, c'est véritablement la conscience et la sensibilité naturelle de l'être humain dans son contexte. C'est ainsi que vont les choses, c'est cela le Dhamma, c'est la vérité des choses telles qu'elles sont.

En voyant les choses sous cet angle, nous cessons d'exiger l'impossible de la vie, de Dieu, de l'univers ou du Bouddha. Nous nous éveillons, dans notre quotidien, à la réalité des choses telles qu'elles sont. C'est une forme d'honnêteté, d'acceptation de s'ouvrir et d'apprendre de la vie ce qu'elle a à nous enseigner tant que nous sommes dans cette forme humaine et jusqu'à la mort.

Ajahn Chah disait souvent : « Mourez avant de mourir ! » Quand des Occidentaux venaient le voir, il ne leur facilitait pas toujours les choses. Je me souviens d'un groupe de personnes venues demander au grand maître quelques paroles de sagesse. Ils s'attendaient, de toute évidence, à entendre des choses très inspirantes sortir de ses lèvres mais il leur demanda : “Etes-vous venus ici pour mourir ?” (rires) Et eux : “Non, non, non ! Nous sommes venus pour trouver la Vérité.”

Donc cette mort de l'ego survient quand nous commençons à voir comment nous créons dukkha, la souffrance, du fait de notre mauvaise compréhension du Dhamma. Alors l'ego meurt, le sakkayaditthi s'efface. Ce sentiment de « moi, je suis cette personne », de « moi, j'ai cette personnalité » — tout cela meurt. C'est la mort avant la mort physique. C'est ce que voulait dire Ajahn Chah quand il disait : « Mourez avant de mourir ». Il ne s'agit pas de rejeter le corps, de se détruire par aversion et de devenir une espèce de zombie. Mais quand on abandonne l'ego, quand on l'autorise à cesser, ce qui reste c'est la pure intelligence, la connaissance, la sagesse et la capacité de comprendre le Dhamma. C'est la véritable présence : le Bouddha qui voit la vérité du Dhamma.

Donc je vous propose de mettre en pratique les suggestions que je vous ai faites en prenant conscience du moment présent. Tout est là, maintenant. L'Eveil est là maintenant, le Bouddha est là maintenant, le Dhamma est là maintenant. Il ne s'agit pas de pratiquer maintenant pour trouver l'Eveil un jour mais d'avoir de plus en plus confiance en cette prise de conscience : voir le moment présent, l'utiliser, s'y ouvrir et être prêt à y réfléchir avec discernement. Même si vous vous dites : « C'est trop, je n'en peux plus », vous pouvez demeurer conscient qu'il s'agit là d'un objet mental, d'une pensée conditionnée, pas d'une réalité — et c'est dans cette conscience que vous mettez votre confiance, pas dans ce que le mental a à dire.

Je vous encourage donc à réfléchir ainsi, à voir les choses de cette manière très directe, à utiliser cette approche. Ce n'est pas comme si vous manquiez de sagesse. Nous avons tous de la sagesse — même si nous ne l'utilisons pas toujours ! La sagesse est un attribut naturel des êtres humains quand ils sont ouverts et attentifs. Alors je vous encourage à pratiquer dans ce sens.

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  1. Petite cabane dans la forêt, lieu de vie des moines de méditation quand ils ne voyagent pas.

  2. Panatipata est le premier des 5 Préceptes de conduite vertueuse : ne pas tuer ou nuire aux êtres quels qu’ils soient.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

L’Eveil, c’est maintenant !

Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001

La méditation, c’est nous entraîner à nous ouvrir à l’instant présent. L’Eveil, c’est maintenant. La seule chose que nous puissions réellement expérimenter, c’est maintenant. Etre attentif, apprendre à maintenir notre Attention dans le présent, c’est ce que nous développons, ce que nous cultivons.

Nous vivons avec l’illusion du temps comme base de notre réalité, de sorte que nous trouvons très facile d’éloigner de nous le présent pour pouvoir mieux penser à l’avenir. Quand on est jeune, on croit que le futur contient toutes les promesses. La société dans laquelle nous vivons pense comme cela et nous encourage ainsi à toujours programmer l'avenir. C’est là aussi que nous attend l'Eveil.

Même dans le contexte bouddhique, on retrouve cette illusion selon laquelle on pratique maintenant pour trouver l’Eveil plus tard.

L’avenir semble contenir d’infinies possibilités. Pourtant, l’avenir n'est que spéculation, c’est ce que nous ne savons pas. Les choses pourraient arriver ou pas. Peut-être que oui, peut-être que non. Mais ce que nous pouvons savoir de l’avenir aujourd’hui, c’est l’inconnu. Nous ne savons pas. Même pour demain, nous pouvons toujours dire que nous nous retrouverons demain matin à six heures, mais c’est encore une hypothèse : nous pensons que nous pourrons le faire mais, là où nous en sommes à cet instant, il s’agit d’une simple supposition, d'une possibilité.

Quand nous vivons pour l’avenir, nous vivons toujours dans un monde de planification, supposition, espoir, anticipation ou encore de peur et de crainte. Plus nous vieillissons, plus l’avenir se présente avec des restrictions : vieillesse, maladie et finalement mort. Ce n’est pas si drôle, n’est-ce pas ? Quand on est jeune, on voit dans l’avenir d’infinies possibilités de succès, d’amour, d’aventure, de plaisir, d’épanouissement. Et puis il y a aussi la crainte, la peur d’échouer que nous connaissons tous. Mais ce que je veux montrer clairement, c’est que le futur, à cet instant précis, c’est l’inconnu. Soyez simplement attentifs à ce que cela signifie de ne pas savoir. Faites-en l’expérience : demain ... l’année prochaine ... dans 10 ans …

Réfléchissez à la façon dont vous vivez le temps actuellement. Nous donnons tellement d’importance au temps. Combien parmi vous vivent leur vie pour l’avenir ? C’est là que se trouvent vos espoirs, n'est-ce pas, mais aussi vos peurs. La mort se situe dans le futur et pour beaucoup, c’est effrayant. La mort est ce que l’on ne connaît pas. Elle n’a pas encore été. On peut croire certaines choses sur la mort, par exemple «quand on est mort on est mort, c’est l’oubli total», mais on n’en sait rien. On peut croire à la version bouddhiste de la réincarnation : si vous avez bien agi dans cette vie et que vous n’atteignez pas l’Eveil, vous pouvez renaître dans un monde meilleur, le monde des dévas par exemple. C’est ce que beaucoup de gens espèrent en Thaïlande en donnant de la nourriture aux moines tous les jours ! Dans une prochaine naissance vous serez peut-être plus beau ou vous vivrez dans un monde meilleur. Il y a aussi la possibilité d’aller dans un monde pire que celui-ci. Mais ce sont des suppositions, nous n’en savons rien. En ce qui me concerne, j’ai peut-être des préférences pour la façon dont les Bouddhistes voient les choses mais, en cet instant précis, tout ce que je peux dire sur la mort et ce qui va se produire quand je mourrai, c’est que je n’en sais rien.

Je voudrais insister sur la réalité de ce « je n’en sais rien » plutôt que l’ignorer et passer à côté. C’est un fait, une certitude « je n’en sais rien ».

Quant au passé, que représente-t-il en cet instant ? C’est ce dont nous nous souvenons : il y a deux semaines, j’étais en Thaïlande ; il y a deux mois, j’étais aux Etats-Unis. Nous avons des tas de souvenirs mais, pour ce qui concerne cet instant précis, ce moment présent, ce pur présent, nous voyons que l’élément temps est une illusion : le passé n’est qu’un souvenir qui apparaît dans le présent ; l’avenir est l’inconnu. Nous constatons que cette conscience est la connaissance. La connaissance est maintenant, dans l’ici et maintenant.

Bien sûr, c’est quelque chose qu’il faut voir clairement, en toute confiance. Si vous cultivez cette vision des choses, vous verrez qu’elle peut vous apprendre beaucoup. C’est une forme de prise de conscience. Ce n’est ni une supposition ni une croyance aveugle en une théologie ou une métaphysique. Il n’est pas question de convaincre, de convertir ou de nier. Simplement de prendre conscience, à travers sa propre expérience, de ce qui est vraiment.

Le Dhamma, ici, c’est que le futur est l’inconnu. Nous commençons ainsi à reconnaître les choses telles qu'elles sont réellement au lieu d'imaginer l’avenir selon notre conditionnement.

Nous avons l'habitude de nous voir en fonction de notre passé, de notre histoire. Parfois on me demande une petite biographie pour me présenter avant une conférence. Il en ressort quelques lignes du type : « Moine américain, né en 1934, était dans la Navy, a fait ses études à Berkeley, disciple d’Ajahn Chah … » Seulement les bonnes choses de ma vie (jamais rien de négatif !) pour inspirer les gens qui vont venir m’écouter parler. Mais en termes de réalité, il n’y a aucune continuité dans cette personnalité. Il n’y a rien dont je puisse dire qu’il soit encore mien depuis 1934. Regardez le corps : il a complètement changé comme le reste. Mais la mémoire donne l’impression d’une continuité, comme si j’étais aujourd’hui la même personne que cet enfant né en 1934 et qui a vieilli. C’est pourquoi, quand nous nous accrochons à ces perceptions, nous avons un sentiment de continuité, le sentiment qu’il existe une personnalité, que nous sommes quelqu’un de permanent, né il y a tant d’années et assis ici aujourd’hui. En réalité, quand on examine de près ce sentiment d’exister par rapport à nos souvenirs, il n’y a là que des moments plus ou moins vagues ; nous avons oublié la plupart des événements de notre vie. Nous ne nous rappelons que les succès ou les échecs, les moments forts de notre vie ; mais la routine, le quotidien, on a tendance à l’oublier. Par exemple, tous ceux qui étaient assez âgés à l’époque se rappellent où ils étaient quand le président Kennedy a été assassiné. Moi, je m’en souviens. Je ne me souviendrais pas de grand-chose si on me le demandait, seulement des moments spectaculaires comme celui-ci.

Mais ces souvenirs apparaissent dans le présent et cessent dans le présent. C’est ce que nous remarquons : tous les phénomènes conditionnés ont la caractéristique du changement : ils apparaissent puis disparaissent. Apparaître et cesser, naître et mourir — ces mots contiennent la notion de début et de fin, tout comme l’inspiration et l’expiration, ce processus permanent de commencement et de fin. Inspirer et expirer. On ne peut inspirer que jusqu’à un certain point et puis on ne peut plus. A ce moment l’inspiration s’arrête, ce qui conditionne l’expiration et puis on ne peut plus expirer, on s’arrête et on inspire. Tel est le modèle des phénomènes conditionnés : ils apparaissent, et puis cessent.

Ce dont nous devons être conscients, c’est de l'impermanence des phénomènes plutôt que nous accrocher à leurs qualités. D’habitude nous nous attachons à la qualité des conditions : si une chose est belle ou laide, bonne ou mauvaise, importante ou pas. Nous nous intéressons à la qualité : ceci vaut la peine, cela est une perte de temps, etc., mais nous ne développons la sagesse. Dans la vision pénétrante, la qualité ne nous intéresse pas; nous observons plutôt comment sont les choses, comment elles changent, car il n’y a pas de qualité qui ne subisse le processus du changement. On s’éveille ainsi au changement, à ce mouvement que l’on expérimente, au lieu de se laisser fasciner ou dégoûter par la qualité de nos pensées, de nos émotions, de nos sentiments ou de nos expériences.

Nous sommes donc des personnes qui sont nées un jour, qui sont venues à cette retraite pour pratiquer, pour se libérer de leurs attaches, de leurs problèmes, de façon à atteindre l’Eveil un jour. C’est comme cela que nous nous percevons en général : nous devons travailler sur nous-mêmes, nous ne sommes pas assez bons comme nous sommes : «J’ai des tas de problèmes, de difficultés émotionnelles, d’attachements et, en venant à cette retraite, j’espère obtenir un regard plus juste sur moi-même et ensuite, peut-être, avant de mourir, j’atteindrai l’Eveil … si je vais à suffisamment de retraites de méditation ! » Donc l’Eveil se situe dans le futur. En cet instant il y a cette personne avec son passé qui a des problèmes, des attachements et des besoins, qui n’est pas éveillée et qui espère qu’un jour, après avoir médité assez longtemps, elle atteindra l’Eveil.

Reconnaissez-vous là votre façon de penser ? Vous créez cette perception, cette supposition mais vous n’êtes peut-être pas tout à fait conscients de cette attitude : ce que vous pensez être en cet instant, la façon dont vous vous percevez en tant que personne. Je suis sûr que la plupart d’entre vous ne se considèrent pas comme éveillés. Vous mettez plutôt l’accent sur vos défauts. C’est une attitude typiquement occidentale. On s’attache à ses problèmes, on s’y identifie. On est très critique vis-à-vis de soi : « Il faut que je fasse des efforts, que je médite, que j’apprenne la concentration, que je me débarrasse de ma torpeur, de ma colère, de mes soucis, de mon agitation et de mes doutes. Il faut que je me débarrasse de tous ces défauts parce qu'ils me rendent la vie impossible. Peut-être que si je pratique assez intensément, j’y parviendrai. » Je suis sûr que certains d’entre vous fonctionnent comme cela.

Ce que je veux souligner, c’est qu’en termes d’ici et maintenant, il s’agit là d’une fabrication mentale. Si nous ne nous en rendons pas compte, nous continuons à méditer en nous disant : «Je suis cette personne et pour devenir comme ceci ou comme cela dans l’avenir, je dois faire ceci ou cela». Si vous fonctionnez ainsi, après des années de méditation, vous serez toujours bloqués au même point parce que votre point de départ est erroné. Si vous commencez dans l’erreur, vous finissez dans l’erreur.

Ce que je vous suggère donc aujourd'hui, c’est de placer votre confiance dans une vigilance éveillée plutôt que dans les idées que vous avez sur vous-mêmes — même si, sur le plan conventionnel, il y a du vrai là-dedans. Il ne s’agit pas de dire que ce sont des mensonges ni de les rejeter, mais je vous encourage à mettre votre confiance dans les moments d’Attention éveillée avant que vous n'apparaissiez comme une « personne ». Un simple acte d’Attention, de présence. Nous nous ouvrons simplement et nous écoutons avant même de nous percevoir comme quelqu’un qui doit faire quelque chose de façon à atteindre quelque chose.

Ainsi vous commencez à remarquer, à vous familiariser avec cet état d’Attention, de présence, d’écoute. Cet état transcende le temps, c’est ce que l’on appelle la porte s’ouvrant sur l’immortalité. Grâce à cette Attention, à cette présence, vous vous retrouvez dans un espace où le temps n’existe pas, dans un état hors du temps. Quand vous perdez cela, vous vous retrouvez dans le domaine du temps, vous vous retrouvez une personnalité, le sentiment d’être un « soi », vos limitations, vos défauts, vos espoirs et vos peurs concernant l’avenir, le regret, le remords, la culpabilité par rapport au passé et tout cela tourne encore et encore dans ce que l’on appelle « le cycle sans fin du samsara ». Vous créez vous-même ces illusions et elles tournent sans cesse. Avez-vous remarqué que, quand vous commencez à vous analyser en tant que personne qui doit faire quelque chose pour pouvoir devenir quelque chose, quand vous partez de cette perception des choses et que vous y croyez vraiment, vous vous retrouvez à tourner en rond indéfiniment — en tout cas c’est ce qui se passe pour moi ! Essayez si vous voulez. Le simple fait d’essayer de résoudre mes problèmes en tant que personne, de déterminer ce que je devrais faire, de regretter mes actions passées ou de m’inquiéter de l’avenir, entraîne aussitôt le cercle vicieux du samsara. Mais dès l’instant où l'on en prend conscience, on transcende le samsara et toutes ces habitudes basées sur l’illusion à laquelle on s’identifie, on se lie.

Donc, je vous encourage vraiment à faire confiance à l’Attention éveillée, à la présence éveillée. C’est aussi simple que cela. Il ne s’agit pas de faire de gros efforts pour entrer dans un profond samadhi qu’il vous faudrait cultiver et contrôler. Parce que si vous voulez des expériences de conscience très subtiles, il faut priver vos sens de nombreux éléments environnants. C’est de cette manière que l’on y arrive : en se coupant de toutes les distractions, de toutes les causes d’irritation que le monde peut provoquer sur les sens. Peu à peu, on recherche de plus en plus de calme et on s'éloigne de tout ce qui n’est pas tranquille et paisible. Ce type d’expérience peut être très agréable mais nous ne devons pas nous y fier car elles sont trop liées aux circonstances extérieures. Elles ne peuvent pas nous libérer car elles sont facilement réduites à néant du simple fait que nous vivons dans un monde qui n’a pas cette finesse de perception et que notre corps lui-même n’est pas fait de cette texture raffinée qu'ont les dévas ou les anges. Nous avons des corps d’animaux. Nous devons survivre au moyen de nos énergies instinctives, nous avons besoin de nourriture et de prendre soin du corps et de ses fonctions. C’est pourquoi nous devons remettre en cause ces états d’Attention profonde. Il ne s’agit pas de les critiquer mais de remarquer que la sphère dans laquelle nous vivons est assez grossière et donc avoir des expériences de conscience raffinées, bien que cela témoigne d’une bonne qualité de pratique, ne peut être un refuge du fait de la nature instable du monde où nous vivons. Le véritable Eveil ne peut être atteint qu’au moyen de l’Attention, de la présence et de la sagesse.

J’avais moi-même l’habitude de me considérer ainsi : « Je suis cette personne, j’ai des tas de problèmes, j’ai vécu toutes sortes d'infortunes et j’espère que ma méditation me permettra de résoudre mes problèmes, de me libérer de mes blocages et de m’apporter l’illumination. » J’écoute ces pensées, je les fais tourner dans ma tête; je les écoute mais je n’y crois pas. J’écoute les suppositions que je fais, basées sur le fait que je suis cette personne qui doit faire quelque chose : je ne suis pas assez bien comme je suis, je dois m’améliorer pour devenir cette personne idéale qu’est un être Eveillé, un Arahant.

Si vous regardez bien, vous constatez qu’il s’agit là de fabrications mentales. En réalité, vous inventez tout cela. Par contre, ce en quoi vous pouvez avoir confiance dans cet instant présent, c’est votre Attention — pas votre sentiment d’être une personne ou une personnalité. Et ceci nous amène à Bouddho. Bouddho est cette Attention éveillée en laquelle nous prenons refuge. Le Bouddha connaît le Dhamma, c’est-à-dire les choses telles qu’elles sont. Bouddho, c’est la connaissance : on sait que ces conditions sont des conventions. « Je suis cette personne, je m’appelle … », est une convention. C’est tout à fait acceptable dans le monde conventionnel mais se saisir de cela pour en faire notre identité ne peut que mener à la souffrance et au malheur.

Il s’agit donc de briser cette illusion, cette croyance en une convention que j’appelle « moi ». Quand j’arrive à voir cela clairement, je peux toujours continuer à utiliser le « moi » pour communiquer mais ce n’est plus mon identité, c’est une convention pratique que j’utilise en société. Il s’agit de ne plus se limiter à ces perceptions erronées.

Je vous propose donc de simplement commencer à considérer les choses sous cet angle et à observer. Et quand surgit la pensée : « Mais, alors que suis-je si je ne suis pas cela ? C’est vrai que j’ai des problèmes, je ne peux pas le nier ! », prendre conscience que c’est moi qui ai créé cela aussi. Il ne s’agit pas de nier les faits — dire : « Je n’ai aucun problème » serait encore un jeu — mais d’écouter, d’être dans un état d’Attention plutôt que d’identification avec certaines perceptions, idées, opinions ou façons de voir.

Là, nous voyons aussi que nous ne partons pas d’une illusion mais d’une connaissance, d’une pure connaissance, simplement en ayant confiance en cet état d’Attention. Cette Attention est pure, c’est la conscience pure, non encore contaminée par notre scénario personnel, notre CV. Elle est comme elle est, absolument pure. Et puis, en ayant confiance en elle, nous commençons à voir comment nous créons le sentiment d’un moi : « Je suis cette personne. » Ainsi, en nous éveillant à cette réalité, nous ne partons pas d’une illusion — essayer d’atteindre l’Eveil dans le futur — mais nous utilisons l’Eveil comme moyen. En faisant confiance à cette Attention, nous sommes, en fait, en état d’éveil. L’Eveil est le moyen que nous utilisons. Nous voyons les choses exactement comme elles sont plutôt qu’à travers les distorsions du conditionnement de notre esprit.

Quand on y pense, une telle vision des choses peut faire un peu peur, on a l’impression que l’on risque de disjoncter ! Je reconnais que cela peut paraître très bizarre parce que votre esprit pensant n’est pas encore équipé pour y faire face. Il faut un peu de temps pour douter de son esprit pensant parce que celui-ci est fortement conditionné par une vision erronée des choses. Il est conditionné à croire que je suis cette personne, cette personnalité, ce corps : « C’est moi, j’ai des papiers, un certificat de naissance, un passeport pour prouver la réalité de ce moi qui est une personne née en 1934. J’ai même un certificat de naissance avec l’empreinte de mon pied, un petit pied de bébé … » Quand je regarde mes pieds aujourd’hui ! (Eclat de rire.)

Donc l’Attention est la porte que nous avons, à l’intérieur même de cette forme changeante et vulnérable, pour nous permettre de véritablement transcender la réalité conventionnelle dans laquelle nous vivons et les conditions auxquelles nous nous identifions.

Dans le Dhammapada, une de mes strophes préférées est : « La présence, ou Attention éveillée, est la voie de l’immortalité. » Etre présent, être attentif à la vie, à cet instant. Il ne s’agit pas de pratiquer la méditation pour apprendre à être attentif un jour. C’est immédiat. L’Attention, c’est maintenant. Si vous vous dites : « Je serai attentif demain », vous n’y êtes pas du tout. L’Attention ne peut être que maintenant. Etre attentif au présent c’est l’immortalité, c’est transcender les conditions du corps et de la personnalité qui sont soumises au changement et à la mort. Si vous examinez votre personnalité, vous constatez qu'elle est éphémère, qu'elle change en fonction des circonstances. Quand je regarde ma personnalité, je vois bien qu’elle change selon avec qui je suis, la position de l’un et de l’autre, etc. Donc elle dépend d’autres facteurs. Mais cette chose qui est consciente de la personnalité, cette conscience, ce Bouddho, c’est cette pure subjectivité. Bouddho est le pur sujet, la pure conscience, mais cela n’a rien de personnel. Ce n’est pas Ajahn Sumedho, ce n’est personne. Ce n’est ni bouddhiste ni quoi que ce soit qui serait encore une convention. C’est naturel, c’est le Dhamma, c’est ainsi. Mais nous avons tendance à fonctionner différemment : nous pensons que notre personnalité est le sujet. Alors quand nous fonctionnons à partir de l’illusion de la personnalité — « je suis cette personne, ce corps » — nous fonctionnons dans l’illusion, nous interprétons tout à partir des limitations de la personnalité. C’est ainsi que nos expériences sont parfois extrêmement déformées du fait des limitations de nos habitudes émotionnelles ou de notre identité personnelle.

Il y a une chose, par exemple, qui m’a vraiment poussé à devenir moine. C’était il y a des années, à l’occasion de mon trentième anniversaire. J’étais dans le Peace Corps dans l’état de Saba en Malaisie, au nord de Bornéo. Je me rappelle ce jour-là. Je me suis dit : « Trente ans ! Je vieillis. » (Maintenant cela paraît très jeune, mais c’est ce que j’ai pensé à ce moment-là !) Et j’ai su que j'étais déçu par ma vie. Je n’aimais pas ma façon de vivre, j’étais déçu de ne pas avoir vécu les aspirations que j’avais à vingt ans. J’avais l’impression d’avoir échoué, tout semblait aller mal dans ma vie. Sur le plan personnel, dans la mesure où je m’identifiais à cette personnalité, je me sentais désespéré. Il semblait impossible, à ce stade, d’améliorer ma personnalité. L’intuition que j’ai eu alors c’est que, par contre, je pouvais peut-être la transcender et que cela pourrait se faire grâce à la méditation bouddhiste.

Dans la vie monastique, on a la possibilité de réfléchir à la place que tient cette personnalité. Elle fonctionne toujours mais Ajahn Chah nous encourageait à nous y éveiller, à la voir, à en être conscient plutôt que de fonctionner toujours à partir d’elle. Donc être un moine ou une nonne bouddhiste, c’est se donner la possibilité de transcender sa personnalité, de ne plus fonctionner à partir d’un moi unique et personnel. Nous prenons refuge en Bouddho, le pur sujet, la pure Attention, et non plus en un sujet personnel et individuel — moi en tant que personnalité — car si on part de là, on va inévitablement créer des problèmes à soi et à son entourage.

Donc, si vous prenez simplement conscience de cela au niveau de l’expérience quotidienne et puis vous approfondissez la question de plus en plus, vous allez commencer à voir la différence entre le pur sujet et le moi illusoire à partir duquel on a tendance à vivre sa vie. En ce qui me concerne, sur le plan personnel, par exemple, je n’étais pas une personne particulièrement joyeuse, de sorte que tout ce qui m’arrivait était plus ou moins déformé par ma personnalité. Je prenais tout trop sérieusement ou bien j’étais trop sensible, j’avais peur de toutes sortes de situations sociales, je ne me sentais pas à la hauteur. Je me rappelle avoir pensé qu’en devenant moine je rendais service à l’humanité, je la débarrassais de moi en devenant ermite, en partant dans une grotte quelque part dans la jungle thaïlandaise. Là je ne dérangerais personne ! Parce que j’avais une image de moi-même je me percevais comme quelqu’un qui n’avait pas grand-chose à offrir à la société. Donc, par peur, je souhaitais y échapper. Et pourtant ma vie n’était pas vraiment un échec selon les critères du monde ; j’avais eu beaucoup d’opportunités, une bonne famille, ce n’est pas comme si la vie m’avait vraiment maltraité. Mais mon interprétation personnelle, les distorsions de ma façon de voir, créaient cette illusion et me faisaient peur.

La méditation m’a appris à ne plus me fier à ces façons de voir et à accorder de plus en plus de confiance à l’Attention. A ce moment-là je suis en mesure de voir cette personnalité en tant qu’objet. C’est un objet mental, ce n’est pas une vraie personne, c’est un artifice qui naît et qui meurt. Par contre, ce sur quoi vous pouvez compter, en quoi vous pouvez prendre refuge, c’est Bouddho, le pur sujet, cette Attention, cette présence éveillée, cette sagesse dans l’instant.

Si on considère cela avec notre esprit habituel, avec notre mental ordinaire, ce n’est peut-être pas grand-chose ; on peut passer complètement à côté : « C’est où ? Je ne vois rien du tout. » Il faut peut-être cesser d’essayer de trouver quelque chose et faire confiance en cet instant de présence. Simplement se relaxer et écouter, s’ouvrir. Ouvrez-vous tout grand et écoutez, soyez attentifs. Ecoutez-vous vous-même, prenez conscience de vos états émotionnels, de vos sentiments, de tout mais pas avec un esprit critique, simplement une acceptation d’être cette pure présence. Donc, c’est une sensation de relaxation, de repos. N’essayez pas de saisir quelque chose, ne vous dites pas : « Il faut que je sois attentif pour y arriver », parce que c’est un autre piège, n’est-ce pas ? Si vous dites : « Il faut que je sois attentif », cela occupe votre Attention et, par conséquent, vous rend inattentifs !

Je me souviens, quand j’ai décidé de devenir moine, je suis allé dans un monastère à Bangkok où il y avait un moine occidental qui était très « prêchi-prêcha », sans cesse en train de me faire la leçon. J’étais encore laïc à l’époque, alors il me faisait de petits sermons et me donnait des conseils, ce qui m’agaçait prodigieusement. Un jour, tandis qu’il montait l’escalier devant moi en disant : « L’Attention ! Etre toujours attentif ! », il a trébuché ! J’avoue que cela m’a fait plutôt plaisir … Une expérience freudienne ! Mais il m’est arrivé la même chose. Pendant sept ans j’ai vécu dans un monastère du nord-est de la Thaïlande où il y a beaucoup de collines rocheuses. Chaque matin, nous parcourir plusieurs kilomètres à pied, sans chaussures, pour aller mendier notre nourriture. Les routes étaient pleines de rocaille et de grosses souches. Il fallait vraiment être attentif pour ne pas se cogner les orteils sur ces cailloux pointus et ces souches d’arbres. Je me souviens qu’un matin je me répétais « l’Attention, l’Attention, l’Attention … » et puis je me suis cogné douloureusement contre une souche. En fait, je n’étais pas attentif : je saisissais l’idée d’Attention. L’Attention, ce n’est pas essayer d’être quelque chose que l’on appelle attentif mais c’est faire confiance, se détendre, être présent. C’est aussi simple que cela.

C’est comme ici, en méditation, si vous vous dites qu’il faut absolument pratiquer au maximum, vous forcer à faire de votre mieux … observez, voyez cette façon compulsive de vous accrocher même à l’idée de méditer. Nous pouvons pratiquement faire de l’Attention le but de notre existence sans même réaliser qu’en agissant ainsi, nous ne sommes plus attentifs. Nous sommes attentifs quand nous réalisons soudain que nous sommes obsédés par l’Attention ! Je le vois, je prends conscience des images que je m’en fais, de ma façon de m’y accrocher … et je lâche ! Il s’agit donc de lâcher prise, de se détendre et de faire confiance plutôt que de forcer les choses, de contrôler, d’agir selon nos idées ou celles d’un autre.

Dans cette pratique, vous pouvez simplement être conscients de votre corps. Vous établissez de plus en plus votre conscience dans la façon dont le corps est dans l'instant. Cela vous enracine, vous donne une bonne sensation de conscience du corps, un sentiment de bien-être, d’être vraiment à l’écoute de votre corps. A ce moment-là, le corps est un support, ce n’est pas quelque chose que vous essayez d’éloigner, de faire taire pour arriver à un état mental. Au contraire, vous l’incluez.

Donc prendre conscience de la posture, de la sensation physique du corps. Cultivez cela, développez-le parce que le corps répond d’une manière qui peut vous aider beaucoup à développer cette Attention et à cultiver cette voie. Parfois nous voulons pénétrer dans des états mentaux sans tenir compte du corps. Il est facile de le nier mais cela ne peut que créer toutes sortes de problèmes. Si vous n’êtes pas ami avec votre corps, il peut vous rendre la vie impossible ! Il vous faut vivre avec, alors mieux vaut apprendre comment cohabiter avec lui, comment s’en occuper et le comprendre. D’un certain point de vue, ce corps sait beaucoup plus de choses sur lui-même que le «moi». C’est pourquoi il est bon de l’écouter, d’apprendre à lui faire confiance, de lui permettre d’être accepté, au lieu de le critiquer sans cesse, de l’exploiter ou de l’ignorer. Plutôt y établir notre Attention, prendre conscience des sensations, des sentiments : plaisir, douleur, sensations neutres. Quand vous apprendrez à vous détendre et à reposer votre Attention en passant par le corps, celui-ci vous aidera au lieu de vous déranger tout le temps.

Il y a aussi l’Attention que l’on porte au souffle. Vous affinez les choses quand vous vous concentrez sur anapanassati. Vous commencez à ressentir des sensations plus subtiles, vous faites l’expérience consciente de la tranquillité.

Donc, le simple fait d’être à l’écoute de ces fonctions très ordinaires du corps : la posture, les sensations, le souffle, vous permet d’être réellement présent ici.

Ensuite on peut passer à l’étape qui consiste à observer l’état d’esprit, simplement noter les sensations. Dans l’abdomen, par exemple. Je me rappelle que je sentais une tension, une sensation de peur, d’anxiété dans cette partie du corps ; ou encore un sentiment de solitude ou de tristesse au niveau du cœur. Il ne s’agit pas d’en faire un problème, simplement de voir ce qui est et de l’accepter ; de permettre aux choses qui se présentent d’être ce qu’elles sont plutôt que se dire : « Je ne devrais pas penser cela, il faut que je me débarrasse de cette sensation » — ce qui reviendrait à interférer au lieu de coopérer.

Dans cette retraite, vous avez l’occasion d’écouter, de développer l’Attention. Le cadre que nous avons adopté est une sorte de convention que vous pouvez utiliser. Ce n’est pas notre mode de vie habituel. Nous ne vivons pas toujours dans des centres de méditation où tout est parfaitement organisé. Dans ce centre de retraite tout est simplifié pour nous : nous n’avons pas à nous préoccuper des courses, du menu, de ce que nous allons faire ensuite. Il y a un programme, tout est planifié. Et puis c’est silencieux. Nous pouvons vivre à plusieurs dans la même pièce sans nous sentir obligés de parler ou d’être sociables les uns envers les autres. C’est donc une situation très particulière. Il faut être conscient que c’est très particulier, mais cela nous aide parce que notre Attention peut être entièrement tournée vers les idées que nous nous faisons, vers nos peurs, nos doutes, nos inquiétudes. Nous avons l'occasion de ne plus voir cela sous un angle personnel : nous commençons à accepter ces humeurs, ces sensations, ces émotions : c’est ainsi en ce moment. Et quand vous voyez vraiment clairement ces phénomènes, vous commencez à être très conscient de combien tout cela change. Vous commencez à voir la nature éphémère des émotions comme de votre perception de vous-même.

Ce sera tout pour aujourd’hui. Je vous propose d’y réfléchir.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Le son du silence

Entretien à Amaravati, été 1994

Dans la vie quotidienne ordinaire, le silence est quelque chose qui n’intéresse personne.

On considère plus important de réfléchir, de créer, de faire des choses — autrement dit, de «remplir» le silence. En général nous écoutons un son, de la musique, des paroles mais pensons que dans le silence il n’y a rien à écouter. Quand personne ne sait quoi dire dans une réunion, les gens sont gênés, le silence met mal à l’aise.

Pourtant des concepts comme le silence et la vacuité nous montrent une direction à suivre, une chose à observer, car la vie moderne a fait éclater le silence et démolir l’espace. Nous avons créé une société dans laquelle nous sommes sans cesse actifs, nous ne savons pas nous reposer, nous détendre, ni même simplement être. Notre vie est bousculée, notre cerveau brillant s’ingénie à trouver des moyens de nous faciliter la vie et pourtant nous sommes toujours épuisés. Des gadgets sont censés nous faire gagner du temps, nous permettent de tout faire en appuyant simplement sur un bouton, les tâches ennuyeuses sont confiées à des robots et des machines — mais que faisons-nous du temps ainsi gagné?

Il semble que nous ayons toujours besoin de faire quelque chose, de nous agiter, de remplir le silence de bruit et l’espace de formes. La société met l’accent sur le fait d’avoir une vraie personnalité, d’être quelqu’un capable de prouver sa valeur. C’est la course au plus fort, le cycle incessant qui nous stresse. Quand nous sommes jeunes et que nous avons beaucoup d’énergie, nous apprécions les plaisirs de la jeunesse comme la bonne santé, l’amour, l’aventure etc. Mais tout peut s’arrêter d’un jour à l’autre, du fait d’un accident ou si nous perdons un être particulièrement cher. Ce qui nous arrive alors peut faire que tous les plaisirs des sens, la bonne santé, la vigueur, la beauté, la personnalité, l’admiration des autres, ne nous procurent plus aucun plaisir. Nous pouvons aussi devenir amers parce que nous n’avons pas atteint le degré de plaisir et de succès que, selon nous, la vie aurait dû nous accorder. Alors il faudra sans cesse faire nos preuves, être « quelqu’un » et obéir à toutes les exigences de notre personnalité.

La personnalité est conditionnée par le mental. Nous ne sommes pas nés avec une personnalité. Pour devenir une personnalité nous avons dû réfléchir et nous concevoir comme étant quelqu’un. Quelqu’un de bon ou de mauvais ou un mélange de toutes sortes de choses. La personnalité est basée sur la mémoire, sur la capacité à se souvenir de notre histoire, d’avoir une opinion sur nous-mêmes — nous nous trouvons beau ou laid, aimable ou pas, intelligent ou idiot — et ce regard peut changer selon les situations. Par contre, en développant l’esprit contemplatif, nous pouvons voir au-delàde ces images. Nous faisons l’expérience de l’esprit originel, de la conscience avant qu’elle soit conditionnée par la perception.

Si nous essayons de penser à cet esprit originel, nous serons piégés par nos facultés analytiques. Il faudra donc observer et écouter plutôt qu’essayer de découvrir comment « s’éveiller ». Méditer pour s’éveiller ne fonctionne pas non plus, parce que, tant que nous essayons d’obtenir un résultat, nous créons un « moi » qui n’est pas éveillé à cet instant.

Nous nous percevons comme des êtres non éveillés — comme une personne à problèmes ou un cas désespéré. Parfois il nous semble que la pire des choses que l’on puisse penser de nous est parfaitement exacte. Il y a une forme de perversité à prétendre que l’honnêteté consiste à croire le pire de nous-mêmes ! Je ne porte pas de jugement sur la personnalité mais je suggère que vous essayiez de savoir ce qu’elle est réellement, de façon à ne pas fonctionner à partir d’une illusion créée par vous ni à partir des idées que vous vous faites sur votre propre compte. Pour ce faire, vous pouvez apprendre à vous asseoir sans bouger et à écouter le silence. Non que cela vous apportera l’Eveil, mais cette pratique va vous aider à aller à l’encontre de vos habitudes, à l’encontre de l’agitation du corps et des émotions qui vous animent d’ordinaire.

Donc vous écoutez le silence. Vous entendez ma voix, vous entendez les bruits extérieurs mais, derrière tout cela, il y a une sorte de son aigu, presque électronique.

C’est ce que j’appelle « le son du silence ». Je trouve que c’est un moyen très pratique de concentrer l’esprit parce que, quand on commence à y prêter attention – sans pour autant s’y att acher ou s’en glorifier – , on arrive à s’entendre penser. La pensée est une sorte de son, n’est-ce pas ? Quand on pense, on s’entend penser et quand je m’entends penser, c’est comme si j’entendais quelqu’un parler. Donc j’écoute les pensées et j’écoute le son du silence.

Mais quand j’entends le silence, je constate qu’il n’y a plus de pensées. Il y a un calme et je prends note, consciemment, de ce calme. Cela me permet de reconnaître la vacuité.

La vacuité n’est pas s’enfermer ou nier quoi que ce soit, c’est un lâcher prise des tendances habituelles à l’activité incessante et à la pensée compulsive.

En fait, vous pouvez complètement arrêter le mouvement de vos habitudes et de vos désirs en écoutant ce son. Dans cette écoute il y a l’attention. Il n’est pas nécessaire de fermer les yeux, de se boucher les oreilles ni de demander à quelqu’un de quitter la pièce. Il n’est pas nécessaire de pratiquer cela dans un endroit particulier, cela fonctionne où que vous soyez. C’est très pratique au quotidien, dans un groupe ou en famille, quand la vie risque de devenir une routine. Dans ces situations, nous avons l’habitude les uns des autres et nous fonctionnons au travers de nos préjugés et d’images dont nous ne sommes même pas conscients. Or voilà que le silence de l’esprit permet à tous ces conditionnements d’être vus pour ce qu’ils sont. Quand on sait que tous les phénomènes qui apparaissent disparaissent, on voit que toutes les idées et les images que nous avons de nous-mêmes et des autres sont conditionnées par le mental (l’habitude, le temps, la mémoire) et que nous ne sommes pas vraiment cela. Ce que vous croyez être n’est pas ce que vous êtes.

Vous allez demander: « Que suis-je alors ? » mais est-il nécessaire de savoir ce que nous sommes ? Il est suffisant de savoir ce que nous ne sommes pas. Le problème vient de ce que nous croyons être toutes sortes de choses que nous ne sommes pas et c’est cela qui nous fait souffrir. Nous ne souffrons pas d’anatta, de n’être rien, nous souffrons d’être tout le temps quelqu’un. C’est là qu’est la souffrance. Alors quand nous ne sommes pas quelqu’un, ce n’est pas une souffrance, c’est un soulagement, c’est comme poser une lourde carapace d’images de soi et de peur du regard des autres.

Tous ces fardeaux liés au sentiment d’avoir un « moi », nous pouvons les abandonner.

Nous les lâchons, tout simplement. Quel soulagement de n’être personne ! De ne plus nous voir comme quelqu’un qui a toutes sortes de problèmes et qui devrait pratiquer davantage la méditation pour s’en sortir ou qui devrait venir plus souvent à Amaravati ou qui devrait se libérer mais qui n’y arrive pas ! Tout cela est le produit de la pensée, n’est-ce pas ? C’est fabriquer toutes sortes d’idées sur soi, c’est l’esprit critique qui dit sans cesse que l’on n’est pas assez bon ou que l’on doit s’améliorer.

Donc vous pouvez prêter l’oreille; cett e écoute est disponible à tout moment. Peut-être que, au début, il est bon de faire des retraites de méditation ou de vous mettre dans des situations où vous serez rappelé à l’ordre, où vous serez soutenu, où un enseignant vous encouragera à persévérer — parce qu’il est facile de retomber dans les vieilles habitudes, en particulier les habitudes mentales très subtiles — et le son du silence n’a pas l’air si extraordinaire que cela en comparaison. Pourtant, même en écoutant de la musique vous pouvez entendre ce silence. Il ne gâche pas la musique, il la met en perspective. A partir de là, vous ne vous laisserez pas emporter par elle ni piéger par les sons. Vous pourrez apprécier et le son et le silence.

La Voie du Milieu dont parle le Bouddha n’est pas l’annihilation extrême. On ne dit pas: « Le silence, la vacuité, le non-soi, voilà ce que nous devons atteindre. Nous devons nous libérer de tout désir, de notre personnalité. Tous les sens sont une agression au silence. Nous devons détruire toutes les conditions, la musique, les formes. Il ne devrait pas y avoir de formes dans cette pièce, que des murs blancs. » Il ne s’agit pas de voir le monde des formes comme une menace, comme une attaque contre la vacuité. Il ne s’agit pas de prendre position pour le conditionné ou le non-conditionné mais plutôt d’être conscient de leur lien – et cela requiert une pratique continue.

C’est là que l’attention, la présence sont nécessaires. Etant donné notre état sur cette planète Terre, liés comme nous le sommes à un corps humain, notre conditionnement est très lourd. Tout au long de notre vie, nous devrons vivre prisonniers des limites, des problèmes et des difficultés de notre corps. Sans compter les émotions ! Nous ressentons tout et nous en gardons le souvenir. Nous serons livrés aux sensations de plaisir et de douleur toute notre vie. Mais nous pouvons voir ces choses-là d’une certaine manière, celle que le Bouddha nous a montrée: comprendre les choses telles qu’elles sont réellement, leur permettre d’être ce qu’elles sont — cause de souffrance mais transitoires et sans nature propre — plutôt qu’y accorder un intérêt qui les déformera et causera encore plus de souffrance.

Par ignorance nous pouvons créer toujours plus de fausses images à partir des choses de la vie, de notre propre corps, de nos souvenirs, de notre langage, de nos perceptions, de nos opinions, de notre culture, de nos conventions religieuses — de sorte que tout devient compliqué, difficile et dualiste. Cette aliénation que ressent le monde moderne provient d’une obsession pour notre petit « moi »: nous nous sentons terriblement importants. On nous a appris que nous étions le centre du monde, de sorte que nous nous permettons de nous gonfler de notre propre importance. Même si nous pensons être un cas désespéré, nous donnons à cette pensée une énorme importance.

Nous pouvons passer des années à rencontrer des psychiatres, à discuter des causes de notre nullité, parce que c’est très important pour nous — et, dans un sens, c’est normal puisque nous devons passer toute une vie avec nous-mêmes; nous pouvons éviter les autres mais nous sommes liés à nous-mêmes.

Le concept d’anatta ou non-soi est souvent mal interprété. Certains y voient un déni du soi, quelque chose de mauvais en eux dont ils devraient se défaire. Mais anatta ne fonctionne pas ainsi. Anatta ou le non-soi est une suggestion faite à l’esprit, c’est un outil qui permet de réfléchir à ce que nous sommes réellement. Et puis, après un certain temps, il n’est plus nécessaire de se voir comme étant quoi que ce soit. Si nous allons au bout de ce raisonnement, le corps, les émotions, les souvenirs, tout ce qui semble être inexorablement « nous » ou « nôtre », peut être considéré en termes de phénomènes qui ont pour caractéristique constante de se produire, de durer un certain temps et puis de disparaître. Quand nous sommes pleinement conscients du fait que tous les phénomènes finissent par cesser, cela nous paraît plus réel que les conditions éphémères que nous avons tendance à saisir ou qui nous obsèdent. Il faut un certain temps pour dépasser l’obstacle de l’obsession de soi mais c’est faisable. Il faut un peu de temps du fait des tendances habituelles, c’est tout.

Certains psychologues et psychiatres ont dit que nous avions besoin d’un « moi ». Il est intéressant de voir que le « moi » n’est pas quelque chose que nous devrions éliminer mais quelque chose qui doit simplement être remis à sa juste place. De plus, il doit se fonder sur ce qui est bon et bien dans notre vie, c’est-à-dire qu’il faut cesser de fabriquer une image de soi pleine de défauts et de tendances négatives.

Il est tellement facile de se percevoir de manière critique, surtout quand on se compare à d’autres ou à des images ou à de grands personnages de l’histoire. Mais quand on se compare toujours à un idéal, on ne peut qu’être critique envers soi-même parce que la vie est ainsi. La vie est une rivière qui coule, elle est changement. Parfois on est fatigué, parfois on est envahi de problèmes émotionnels, de colère, de jalousie, de peur, de toutes sortes de désirs, de toutes sortes de choses étranges dont on n’est même pas complètement conscient. Mais cela fait partie du processus. Nous devons apprendre à reconnaître ces phénomènes quand ils se présentent, à en observer la nature: sont-ils bons ou mauvais, parfaits ou imparfaits ? De toutes façons, ils sont transitoires, autrement dit ils disparaîtront comme ils sont apparus. Ainsi nous continuons à apprendre et nous développons une force intérieure en dénouant les fils de notre conditionnement karmique. Il est possible que la vie n’ait pas été tendre avec nous, que nous ayons des problèmes physiques, des problèmes de santé, des problèmes émotionnels. Mais en termes de Dhamma, ce ne sont pas des obstacles parce que, très souvent, ce sont précisément ces difficultés qui nous poussent à nous éveiller à la réalité de la vie. Il y a quelque chose en nous qui sait très bien qu’essayer de tout arranger, de tout rendre beau et bien, de rendre notre vie agréable, n’est pas la solution. Nous comprenons que la vie ne peut être maîtrisée ou manipulée pour nous fournir ce qu’il y a de mieux, qu’elle est beaucoup plus vaste que cela.

Donc, pour nous aider à laisser tomber ce sentiment d’être quelqu’un, avec toutes les images qui s’y attachent, il y a cett e perception d’un silence sousjacent.

Nous pouvons être dans un silence où tout fait qu’un. C’est comme l’espace dans cette pièce.

C’est le même pour nous tous, n’est-ce pas ? Je ne peux pas dire que cet espace m’appartient. L’espace est ainsi, c’est en lui que les formes apparaissent et disparaissent mais c’est aussi quelque chose que nous pouvons voir e contempler. Ensuite, que se passe-t-il ? Plus nous développons cett e conscience de l’espace, plus nous ressentons une immensité s’ouvrir parce que l’espace n’a ni commencement ni fin. Nous pouvons construire des pièces et regarder l’espace qui les habite mais nous savons aussi que l’immeuble tout entier est dans l’espace. Ainsi l’espace est comme l’infini, il n’a pas de frontières. Cependant, dans les limites de notre conscience visuelle, il y a des frontières qui nous permett ent de voir l’espace d’une pièce parce que l’espace infini serait trop pour nous. Cet espace nous suffit pour pouvoir observer la relation entre les formes et l’espace. Le « son du silence » agit de la même manière avec vos pensées: il vous permet d’en percevoir la nature.

Je me suis exercé à avoir des pensées neutres, comme « je suis un être humain», qui ne réveillent aucune réaction émotionnelle. En m’écoutant penser cela, je m’efforce d’entendre la pensée en tant que pensée et le silence qui l’entoure. Ainsi j’observe la relation entre la faculté de penser et le silence naturel de l’esprit et, ce faisant, je stabilise mon attention, cette capacité de tout être humain à être témoin, à être à l’écoute, à être en éveil. C’est plus difficile sur le plan émotionnel quand on n’a encore pas mis fin au désir de posséder, de ressentir ou encore de tout abandonner.

C’est alors qu’il faut écouter vos réactions émotionnelles. Commencez par observer ce qui se passe quand le silence est présent. Cela peut être de la négativité:

« Je me demande ce que je fais ici » ou « Je perds mon temps ». Il vous arrivera de douter, au cours de cette pratique, mais écoutez bien ces émotions: ce ne sont que des réactions habituelles de votre mental. En le reconnaissant et en l’acceptant, vous verrez qu’elles s’arrêtent. Les réactions émotionnelles s’évanouiront de plus en plus et vous saurez en toute certitude que vous êtes « cela » qui est conscient.

A ce moment-là vous pouvez asseoir les bases de votre vie sur l’intention de faire du bien et de vous abstenir de faire du mal. Paradoxalement, nous avons besoin de cette estime de nous-mêmes. La méditation, ce n’est pas l’idée que, si nous sommes attentifs nous pouvons faire tout ce que nous voulons. Il y a aussi un élément de respect des conditions: on respecte son corps, son humanité, son intelligence et ses capacités. Il ne s’agit pas de s’y identifier ou d’y être att aché mais la méditation permet de reconnaître ce qui est à notre disposition: c’est ainsi, les conditions sont comme cela. Il faut même respecter nos incapacités.

Avoir du respect pour soi, c’est-à-dire pour les conditions qui nous accompagnent dans cette vie, signifie les respecter quelles qu’elles soient, développées ou atrophiées. Il ne s’agit pas de les aimer mais de les accepter et d’apprendre à travailler à partir de ces bases, aussi limitantes soient elles.

L’esprit en éveil ne cherche donc pas à avoir le meilleur de la vie. Il ne tient pas à avoir la meilleure santé, les meilleures conditions, le meilleur de tout pour y parvenir, parce que cela ne ferait que renforcer un sentiment d’être « quelqu’un qui ne peut fonctionner qu’en ayant le meilleur de tout ». Quand on commence à comprendre que nos faiblesses, nos défauts et toutes ces particularités que nous avons ne sont pas des empêchements, nous percevons les choses correctement. Nous pouvons les respecter et accepter de les utiliser pour aller au-delà de notre att achement à eux. Si nous pratiquons ainsi nous sommes libres de toute identifi cation, de tout attachement à nos images de nous-mêmes. C’est la chose merveilleuse que nous pouvons faire en tant qu’êtres humains: utiliser l’ensemble des moyens que nous a accordés la vie — et c’est un processus qui ne s’arrête jamais.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

A l'écoute des pensées

Extrait du livre « L’Attention »

En ouvrant notre esprit, en « lâchant prise », nous portons notre attention sur un point unique, nous sommes un simple observateur, le témoin silencieux et conscient de ce qui va et vient. Avec vipassanā (la vision pénétrante), nous utilisons les trois caractéristiques de anicca (le changement), dukkha (le caractère insatisfaisant) et anattā (l’absence d’identité propre) pour observer les phénomènes relatifs au corps et au mental. Nous libérons ainsi l’esprit de sa tendance à refouler les choses aveuglément. Si nous faisons une obsession sur des pensées futiles, par exemple, ou sur des peurs, des doutes, des angoisses ou de la colère, il ne sera pas utile de les analyser, nous n’avons pas à comprendre pourquoi ces pensées nous obsèdent, simplement à les amener sous le projecteur de la conscience.

Si vous avez très peur de quelque chose, ayez-en peur consciemment. N’évitez pas d’y penser, observez plutôt votre désir de vous en débarrasser. Faites complètement remonter à la surface ce qui vous fait peur, pensez-y délibérément et écoutez-vous penser. Il ne s’agit pas d’analyser cette peur mais de l’amener jusqu’au bout absurde de son parcours, là où elle devient si ridicule que vous pouvez en rire. Ecoutez aussi le désir, cette pensée folle qui dit : « Je veux ceci, je veux cela, il faut absolument que je l’aie, je ne sais pas ce que je ferai si je ne l’obtiens pas … » Parfois l’esprit se met à hurler « Je le veux ! » et vous êtes simplement là, à l’écouter.

J’ai lu un article sur les groupes de thérapie où les gens se crient à la figure toutes les choses qu’ils ont refoulées jusque là. C’est une espèce de catharsis, une forme de délivrance, mais il y manque réflexion et sagesse. Il manque la capacité d’écouter ces cris avec recul, de voir sa colère comme un phénomène conditionné au lieu de « se défouler » à dire ce que l’on pense. Il manque à l’esprit cette stabilité qui permet d’accueillir les pires pensées. Quand nous en sommes capables, nous voyons clairement que nos problèmes ne sont pas « personnels ». Mentalement, nous pouvons amener la peur et la colère jusqu’à leurs limites absurdes et voir alors qu’elles ne sont qu’un enchaînement naturel de pensées. Nous accueillons délibérément toutes les choses dont nous avons peur, non pas aveuglément mais en témoin, en les écoutant et les observant comme les « conditions mentales » qu’elles sont et non comme des problèmes ou des échecs personnels.

Donc, dans notre pratique, nous apprenons à ne plus saisir nos pensées obsessionnellement mais à les observer puis à les laisser passer. Il ne s’agit pas non plus d’aller chercher des sujets d’investigation mais quand les pensées se présentent d’elles-mêmes de manière répétitive, quand elles vous obsèdent et vous dérangent et que vous sentez l’envie de vous en débarrasser, mettez-les au contraire plus en lumière. Pensez-y consciemment et écoutez ce qui vient à l’esprit comme si vous écoutiez une vieille commère parler : « Nous avons fait ceci et nous avons fait cela et puis nous avons fait ceci et puis nous avons fait cela … » et la vieille dame n’en finit pas de radoter ! Exercez-vous à écouter simplement le son de cette voix sans la juger. N’allez pas penser : « Oh, j’espère que ce n’est pas moi, que ce n’est pas ma vraie nature » ni essayer de la faire taire : « Vieille râleuse, fiche le camp ! » Nous avons tous cette tendance ; je l’ai moi aussi. Mais ce n’est qu’un phénomène conditionné tout à fait naturel, pas une personne.

Notre tendance à nous lamenter — « Je me donne tellement de mal et personne n’apprécie ce que je fais » — est donc une condition, pas une personne. Quand vous êtes de mauvaise humeur, vous constatez souvent que les gens font tout de travers et même quand ils font les choses bien, ils les font mal ! C’est encore une condition de l’esprit, pas une personne. La mauvaise humeur, cet état d’esprit désagréable, n’est qu’une condition qui, comme toutes les conditions, est anicca (changeante), dukkha (insatisfaisante) et anattā (sans identité propre). Et puis il y a la peur de ce que les autres vont penser de vous si vous arrivez en retard. Vous avez oublié de vous réveiller, vous entrez et vous commencez à vous demander ce que les autres vont penser de vous et de votre retard — « Ils croient que je suis paresseux ». S’inquiéter de ce que pensent les autres est aussi une condition du mental. Ou bien vous êtes toujours à l’heure et quelqu’un arrive en retard et vous vous dites : « Il est toujours en retard celui-là. Il ne pourrait pas être à l’heure, pour une fois ! ». C’est encore une condition du mental.

J’aborde ces choses triviales pour les mettre en pleine lumière parce que nous avons tendance à les refouler du fait de leur trivialité et parce que les choses triviales ne nous intéressent pas. Mais voilà, quand on ne s’y intéresse pas, elles sont réprimées et finissent par causer un problème. Nous commençons à être inquiets, mécontents de nous et des autres ou bien déprimés et tout cela vient de notre refus d’accueillir consciemment les conditions mentales, les petites choses comme les choses horribles.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Lokavidu

Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001

Les mots ont le pouvoir de nous toucher de différentes façons. Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux ou déprimés. Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle nous baignons a cet effet sur nous. Le fait d’être né dans un corps humain en tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait peur. Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à l’abri. La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer l’illusion que tout va bien. Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de connaître vraiment le monde tel qu’il est.

L’un des qualificatifs utilisés pour décrire le Bouddha est lokavidū, « celui qui connaît le monde ». Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes. En effet, quand on considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui créons le monde dans lequel nous vivons.

Je vous propose cela comme sujet de réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.

Pour transcender cela nous avons l’Attention, la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible — ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître le monde. Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit — Celui qui Voit le Monde.

Donc le monde dont je parle n’est rien d’autre que ce que vous croyez être — vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. Par exemple nous croyons qu’ici nous sommes en Suisse. Nous croyons très fermement à ce genre de choses et nous sommes tous d’accord là-dessus. Pourtant le territoire lui-même dit-il : « Vous êtes en Suisse » ? Non, c’est nous qui le disons. En fait le monde entier s’accordera à dire que cette région, sur ce continent, s’appelle la Suisse.

Je me revois, il y a quelques années, en Angleterre, en train de pratiquer la méditation en marchant. Je regardais le sol sous mes pieds en contemplant simplement la situation et tout à coup je me suis dit : « Est-ce que ce sol, là, dit ‘Je suis l’Angleterre’. Non. C’est moi qui dis tout le temps ‘Je suis en Angleterre’ Je projette mon idée sur cette terre et donc je crée cela, je crée l’Angleterre. » Quand on regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni Angleterre ni Suisse ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là rien de réel.

C’est la même chose pour ce qui nous concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents, notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès la naissance. Le sentiment d’être suisse ou américain est quelque chose que nous acquérons. Nous acquérons aussi l’idée de comment les garçons ou les filles devraient se comporter, comment les choses devraient être. Tout cela nous est inculqué tout de suite après la naissance.

Quand nous prenons vie dans un corps humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma, l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience : c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous-mêmes avec le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après la naissance. Ce sont des conditionnements culturels. De même, ce que nous pensons de nous-mêmes — que nous méritons ou pas d’être aimés, que nous sommes intelligents ou stupides — tout cela est acquis, ce n’est pas « naturel », pas Dhamma. Si nous ne le voyons pas, si nous ne remettons pas ces choses-là en question, nous aurons tendance à fonctionner à partir de ces fabrications mentales, parfois durant toute notre vie.

Ce que nous faisons, en méditation, ce n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres — des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.

Il y a des gens qui ont une vie très dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et réagir toute notre vie en fonction de cela . Pourtant je suis sûr qu’en chacun de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.

J’ai grandi aux Etats-Unis, pays de culture très idéaliste. Nous sommes élevés avec des idées très arrêtées sur comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment de liberté par exemple, de liberté personnelle, d’individualité, d’égalité des droits. Ce sont là des valeurs et des idéaux américains très puissants qui nous sont distillés à travers notre éducation, les opinions de nos parents, etc.

Contemplons la nature d’un idéal. Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai, absolument parfait. Prenons l’exemple de la liberté. L’idéal de la liberté pour un Américain revient à dire : « Etre libre est mon droit », d’où il découle : « Je peux faire ce que je veux et quiconque essaie de m’en empêcher, de m’arrêter ou de me limiter va à l’encontre de mon droit à la liberté. » A partir de là, il se peut que l’on se sente terriblement frustré, menacé ou furieux contre toutes les influences, les forces, qui empêcheront d’être libre, autrement dit de vivre son idéal. Ou bien prenons l’exemple de l’égalité : tout le monde est pareil, nous sommes tous égaux — riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir — selon l’idéal, nous sommes tous égaux. C’est l’idéal de l’égalitarisme mais ce n’est pas la réalité. Au quotidien, dans la vraie vie, les Américains sont loin d’être égalitaires ...

Donc il y a l’idéal et puis la réalité de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal. Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le changement dont nous faisons l’expérience dans la vie. On peut le figer, dire que la vie devrait se conformer à cette image parfaite — mais que se passe-t-il ensuite ? Nous devenons très critiques. Nous nous observons et nous constatons immédiatement : « Je ne suis pas une personne idéale. Il y a des tas de choses que je ne devrais pas penser ou ressentir. » Et puis nous regardons autour de nous et ne trouvons rien ni personne qui soit idéal, aucune société, aucun système politique ... Ah, si ! La démocratie ! Voilà ! C’est le système que l’on devrait appliquer partout ! Mais quand on regarde les démocraties de près, il est évident qu’elles sont loin de l’idéal que nous avons de la démocratie, n’est-ce pas ? Il y tellement de choses à redire, tellement d’inégalités, tellement de situations qui ne sont pas démocratiques — et qui devraient l’être ! Alors viennent l’indignation, la colère et la frustration contre le pays en question. C’est la même chose pour nous. Ne sommes-nous pas souvent très critiques envers nous-mêmes parce que nous ne sommes jamais aussi bons que nous pensons devoir l’être ? Nous n’avons jamais assez de sagesse, de compassion, de gentillesse, de bienveillance, comparé à ce que nous devrions avoir si nous étions aussi parfaits que notre idéal.

Il est très important de réfléchir aux idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction. C’est comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant la mort.

C’est comme Ajahn Chah, mon maître, dont on dit aujourd’hui qu’il est au milieu des étoiles. Quand nous parlons d’Ajahn Chah maintenant, nous évoquons les souvenirs que nous en avons gardé et souvent ce sont des souvenirs d’un Ajahn Chah idéal. On entend toutes sortes d’histoires où Ajahn Chah se montre toujours incroyablement sage, plein d’humour et de compassion, la parole parfaitement juste au moment parfait, sans jamais commettre la moindre erreur — et s’il en fait c’était volontairement, par sagesse, pour enseigner quelque chose !! … Il est mort maintenant, c’est pour cela que les Thaïlandais disent qu’il est au milieu des étoiles. Il y a un autre grand maître en Thaïlande, Ajahn Mun, qui est mort bien avant que j’arrive en Thaïlande. Lui aussi est au milieu des étoiles maintenant. « Ajahn Mun ne commettait jamais la moindre erreur, il avait probablement marché sur sept lotus, comme le Bouddha, à sa naissance ... » Il y a d’innombrables histoires sur la sagesse et la grandeur de ce maître qui est à présent au ciel parmi les étoiles. Mais la réalité de la vie est différente. J’ai vécu avec Ajahn Chah pendant dix ans, pas quand il était au ciel mais quand il était ici sur terre ! … Et ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son humanité — pas sa perfection, son impeccabilité, son infinie sagesse, son absence de défauts et tout ce que l’on imagine aujourd’hui être Ajahn Chah. C’était un homme de chair et de sang comme nous tous, avec ses humeurs, ses sentiments, ses limites. C’est cela être humain et cette humanité n’est pas idéale, ce n’est pas un idéal. Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur, au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous nous souvenons des bons moments comme des mauvais.

Je me souviens avoir eu une véritable révélation par rapport au ressentiment. C’était un état d’esprit que j’avais tendance à refouler. Etant essentiellement idéaliste, j’étais capable de me dire : « La vie n’a pas toujours été très tendre pour moi, je n’ai pas toujours été traité comme j’aurais dû l’être mais bon, il faut avancer et ne pas en vouloir au monde entier pour autant. » C’est l’attitude qui consiste à dire : redresse le menton, sois brave et continue ta vie là où tu en es ! Or voilà qu’après huit ans — seulement huit ans ! — de vie monastique, j’ai dû assumer des responsabilités dont je n’avais aucune envie. A cette époque-là, nous avions ouvert un monastère international en Thaïlande, Wat Pah Nanachat, et Luang Por Chah m’a demandé d’en être l’abbé. C’était la dernière chose au monde que je voulais faire ! Je voulais pratiquer, je voulais partir dans les montagnes, je voulais méditer dans des grottes … Je ne voulais pas avoir à m’occuper des problèmes des autres, être responsable des enseignements et du développement d’un monastère … Je n’avais jamais rien fait de tel ! Je ne savais même pas comment faire ! Et pourtant, mon côté idéaliste voyait bien que c’était une bonne chose ; et puis j’avais fait vœu d’obéir à tout ce que me demanderait Ajahn Chah ... Donc, pour respecter mon vœu et avec le sentiment de rendre service, j’ai accepté cette responsabilité — mais, en même temps, j’ai commencé à accumuler inconsciemment beaucoup de ressentiment, j’ai refoulé ma rancoeur, je l’ai complètement ignorée. Ensuite, après dix vassa, je suis allé en Angleterre et là, on m’a demandé de rester vivre en Europe et d’assumer encore plus de responsabilités ! Plus les obligations s’accumulaient, plus le ressentiment augmentait — et cette fois je n’avais même plus Luang Por Chah à mes côtés … Je me souviens quand il m’a quitté à l’aéroport d’Heathrow et que son avion s’est envolé dans le ciel, j’ai soudain pris conscience que j’étais tout seul. Je me sentais comme un orphelin. Mon papa s’envolait, tous ces gens me regardaient avec plein d’attente dans les yeux, et moi je me disais : « Je ne veux pas être ici ! »

Au cours des années qui ont suivi, ce ressentiment s’est exprimé de différentes façons : dans ma façon de parler, le ton de ma voix, etc. jusqu’au jour où j’en ai pris conscience. J’ai réalisé que c’était devenu une tendance sous-jacente, ignorée de ma conscience. Par contre, une fois que je l’ai vraiment regardée en face, j’ai pu la laisser partir. Cette fois ce n’était plus rejeter la réalité, lever le menton et avancer courageusement ; renoncer par idéal, comme un noble cœur qui accepte sans créer de remous, alors qu’en réalité, ce que l’on vit au quotidien c’est un ressentiment sous-jacent.

Dans la méditation de l’ici et maintenant, si vous vous y autorisez, ce genre de chose va faire surface et remonter à la conscience — et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du déni.

C’est dans l’instant présent que nous pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.

J’ai donc autorisé ces sentiments à être pleinement vus et reconnus — non seulement la rancœur d’avoir été forcé à accepter une position que je ne voulais pas mais aussi le ressentiment lié à la vie monastique : j’avais toujours fait de gros efforts pour que tout aille au mieux mais il y avait toujours des gens pour me critiquer indéfiniment. Cela aussi est cause de ressentiment ! Alors un jour on commence à observer ce que l’on ressent, pas pour l’analyser à travers ses perceptions personnelles, mais simplement pour observer la sensation de rancœur et se dire : » D’accord, c’est ainsi. » Le mental embrasse l’ensemble de la situation et l’accueille pleinement — » embrasser » dans le sens de « inclure le tout » : quand on embrasse quelqu’un on prend toute la personne dans ses bras, avec ses bons et ses mauvais côtés, pas seulement les parties que l’on aime ! Donc on embrasse, on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles sont, grâce à cette prise de conscience ou sati sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis disparaissent.

« Ce » qui est conscient de cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle nous commençons à avoir confiance — je l’espère, en tous cas, je vous y encourage ! La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de la conscience. Ce n’est pas masculin ou féminin, américain ou suisse, personne ne peut revendiquer la conscience. Bien sûr, on peut croire qu’elle nous appartient mais c’est une illusion que nous créons. Donc il ne s’agit pas d’y croire comme en quelque chose de personnel mais de commencer à reconnaître l’état naturel qui consiste à être conscient avant de devenir « quelqu’un ».

C’est pour cela que j’ai trouvé très pratique d’utiliser ce son cosmique primordial, cette vibration que j’appelle le « son du silence » — est-ce bien un son, d’ailleurs ? C’est ce que c’est. Quand on apprend à reconnaître cette vibration aiguë, presque électrique, et que l’on commence à y être attentif, on s’ouvre, on se détend, on l’accueille et on abandonne automatiquement le « moi » — qui cherche à avoir quelque chose ou à devenir quelqu’un — pour se retrouver dans un état naturel de conscience pure. On voit clairement que cet état-là est véritablement « normal », naturel. Ce n’est pas quelque chose que l’on a réalisé grâce à des heures et des heures de méditation. C’est simplement en regardant, en s’ouvrant à l’instant présent, que l’on apprend à le connaître ou à le reconnaître.

Il faut en parler sinon nous risquons de le laisser passer sans y accorder d’importance. C’est pourquoi je parle de ce son comme d’un possible objet de méditation. Dans la tradition Théravada on n’en parle pas, je crois que je suis le seul à l’utiliser … Du coup certaines personnes se demandent si je suis très orthodoxe dans mon enseignement, mais cela ne me dérange pas ! Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre à partir d’une expérience directe, vécue. C’est cela qui est important : « A cet instant précis voilà je que je vis. » Que cela fasse ou non partie des Ecritures n’est pas la question. C’est ainsi et c’est tout.

Il faut aussi développer une certaine confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu sûre. Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.

A cet instant, vous pouvez simplement prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans la conscience. Quand vous le reconnaissez, vous pouvez percevoir certaines sensations : tensions, douleurs, picotements, sensations agréables, désagréables ou neutres … Votre Attention s’ouvre aux choses telles qu’elles sont, à la sensibilité de ce corps tel que vous le ressentez dans l’instant.

Et puis il y a la respiration. Développer la méditation sur l’inspiration et l’expiration — c’est l’ici et maintenant …

Et puis citta vipassanā : observer l’état mental, la qualité du mental dans l’instant présent, observer l’humeur, l’état émotionnel. Simplement observer. Il ne s’agit pas d’essayer d’y échapper mais de prendre conscience que vous pouvez regarder l’état émotionnel comme un objet. Cette conscience embrasse toute l’émotion que vous ressentez. Au lieu de l’analyser pour en rechercher la cause, vous la voyez comme une qualité énergétique. Cette énergie est là. C’est ainsi.

Et puis il y a le « son du silence ». L’arrière-plan qui englobe tout, le sans-limites. Quand on médite sur le son du silence, on a un sentiment d’infinitude. Il n’a aucune frontière, il est partout, il pénètre tout, il est incommensurable.

Tout cela vous permet de cesser de vous positionner sur le plan personnel habituel : « Il faut que je pratique, je dois me débarrasser de tous mes défauts, je dois faire plus d’efforts pour aller plus loin et trouver l’Eveil un jour. » Cela, c’est le conditionnement habituel de l’esprit. Mais quand vous percevez ce calme infini, cet incommensurable, cette immobilité du mental, vous commencez à voir que les idées erronées qui vous font fonctionner habituellement — « Je suis une personne qui doit pratiquer pour pouvoir devenir … » — sont une fabrication mentale, c’est le monde que vous créez à partir de votre vision conditionnée des choses. Ce qui sait, ce qui perçoit la vérité, n’est pas personnel. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de dire : « Inutile de méditer, il n’y a ni passé ni futur, je suis déjà parfait. » Non, ce que nous faisons, c’est apprendre ce qui est naturel sans le transformer aussitôt en autosatisfaction ou en autocritique.

Ceci dit, Ajahn Chah nous encourageait souvent à contempler nos propres qualités, même sur le plan personnel, parce que la tendance des Occidentaux est de s’appesantir sur leurs défauts. Il est vrai que, dans nos cultures, dire quelque chose de bien sur soi, c’est se vanter. Cela ne se fait pas, c’est prétentieux, c’est orgueilleux. On n’est même pas censé avoir la moindre idée positive sur soi, au point que nous croyons qu’être honnête signifie reconnaître tous ses défauts ! « Le vrai Sumedho est … » et là, on fait la liste de tous ses défauts. Si je disais : « Le vrai Sumedho aime ce qui est bon, il est gentil et généreux … », on dirait : « Pour qui se prend-il, celui-là ? » et je serais moi-même gêné de dire quelque chose de bien sur moi. Mais, vous voyez, dans la tradition bouddhiste ceci est encouragé, non pas pour se vanter ou cultiver une bonne image de soi mais comme une réflexion honnête sur notre véritable nature.

Par exemple, pourquoi venir à une retraite de méditation ? Rester assis sans bouger pendant une semaine, s’engager à respecter les Huit Préceptes, ne pas pouvoir parler, se lever à 5h30 le matin … quand vous pourriez passer du bon temps ailleurs ! Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose en nous qui aime ce qui est bon et qui a envie de se rapprocher de ce qui est authentique. Nous sommes prêts à sacrifier confort et plaisir pour en avoir l’occasion. Sinon nous ne viendrions pas dans un endroit comme celui-ci ; il y a tellement d’autres possibilités en cette belle saison, tellement de choses plus drôles à faire !

Reconnaissons donc les bonnes choses qui sont en nous sans pour autant écarter les mauvaises. Le but est de voir que nous ne sommes pas vraiment cela : nous ne sommes ni bons ni mauvais. Ces choses-là apparaissent et cessent selon les circonstances mais notre véritable nature transcende cette dualité, cette perception du bon et du mauvais. Quand nous le voyons, nous entrons dans la sagesse, pañña, et le anattā dhamma. Quand nous psalmodions, le matin, les qualités du Dhamma, nous disons sanditthiko akāliko ehipassiko opanayiko paccattam veditabbo viññuhi. Tous les jours nous récitons cela dans les monastères.

Sanditthiko dhamma signifie « le dhamma apparent ici et maintenant » — ce n’est pas l’Eveil un jour futur. Connaître, voir ce qui est présent en cet instant, c’est s’éveiller, s’y éveiller. Cet Eveil n’est pas lié à une certaine idée, à un certain point de vue, mais au fait immanent de s’éveiller. Il n’a pas de point de vue sauf qu’il inclut tout. Il voit que les choses sont comme elles sont : la douleur est ainsi, le plaisir est ainsi, le corps est ainsi, la sensibilité est ainsi, l’état émotionnel est ainsi.

Le son du silence ... Là aussi, inutile d’avoir un point de vue qui fait que l’on juge les choses, que l’on décide de ce qui devrait ou ne devrait pas être. Tout ce dont vous faites l’expérience en ce moment est exactement tel que ce doit être. C’est ainsi. Quels que soient votre état d’esprit, votre état physique, mental ou émotionnel, ou ce qui vous entoure, qu’il pleuve ou que le soleil brille … c’est un tout, tout fait partie de cet instant. C’est ainsi dans l’instant. « Apparent ici et maintenant. »

Akālika dhamma signifie « éternel », hors de l’illusion du temps. Quand on lâche prise, on a aussitôt ce sentiment d’être hors du temps. La notion de temps intervient quand on commence à penser à l’heure qu’il est, quand on parle de méditation de 45 minutes, d’heure de repas, de se lever à 5h30, etc. Ce n’est qu’une façon de concevoir le temps mais nous l’assimilons à la vraie vie alors que le dhamma est akālika, éternel. C’est pourquoi, quand on est totalement présent, on a un sentiment d’éternité … et on se demande ce qui est arrivé à ces 45 dernières minutes !

Ehipassika dhamma. Le mot ehi signifie « viens voir ! », c’est une incitation, un encouragement à regarder, à s’éveiller à l’instant. On le traduit habituellement par « qui encourage à l’observation » mais, dans la langue originale, en pāli, il y a aussi une notion d’immédiateté : « Regarde ! Viens voir tout de suite !. »

Opanayika dhamma signifie « ce qui pousse en avant » — ou « à l’intérieur ». Une traduction dit « en avant » et l’autre « en dedans » mais ne vous en préoccupez pas, soyez simplement conscients. Quand on a confiance en cette qualité d’Attention, de présence consciente au Dhamma, on comprend les choses de mieux en mieux et la vision pénétrante s’approfondit. Quand on avance sur ce chemin de conscience, toutes les zones d’ombre ou de confusion par rapport à nous-mêmes se dissipent peu à peu.

Paccattam veditabbo viññuhi signifie « dont le sage fait l’expérience par lui-même ». En thaï Ajahn Chah employait souvent le mot paccattam … par exemple si on lui demandait : « Ajahn Chah que signifie (ceci ou cela) ? », il répondait : « C’est paccattam ! » ce qui signifie « vous devez le découvrir par vous-mêmes » parce que personne ne peut vous le dire et si quelqu’un vous le disait, ne le croyez pas ! Cela signifierait que vous n’êtes pas éveillé et que lui l’est. Ne croyez rien, c’est vous qui savez. Vous voyez comme il est important de développer cette confiance en la conscience de ce qui est, apprendre à vous faire confiance plutôt que vous fier entièrement aux Ecritures ou aux paroles et aux opinions des autres !

Donc ce sentiment d’ouverture est une chose à laquelle vous pouvez vous fier. La conscience, l’Attention, la présence, l’intuition, sati sampajañña, l’aperception. On peut avoir confiance en cela parce qu’il n’y a là rien de personnel, c’est une ouverture à une réalité universelle. Vous commencez à avoir confiance en cette simple Attention à la vie.

Je vous offre ces paroles comme matière à réflexion et à contemplation

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Méditation marchée

Enseignement donné pendant une retraite

Maintenant, pendant l'heure suivante, nous allons pratiquer la méditation en marche, en utilisant le mouvement de la marche comme objet de concentration. Pour cela portez votre attention sur le mouvement de vos pieds et sur la pression du pied lorsqu'il entre en contact avec le sol. Vous pouvez utiliser le mantra « buddho », « bud » pour le pied droit, « dho » pour le pied gauche, sur toute la longueur du chemin de méditation ou « jongron ». Voyez si vous pouvez être complètement présent, attentif à la sensation de marcher pendant toute la durée du « jongron », du début jusqu'à la fin. Utilisez un rythme normal, que vous ralentirez ou accélèrerez selon le cas. Marchez à un rythme normal, car notre méditation est plutôt axée sur les choses ordinaires que sur les choses extraordinaires.

Nous respirons normalement, sans pratiquer de techniques de respiration spéciales ; nous utilisons la posture assise plutôt que la posture sur la tête, la marche normale plutôt que la course, le jogging ou la marche méthodiquement ralentie ; nous marchons tout simplement d'un pas détendu. Notre pratique gravite autour des choses les plus ordinaires car ce sont celles auxquelles nous ne prêtons pas d'attention particulière.

Mais maintenant nous portons notre attention précisément sur toutes ces choses qui nous paraissent évidentes et que nous ne remarquons jamais, comme notre mental et notre corps. Même les médecins, qui ont étudié la physiologie et l'anatomie, n'ont pas de contact véritable avec leur corps. Ils dorment avec leur corps, naissent avec leur corps, vieillissent, sont obligés de vivre avec leur corps, de le nourrir, de l'entretenir, et malgré cela ils vous parlent de votre foie comme s'il était tiré d'une planche anatomique. Il est plus facile de regarder un foie sur une planche anatomique que d'avoir conscience de notre propre foie, n'est-ce pas ? De même, nous regardons le monde comme si, d'une certaine façon, nous n'en faisions pas partie et ce qui est le plus ordinaire, le plus banal, nous échappe car nous ne regardons que ce qui est extraordinaire.

La télévision est extraordinaire. On peut programmer toutes sortes de choses fantastiques, aventureuses ou romantiques à la télévision. C'est une chose miraculeuse, il est donc facile de se concentrer dessus. On peut se faire absolument hypnotiser par la télé. De même, lorsque le corps est dans un état exceptionnel, gravement malade par exemple, ou extrêmement douloureux, ou encore lorsqu'il est traversé de sensations merveilleuses ou extatiques, là nous nous en apercevons. Mais simplement la pression du pied droit sur le sol, simplement le mouvement de la respiration, simplement la sensation du corps assis sur le siège lorsqu'on ne ressent rien de très intense, ce sont ces choses-là auxquelles nous nous éveillons maintenant. Nous portons notre attention sur les choses telles qu'elles sont, dans la vie de tous les jours.

Quand, dans la vie, on doit faire face à des situations exceptionnelles, on découvre qu'on y arrive très bien… On pose souvent cette question célèbre aux pacifistes et aux objecteurs de conscience : « Vous ne croyez pas à la violence, mais alors que feriez-vous si un détraqué attaquait votre mère ? ». Je crois que la plupart d'entre nous n'ont jamais eu à se préoccuper de ce genre de choses, qui de toute façon ne se produisent pas tous les jours. Mais si une situation aussi exceptionnelle devait effectivement se produire, je suis certain nous agirions de façon appropriée. Même les plus insensés sont capables de faire preuve de vigilance dans les cas extrêmes. Mais, dans la vie ordinaire, lorsqu'il ne se passe rien d'exceptionnel, alors que nous sommes tout simplement assis ici-même, nous pouvons nous comporter de manière totalement insensée, n'est ce pas ?

Il est dit dans le code de discipline du Pâtimokkha que nous, moines, ne devrions frapper personne. Et me voilà, assis dans ce lieu, me tracassant sur la conduite à suivre si un détraqué s'attaquait à ma mère. J'ai soulevé un grave problème moral dans une situation ordinaire alors que je suis assis ici et que ma mère n'est même pas présente. Pendant toutes ces années, aucun détraqué n'a jamais fait peser le moindre soupçon de menace sur la vie de ma mère (les conducteurs californiens par contre, oui !).

Il est facile de répondre aux grandes questions morales en fonction du moment et du lieu si, maintenant, nous sommes attentifs à ce moment et ce lieu. Par conséquent, nous portons notre attention sur l'aspect ordinaire de la condition humaine qui est la nôtre, la respiration de ce corps, la marche d'un bout à l'autre du « jongron » et les sensations de plaisir et de douleur. Au fur et à mesure que la retraite se poursuit, nous examinons absolument tout, nous observons et connaissons toutes choses telles qu'elles sont.

Telle est notre pratique de Vipassanâ : connaître les choses telles qu'elles sont, et non pas d'après quelque théorie ou hypothèse que nous émettrions à leur sujet.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Ce qui est

Cet enseignement est extrait des deux premiers entretiens donnés par le Vénérable Ajahn Sumedho à la communauté monastique d’Amaravati, pendant la Retraite d’hiver de 1988.

C’est aujourd’hui la pleine lune de janvier et le commencement de notre retraite d’hiver. Nous allons pouvoir passer toute la nuit en méditation assise pour commémorer la beauté de cet évènement. C’est une grande chance pour nous que d’avoir l’opportunité de consacrer ces deux mois à venir à la seule contemplation du Dhamma.

L’enseignement du Bouddha porte sur la compréhension des choses telles qu’elles sont, être en capacité de regarder, d’être « éveillé ». Cela implique de développer l’attention, la vision claire et la sagesse, et de suivre l’Octuple Sentier – tout ce qui constitue bhavana.

Quand nous observons les choses comme elles sont, nous les « voyons » au lieu de les interpréter au travers du filtre de notre ego. L’obstacle le plus important auquel chacun d’entre nous doit faire face est cette croyance insidieuse en un « je suis » – l’attachement au soi. Cette croyance est à ce point ancrée en nous que nous sommes comme un poisson dans l’eau : l’eau fait tellement partie de la vie du poisson que celui-ci ne la remarque même plus. Le monde des sensations dans lequel nous baignons depuis notre naissance est ainsi pour nous : si nous ne prenons pas le temps de l’observer pour ce qu’il est vraiment, nous mourrons sans développer la moindre sagesse.

Mais la chance que nous avons d’être nés en tant qu’êtres humains nous offre le grand avantage d’être en capacité de réfléchir – nous pouvons réfléchir sur l’eau dans laquelle nous baignons, c’est-à-dire observer le monde des sens tel qu’il est vraiment. Nous n’essayons pas de nous en extraire. Nous ne cherchons pas non plus à rendre les choses encore plus compliquées en y ajoutant nos projections ; nous sommes simplement attentifs à ce qu’il est. Nous ne nous laissons pas tromper par les apparences, par nos peurs, nos désirs et toutes les choses que notre esprit peut inventer à son propos.

C’est ce que nous voulons dire quand nous employons des expressions telles que : « C’est ainsi ». Si vous demandez à quelqu’un nageant dans l’eau : « Comment est l’eau ? », il y portera son attention et répondra : « Eh bien, elle est comme ça ; elle est comme elle est. » Vous pourrez alors préciser votre question : « Oui, mais comment est-elle exactement ? Est-elle froide, tiède ou chaude ? ... » Beaucoup de termes peuvent être employés pour décrire l’eau : elle peut être froide, tiède, chaude, agréable, désagréable … Mais, en réalité, elle est comme elle est, tout simplement. Le monde des sensations dans lequel nous baignons, tout au long de notre existence, est de même. Vous le trouvez comme ceci ou comme cela. Vous le ressentez. Parfois la sensation est agréable, parfois désagréable ; le plus souvent, elle n’est ni agréable, ni désagréable. Mais, dans tous les cas, elle est comme elle est, tout simplement. Les choses vont et viennent, elles changent ; il n’y a rien sur quoi s’appuyer qui soit vraiment stable. Le monde des sensations n’est qu’énergie, changement et mouvement, flux et reflux. La conscience sensorielle est ainsi.

Attention, nous ne jugeons pas ! Nous ne disons pas que c’est bien ou que c’est mal, que nous devrions apprécier ou rejeter les sensations : nous y prêtons simplement attention – comme pour l’eau. Le monde des sens est un monde que l’on ressent. Nous sommes nés dans ce monde et nous le ressentons. A partir du moment où le cordon ombilical est tranché, nous devenons des êtres physiquement indépendants ; nous ne sommes plus physiquement rattachés à personne. Nous ressentons la faim, nous ressentons le plaisir, la douleur, la chaleur et le froid. En grandissant, nous ressentons toutes sortes de choses. Nous ressentons avec les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps, et avec l’esprit lui-même. Nous avons aussi la capacité de penser et nous souvenir, de percevoir et concevoir. Tout cela est sensation. Ce peut être amusant et merveilleux, mais ce peut aussi être déprimant, dur et pitoyable … ou neutre – ni agréable ni douloureux. Toutes ces impressions sensorielles sont donc « ce qui est ». Le plaisir est ainsi, la souffrance est ainsi, et la sensation neutre, où le plaisir et la souffrance sont absents, est ainsi.

Afin de pouvoir mener une véritable réflexion sur ces choses, vous devez être vigilants et attentifs. Certaines personnes pensent que c’est à moi de leur dire ce qu’elles doivent ressentir : « Ajahn Sumedho, que suis-je censé ressentir maintenant ? » Mais on n’explique pas à autrui « ce qui est » ; nous devons êtres ouverts et réceptifs à ce qui est. Il n’est pas utile d’expliquer ce qui est à quelqu’un, quand celui-ci peut le découvrir par lui-même. Les deux mois à venir sont donc une occasion précieuse qui nous est offerte pour découvrir « ce qui est ». De nombreux êtres humains, semble-t-il, ne savent même pas qu’un tel développement de la sagesse est possible.

Qu’entendons-nous quand nous employons ce mot : sagesse ? De la naissance à la mort, les choses sont telles qu’elles sont. Il y aura toujours une certaine part de peine, d’insatisfaction, de désagrément et de laideur. Et, si nous ne sommes pas conscients que ces choses sont simplement comme elles sont, si nous ne les voyons pas comme des dhamma, nous aurons tendance à en faire un problème. Le temps qui s’écoule entre la naissance et la mort devient très « personnel », lourd de toutes sortes de peurs, de désirs et de complications.

Dans notre société, nous souffrons beaucoup de la solitude. Nous passons une grande partie de notre vie à tenter d’éviter cette solitude. « Parlons ! Echangeons ! Faisons des choses ensemble afin de ne pas être seuls. » Mais, à l’intérieur de ce corps humain, nous sommes irrémédiablement seuls. Nous pouvons faire semblant, nous pouvons chercher à nous divertir mutuellement mais c’est le mieux que nous puissions faire. Quand il s’agit de faire l’expérience réelle de la vie, nous sommes bien seuls ; et attendre que quelqu’un vienne nous libérer de notre solitude est trop demander.

Quand la naissance physique a lieu, voyez comment nous semblons soudain être des entités séparées. Bien sûr, nous ne sommes plus physiquement reliés à personne mais, en plus, du fait de notre attachement à ce corps, nous nous sentons isolés et vulnérables. Nous redoutons d’être seuls et nous inventons tout un monde dans lequel nous pouvons vivre. Nous y côtoyons des compagnons de toute sorte : des amis imaginaires, des amis réels, des ennemis – mais tous, vont et viennent, apparaissent et disparaissent. Tout naît et meurt dans notre propre esprit. Alors, nous commençons à réfléchir au fait que la naissance conditionne la mort. Naissance et mort ; commencement et fin.

Pendant cette retraite, je ne peux que vous encourager à pratiquer sur ce sujet : contempler ce qu’est la naissance. A cet instant, nous pouvons dire : « Ce corps est la conséquence de notre naissance. Ce corps est ainsi. Il y a de la conscience, il y a des sensations, il y a de l’intelligence, de la mémoire, des émotions. » Tout ceci peut être observé parce que ce sont là des objets de l’esprit ; ce sont des dhamma. Si nous nous attachons au corps en tant que sujet – ou à des opinions, des idées et des sentiments – comme étant « moi » ou « mien », alors nous connaîtrons la solitude et le désespoir, et il y aura toujours la menace de la séparation et de la fin. L’attachement à ce qui est mortel introduit peur et désir dans notre vie. Nous pouvons nous sentir anxieux et inquiets, même lorsque tout va à peu près bien. Tant que perdurera l’ignorance – avijja – quant à la vraie nature des choses, la peur dominera toujours la conscience.

Mais l’anxiété n’a pas de réalité ultime, c’est quelque chose que nous créons. Tout comme l’inquiétude. L’amour, la joie et tout ce qu’il y a de meilleur dans la vie, si nous nous y attachons, entraîneront avec eux leur contraire. C’est pourquoi, dans la pratique de la méditation, nous apprenons à accepter les sensations qui correspondent à ces sentiments. Quand nous acceptons les choses pour ce qu’elles sont, nous cessons de nous y attacher. Elles sont simplement ce qu’elles sont ; elles apparaissent et elles disparaissent, elles n’appartiennent pas à un moi.

Mais qu’en est-il du point de vue de notre contexte culturel habituel ? Notre société a tendance à renforcer cette conception selon laquelle tout est « moi » ou « mien ». « Ce corps est moi ; je suis comme ceci ; je suis un homme ; je suis Américain ; j’ai 54 ans ; je suis moine, etc. » Mais tout cela n’est que convention, n’est-ce pas ? Il ne s’agit pas de nier que je suis tout ce que je viens d’énoncer, mais seulement d’observer comment nous avons tendance à compliquer les choses en croyant qu’il y a un « je » dans tout cela. Si nous nous attachons à ces conventions, la vie devient plus difficile qu’elle ne l’est en réalité ; elle devient comme une toile dans laquelle on s’empêtre. Tout devient si compliqué ; nous restons collés à tout ce que nous touchons. Et, plus nous vivons, plus nous nous compliquons l’existence. Or les peurs et les désirs viennent tous de cette croyance en l’existence d’un moi : « Je suis quelqu’un ». Finalement, cela nous conduit à l’angoisse et au désespoir ; la vie nous paraît beaucoup plus difficile et douloureuse qu’elle ne l’est en réalité.

Mais quand nous observons simplement la vie telle qu’elle est, tout est bien : les joies, la beauté, les plaisirs sont comme ils sont. La peine, l’insatisfaction, la maladie sont comme elles sont. Nous pouvons, à tout moment, suivre le mouvement et les changements de la vie. L’esprit de l’être éveillé est souple et il sait s’adapter. L’esprit de la personne ignorante est rigide et conditionné.

Tout ce sur quoi nous nous bloquons dans la rigidité tournera mal. Se percevoir de manière figée rend toujours la vie difficile. Quelle que soit la catégorie à laquelle nous nous identifions – homme ou femme, classe moyenne ou ouvrier, américain ou européen, bouddhiste et théravadin … – si nous nous y attachons, nous connaîtrons une forme ou une autre de complication, de frustration et de désespoir.

Pourtant, sur le plan conventionnel, nous pouvons être toutes ces choses – un homme, un Américain, un Bouddhiste, un Théravadin ; ce sont des concepts tout à fait appropriés pour communiquer – mais rien de plus que cela. C’est ce que nous nommons sammuttidhamma – la « réalité conventionnelle ». Quand je dis : « Je suis Ajahn Sumedho », ce n’est pas en référence à un moi, à une personne ; c’est une convention. Etre un moine bouddhiste n’est pas être une personne, c’est une convention ; être un homme ou une femme n’est pas être une personne, c’est une convention. Les conventions sont comme elles sont. Si nous nous y attachons par ignorance, nous en devenons prisonniers. C’est comme la toile dans laquelle on s’empêtre ! Nous sommes aveuglés et trompés par ces conventions.

Quand nous lâchons ces conventions, nous ne les rejetons pas pour autant. Je ne vais pas me suicider ou quitter la vie monastique ! Les conventions sont très bien telles qu’elles sont. Elles n’occasionnent pas de souffrance tant que l’esprit demeure attentif et les perçoit pour ce qu’elles sont : de simples conventions. Elles sont un moyen pratique et utile en temps et en lieu mais pas au-delà.

Par la compréhension de la « réalité ultime » (paramatthadhamma), nous parvenons à la liberté du Nibbana. Nous sommes libérés des illusions du désir et de la peur ; cette libération de l’entrave des conventions est « l’au-delà de la mort ». Mais pour parvenir à cette réalisation, nous devons vraiment voir la nature de l’attachement. Qu’est-il en réalité ? Par quel processus naît cet attachement à un « moi » et comment cela engendre-t-il la souffrance ? Il ne s’agit pas de nier sa propre existence ; d’ailleurs l’attachement à l’idée de n’être personne, c’est encore être quelqu’un ! Ce n’est pas une question d’affirmation ou de dénégation, mais une question de compréhension, de vision intérieure. Et, pour cela, nous devons développer l’attention.

Avec l’attention, nous pouvons nous ouvrir à la globalité. Au début de cette retraite, nous nous ouvrons pour les deux mois de sa durée. Dès le premier jour, nous acceptons en pleine conscience toutes les possibilités qui pourront se présenter : la maladie comme la santé, le succès comme l’échec, le bonheur comme la souffrance, l’Eveil comme la totale désespérance. Nous ne nous disons pas : « Je ne veux avoir que ceci, je ne veux connaître que cela, je ne veux avoir que de belles expériences. Et puis je dois me préserver afin de vivre une retraite idyllique, être en parfaite sécurité et bien tranquille durant les deux mois à venir. » Un tel état d’esprit serait plutôt déprimant, non ? Au lieu de cela, nous devons nous ouvrir à tous les possibles, depuis le meilleur jusqu’au pire, et nous devons le faire en pleine conscience. Ce qui signifie : tout ce qui va se produire durant ces deux mois sera partie intégrante de notre retraite – c’est notre pratique. « Ce qui est » est le Dhamma pour nous tous : le bonheur et la souffrance, l’Eveil et le désespoir total, vraiment tout !

Si nous pratiquons de cette manière, le désespoir et l’angoisse peuvent nous mener au calme et à la paix. Quand j’étais en Thaïlande, je ressentais beaucoup de ces émotions négatives – solitude, ennui, anxiété, doute, inquiétude et désespoir. Mais, quand je les ai acceptées pour ce qu’elles étaient, elles ont cessé. Et que reste-t-il quand il n’y a plus de désespoir ?

Le Dhamma que nous étudions aujourd’hui est subtil. Pas subtil dans le sens d’« élevé » ou « érudit » ; il est, au contraire, si simple et si présent que nous ne le remarquons même pas. Comme l’eau pour le poisson : l’eau fait tellement partie de sa vie, que le poisson n’en a même pas conscience, même s’il y nage. La conscience sensorielle est ici et maintenant. Elle est ainsi. Elle n’est pas loin. Ce n’est pas vraiment difficile, il suffit simplement d’y prêter attention. Le chemin qui mène à la fin de la souffrance est le chemin de l’attention : présence consciente et attentive à ce qui est – sagesse.

Nous devons sans cesse ramener notre attention à ce qui est. Si vous avez de mauvaises pensées ou si vous vous sentez plein de ressentiment, amers ou irrités, observez ce que ces sentiments éveillent dans votre cœur. Si vous vous sentez frustrés et en colère pendant ce temps de méditation, ce n’est pas un problème parce que vous avez déjà ouvert la porte à cette possibilité. Cela fait partie de la pratique ; c’est ce qui est. Souvenez-vous que nous n’essayons pas de devenir des anges ou des saints, nous n’essayons pas de nous débarrasser de toutes nos impuretés et imperfections pour être parfaitement heureux. Le monde des humains est ainsi ! Il peut être imparfait et il peut être pur. Pureté et imperfection vont de pair. Connaître la pureté et l’impureté : voilà ce qu’est l’attention doublée de sagesse. Savoir que l’impureté est impermanente et non personnelle est sagesse. Mais, dès que nous la rendons personnelle, que nous nous y identifions – « Oh ! Je ne devrais pas avoir de pensées impures ! » – nous sommes à nouveau prisonniers du désespoir. Plus nous essayons de n’avoir que des pensées pures, plus les pensées impures vont surgir. En fonctionnant de cette façon, nous sommes certains d’être malheureux durant les deux mois à venir, c’est garanti ! Par ignorance, nous nous créons un monde qui ne peut être que déprimant.

Ainsi, à la lumière de l’attention ou de la présence consciente, toutes les formes d’abattement et de bonheur sont d’égale valeur : nous n’avons pas de préférence. Le bonheur est ainsi ; l’abattement est ainsi. Ils apparaissent puis disparaissent. Le bonheur est toujours le bonheur, ce n’est pas l’abattement. Et l’abattement est toujours l’abattement, ce n’est pas le bonheur. Mais ils sont ce qu’ils sont. Ils ne sont à personne et ils ne sont que cela : des sensations, des sentiments. Nous n’en souffrons pas. Nous les acceptons, nous en sommes conscients et nous les comprenons dans leur véritable nature : tout ce qui apparaît, disparaît. Aucun dhamma n’est « soi ».

Je vous offre cet enseignement comme sujet de méditation.

Source : Traduction de Hervé Panchaud disponible sur dhammadelaforet.org

Ici et maintenant

Un enseignement donné lors d'une retraite au Centre de méditation de Spirit Rock (Californie), le 3 juillet 2005.

Portez votre attention sur cet instant, ici et maintenant. Quoi que vous ressentiez, physiquement ou émotionnellement, qu'elle qu’en soit la qualité, ce moment est ce qu’il est. Cette compréhension de « ce qui est » est la conscience, la manière dont nous appréhendons le présent. Soyez attentifs à ceci. Quand nous sommes pleinement conscients, attentifs à ce qui est, ici et maintenant, sans ressentir aucun attachement, nous ne cherchons pas à résoudre nos problèmes, nous ne nous retournons pas vers le passé, ni nous projetons vers le futur. Et, si c’est le cas, nous arrêtons le flot des pensées en prenant conscience de ce que nous faisons. Le non-attachement signifie que nous ne sommes pas en train de créer de nouvelles choses dans notre esprit ; nous sommes seulement attentifs. Ceci signifie observer « ce qui est ».

Lorsque nous réfléchissons et planifions, que nous doutons, anticipons, espérons et spéculons sur l'avenir, tout cela prend place dans le présent, ici et maintenant, n'est-ce pas ? Ce sont des états mentaux que nous créons dans l'instant présent. Qu'est-ce que le futur ? Qu'est-ce que le passé ? Il n'y a que maintenant, ce moment présent. Nous pouvons alors nous demander : « Qu’est-ce qui connaît ? » Nous cherchons toujours une réponse à cette question. « Est-ce réellement moi ? Est-ce ma nature profonde ? » Ce retour sur soi, ce questionnement et cette volonté de se découvrir une identité sont aussi une création qui se produit dans le présent. Si nous nous fions au silence, il n'y a personne. Nous ne pouvons trouver personne dans le son du silence. Tout problème cesse alors.

Quel est le poids de tous nos souvenirs dans le moment présent ? Les souvenirs ont-ils une essence permanente ? La personne dont vous vous souvenez est-elle une personne réelle ? Veuillez maintenant penser à votre mère. Même si celle-ci n'est plus depuis de nombreuses années, le mot « mère » génère des pensées en vous ; des perceptions et des souvenirs apparaissent. Où est votre mère maintenant, alors que vous êtes assis ici à penser à elle ? Elle est une perception de l'esprit. Savoir que souvenirs et perceptions sont créés dans le moment présent n'est ni une critique, ni une négation ; c'est simplement voir les pensées pour ce qu'elles sont réellement.

Nous vivons souvent dans un monde gouverné par le temps et un « moi », et nous croyons à leur réalité, perdus que nous sommes dans nos propres illusions. Mais, en voyant le Dhamma, nous trouvons un chemin pour sortir de ce piège de l'esprit. Notre société croit réellement à ces illusions, aussi ne faut-il pas attendre d'aide de la société. Par exemple, nous aimons l'histoire. Quand on nous dit : « Vous savez, Bouddha était un être humain. C'est un fait historique ! », nous considérons ce fait comme véridique parce que nous avons toute confiance dans l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire ? C'est la mémoire. Si nous lisons différents récits historiques sur la même période, ils peuvent paraître très différents. J'ai étudié l'histoire coloniale britannique en Inde. Un récit écrit par un historien britannique est vraiment différent de celui écrit par un historien indien. L'un des deux ment-il ? Non, ce sont vraisemblablement d'honorables universitaires, l'un et l'autre, mais chacun voit et se rappelle les faits de manière différente. La mémoire est ainsi faite.

Quand vous explorez la mémoire, observez donc comment les souvenirs vont et viennent ; et la conscience est ce qui ce reste quand ils disparaissent. La conscience est dans le présent. C'est la voie, ici et maintenant, c’est « ce qui est ». Considérez ce qui se passe dans le présent comme la voie au lieu de suivre l'idée selon laquelle vous êtes quelqu'un venu du passé qui doit pratiquer maintenant afin de se débarrasser de ses souillures pour pouvoir, dans le futur, atteindre l'Éveil. Ceci n’est qu’un « moi » que vous créez et auquel vous croyez.

Nous souffrons beaucoup et ressentons de la culpabilité au souvenir de notre passé. Nous nous rappelons des choses que nous avons dites ou faites, que nous n'aurions pas dû faire, et nous nous sentons très mal. Ou encore nous espérons que tout ira bien dans l'avenir et nous nous inquiétons de ce qu'il adviendrait si tout allait mal. Eh bien, tout peut aller bien, comme tout peut aller mal... ou plus ou moins bien ou plus ou moins mal. Tout peut se produire dans le futur. C'est pour cela que nous nous inquiétons, n'est-ce pas ? Nous aimons aller consulter des voyants parce que nous sommes effrayés par ce que l'avenir pourrait nous réserver, par l'inconnu. Nous voulons savoir quel sera le résultat de nos décisions et si nous avons fait le bon choix.

La seule chose qui soit certaine concernant le futur — à savoir, la mort inéluctable de notre corps — est quelque chose que nous tentons d'occulter. A la seule évocation du mot « mort », l'esprit se bloque, n'est-ce pas ? C'est en tout cas ce qu'il m'arrive. Il n'est pas très poli, ni très politiquement correct de parler de la mort au cours d'une conversation ordinaire. Qu'est-ce que la mort ? Qu'arrivera-t-il quand nous mourrons ? Ne pas savoir nous angoisse. C'est l'inconnu. Nous ne savons pas ce qui arrive lorsque le corps meurt. Il y a différentes théories : la réincarnation, la renaissance dans une vie meilleure en récompense de nos mérites, la punition par une vie plus dure. Certains croient qu'ayant pu naître en tant qu'êtres humains, nous pouvons encore renaître sous la forme d'une créature inférieure. Et il y a ceux qui disent qu'étant nés sous forme humaine, nous ne pouvons pas renaître sous la forme d'un être inférieur. Il y a aussi la croyance en l'oubli : « Quand on est mort, on est mort ». C'est tout, il ne reste rien. Terminé. La vérité, c'est que personne ne le sait. Alors, nous occultons souvent la mort ou bien nous refoulons ces pensées.

Mais tout cela se produit dans le moment présent. Nous évoquons ce concept de la mort dans l'instant présent. La façon dont le mot « mort » affecte notre conscience est ainsi. C'est connaître notre ignorance dans le moment présent et non chercher à prouver une quelconque théorie. C'est savoir : le souffle est ainsi, le corps est ainsi, les sentiments et les états mentaux sont ainsi. C'est de cette manière que l'on avance sur la voie. Dire : « C'est ainsi » est seulement une façon de nous rappeler qu’il faut voir l'instant présent tel qu’il est, plutôt que de se laisser entraîner par l'idée que nous devons faire ou chercher quelque chose, contrôler ou nous débarrasser de quelque chose.

Ce n'est pas seulement par la pratique de la méditation formelle — que nous ne pouvons faire qu'en certains lieux, sous certaines conditions et avec certains enseignants — que nous pouvons cultiver bhavana et avancer sur la voie. Croire cela, c’est encore une opinion que l’on crée dans le moment présent. Observez comment vous pratiquez dans la vie quotidienne, à la maison, au sein de votre famille ou sur votre lieu de travail. Le mot bhavana signifie : être attentif à l'esprit dans l'instant présent, où que vous soyez. Je peux vous donner des conseils sur la manière de pratiquer la méditation assise — tant de minutes chaque matin et chaque soir — ce qui n'est pas à négliger. Il est toujours utile de développer la discipline, de prendre le temps, dans la vie quotidienne, d'arrêter vos activités, le flot de vos tâches, de vos responsabilités et de vos habitudes. Mais ce qui m'a le plus aidé, personnellement, c’est de réfléchir à l'instant présent et d’y être attentif.

Il est si facile de faire des plans pour l'avenir ou de se remémorer le passé, surtout lorsque rien d'important ne se passe dans le moment présent : « Je vais bientôt animer une retraite de méditation », ou : « J'ai vraiment fait un voyage magnifique au Bhoutan, pays très exotique de l'Himalaya. » Mais une grande partie de l'existence n'a rien de spécial. Elle est comme elle est. Et, même dans des endroits merveilleux de l'Himalaya, les choses sont comme elles sont ; les arbres, le ciel, la conscience : ce n'est pas si différent. Tout dépend de l'importance que nous leur accordons. J'ai aussi connu des personnes souffrant beaucoup à cause de choses qu'elles avaient faites et qu'elles n'auraient pas dû faire — des erreurs, des fautes graves ou des mots terribles qu'elles ont pu prononcer dans le passé. Il arrive qu’elles en deviennent obsédées car, une fois qu’elles commencent à se remémorer leurs erreurs passées, cela engendre tout un état d’esprit. Toutes les culpabilités du passé peuvent remonter ainsi et venir détruire leur vie dans le moment présent. Nombreux sont ceux qui se retrouvent prisonniers d’un enfer qu'ils se sont eux-mêmes créé.

Mais tout cela se produit dans l’instant, c'est pourquoi ce moment présent est la porte de la Libération. C'est la porte qui mène « au-delà de la mort ». S’éveiller à cette vérité ne signifie pas réprimer, nier, rejeter, défendre, justifier ou blâmer ; les choses sont ce qu'elles sont, on est attentif aux souvenirs qui remontent. Se dire : « C'est un souvenir » est une juste appréciation. Ce n'est pas un rejet de la pensée, mais ce n’est pas non plus une manière de la considérer avec tant d’attachement personnel. Les souvenirs, lorsqu'ils sont vus pour ce qu'ils sont, n'ont pas d'essence propre. Ils se dissolvent dans l'air.

Essayez de vous rappeler un souvenir peu glorieux et concentrez-vous délibérément dessus. Pensez à une chose grave que vous avez faite et décidez de garder ce souvenir présent dans votre conscience pendant cinq minutes. Si vous essayez de rester concentrés sur ce souvenir, vous verrez combien il est difficile de soutenir votre attention. Mais quand ce même souvenir survient de lui-même, et que vous lui résistez ou que vous vous complaisez à le ressasser ou que vous y prêtez foi, alors ce souvenir risque d’occuper votre esprit toute la journée. Toute une existence peut être remplie par la culpabilité et le remords.

Ainsi, le simple fait de s’éveiller, pour voir les choses telles qu’elles sont, est un refuge. Chaque fois que vous êtes attentifs à vos pensées — sans jugement, même si ces pensées sont laides et mauvaises — vous avancez dans la pratique. C'est en cela que vous pouvez avoir confiance. En pratiquant ainsi, développez votre confiance. La force de votre attention deviendra plus grande que celle de vos émotions, de vos impuretés, de vos peurs et de vos désirs. Au début, il peut sembler que les émotions et les désirs sont beaucoup plus forts, et qu'il est tout bonnement impossible d’y rester simplement attentif. Vous pouvez avoir seulement quelques brefs moments de pleine attention, avant de retomber dans la tourmente. Cela peut paraître sans espoir, mais ce ne l'est pas. Plus vous expérimenterez cette attention, plus vous l'observerez et vous mettrez votre confiance en elle, plus elle deviendra solide et stable. Le pouvoir apparemment invincible des réactions émotionnelles, des obsessions et des habitudes perdra cette apparence de force supérieure. Vous verrez que votre force véritable est dans l'attention et non dans le fait de pouvoir contrôler l'océan et les vagues, les cyclones, les tsunami, et tout ce que vous ne pourrez, de toute façon, jamais contrôler. Ce n'est qu'en vous fiant à ce seul point — ici et maintenant — que vous pourrez atteindre la Libération.

Source : Traduction de Hervé Panchaud disponible sur dhammadelaforet.org

La patience

Savoir endurer patiemment est la vertu suprême.

Dhammapada 184

La patience est une vertu très prisée dans le monde bouddhiste, alors qu'elle est peu valorisée dans la société matérialiste où sont mises en exergue l'efficacité et la rapidité à obtenir ce que l'on convoite. Avec toutes ces choses jetables qui sont produites aujourd'hui, dès que nous ressentons le désir ou le besoin de quelque chose, nous pouvons l'obtenir rapidement et, si ce n'est pas le cas, nous en sommes irrités et contrariés, et nous nous plaignons... "Ce pays va à vau l'eau", entendons-nous souvent dire, n'est-ce pas ? Les gens se plaignent parce qu'il y a des grèves, que le service n'est pas assez rapide, que leurs désirs ne sont pas satisfaits assez vite, et qu’ils doivent donc attendre et faire preuve de patience.

Voyez comment, durant une méditation assise, dès qu'une douleur survient dans une partie de votre corps, vous devenez impatient et cherchez de façon systématique à échapper à cette douleur. Si vous avez de la fièvre ou si vous tombez malade, voyez comme vous en voulez à votre organisme pour tous les ennuis et les complications qu’il provoque, et comment vous cherchez à éliminer cette douleur au plus vite.

La patience est sans doute la vertu la plus importante à développer pour celui qui pratique la méditation parce que, s’il n’a pas de patience, le développement spirituel lui sera absolument impossible. Il pourrait se dire : "Je vais choisir la pratique du Zen qui conduit à la connaissance instantanée, et ne pas m'embarrasser avec le Theravada qui demande un temps si long de pratique. Je veux l'éveil immédiat pour n'avoir pas à attendre et à faire toutes ces choses ennuyeuses qui prennent tant de temps et auxquelles je ne veux pas me consacrer. Peut-être que je pourrais prendre des cours, que je pourrais avaler une pilule miracle ou me connecter à une machine qui me ferait connaître l'éveil instantané".

Je me souviens, quand le LSD commença à être connu, les gens disaient que c'était le chemin le plus rapide pour atteindre l'Éveil : « Il vous suffit d'avaler ce comprimé et vous comprendrez tout ! Inutile d'aller vous enfermer dans un monastère ou de vous compliquer la vie en vous faisant ordonner moine. Prenez cette pilule et vous aurez l'Éveil. Allez à la pharmacie ou chez le dealer du coin … vous n'avez pas à vous engager à quoi que ce soit ! »

Ne serait-ce pas merveilleux s'il n'y avait que cela à faire ? Mais, après quelques "trips" sous LSD, les gens ont commencé à comprendre que les expériences d’"illumination" disparaissaient et qu'ils se retrouvaient ensuite dans une situation encore plus désastreuse qu'avant. Aucune patience.

Dans un monastère, l'entraînement à la patience fait partie de notre mode de vie. Dans un monastère de forêt du nord-est de la Thaïlande, vous avez toutes les chances de devenir patient parce que la vie y est fastidieuse et que vous devez l’endurer. Vous devez pouvoir supporter toutes sortes d'expériences physiquement déplaisantes, comme le paludisme et la saison chaude. La saison chaude dans le nord-est de la Thaïlande est la chose la plus morne et désespérante que j'aie pu connaître dans ma vie. Dès le matin, au réveil, on se dit : "Encore un autre jour" – tout semble si morne. " Une autre journée chaude, un jour sans fin de chaleur, avec les moustiques et la sueur." Un jour sans fin – l'un après l'autre.

Et puis l'on se dit que c'est là une occasion sensationnelle de développer la patience ! Vous entendez parler de centres de méditation en Amérique où l'on expérimente de nouvelles voies pour atteindre la Connaissance ; des endroits où vous pourriez vous impliquer dans des relations interpersonnelles enrichissantes et faire nombre de choses fascinantes qui vous mèneraient à l'Éveil. Et vous restez assis là, en pleine saison sèche, par un jour brûlant et morne, qui semble ne pas vouloir finir, un jour où chaque heure est une éternité à vous dire : "Mais qu'est-ce que je fais ici ? Je pourrais être en Californie, avoir une vie passionnante, faire des choses fascinantes et parvenir à l'Éveil d'une manière plus rapide et plus définitive que dans ce coin perdu de Thaïlande". Vous recevez des lettres d'amis américains, impatients, qui ont fait le tour du monde, qui ont rendu visite à tous les maîtres et tous les gourous de la terre. "Mais qu'est-ce que je fais ici, à tremper mes habits de sueur et à me faire dévorer par les moustiques ?"

C’est alors que vous vous rappelez : "Je dois développer la patience. Si, dans cette vie, je peux apprendre à être patient, je n’aurai pas vécu en vain. Etre seulement un peu plus patient, ce sera déjà bien. Je ne vais pas aller en Californie pour m'investir dans ces groupes de rencontre fascinants, essayer ces thérapies modernes et participer à ces expériences scientifiques ... Je vais rester là et apprendre à être patient avec ces moustiques qui me piquent les bras … apprendre la patience au long de cette morne saison sèche qui semble vouloir durer toujours."

Souvent, je me disais aussi : "Mon esprit est trop vif, trop brillant ; c’est pour cela qu’il est traversé par un si grand nombre de pensées". Comme j'avais toujours voulu avoir une personnalité intéressante, je m’étais formé dans ce sens, cherchant à acquérir toutes sortes d'informations inutiles et d'idées stupides afin de passer pour quelqu'un de passionnant et de divertissant. Mais tout ceci est futile et vain dans un monastère du nord-est de la Thaïlande ; ce n'est qu'une habitude mentale qui tourne sans cesse dans la tête quand on est seul, sans personne à charmer, et cela n’a plus rien de fascinant.

Au lieu de chercher à devenir charmeur et fascinant – je voyais bien combien c’était inutile – j'ai commencé à observer les buffles d'eau, me demandant ce qui pouvait bien se passer sous leur crâne. Il n'y a pas de créature au monde à l'apparence plus stupide que le buffle d'eau de Thaïlande. C'est une grosse créature lourdaude à l’air morne. "Voilà ce qu'il me faut ! Je vais m'asseoir dans mon kouti et rester là, à transpirer en essayant d'imaginer quelles peuvent être les pensées d'un buffle d'eau." Alors je m’asseyais et je tentais de recréer dans mon esprit l'image d'un buffle d'eau jusqu'à devenir plus stupide, plus terne et plus patient, délaissant cette personnalité intéressante, intelligente et fascinante ...

Apprendre seulement à être plus patient avec les choses telles qu'elles sont en nous-mêmes – nos blocages, nos pensées obsessionnelles, notre esprit inquiet – et telles qu’elles sont à l’extérieur. C'est comme ici, à Chithurst : combien d'entre vous sont-ils vraiment patients ici ? J'entends certains se plaindre de devoir travailler trop dur, ou bien de manquer de temps, d’avoir trop de ceci ou pas assez de cela : trop de monde, pas assez d'intimité ... C'est ainsi que l'esprit fonctionne, n'est-ce pas ? On peut toujours imaginer un endroit où l'on serait mieux. Mais la patience, cela signifie que vous devez prendre les choses comme elles sont, là, maintenant. Combien d'entre vous seraient prêts à méditer tout au long d'une saison chaude dans le nord-est de la Thaïlande ? A passer toute une année à souffrir d’une maladie tropicale, patiemment, sans désirer vouloir rentrer à la maison et retrouver une mère qui prendrait soin de vous ?

Nous avons encore l'espoir que l'Eveil fera de nous une personne plus intéressante que le commun des mortels : « Si je pouvais atteindre l'Eveil, je pourrais certainement être content de moi à nouveau ! » Mais la sagesse du Bouddha est une sagesse faite d'humilité ; il faut beaucoup de patience pour devenir un sage comme le Bouddha. La sagesse du Bouddha n'est pas une forme de sagesse très spectaculaire – ce n'est pas comme être un physicien nucléaire, un psychiatre ou un philosophe. La sagesse du Bouddha rend très humble parce qu'elle sait que tout apparaît et disparaît, et que rien n’est personnel. Elle sait donc que, quoi qu'il se produise dans le corps et l'esprit, il s’agit d’un phénomène conditionné, et que tout ce qui apparaît, disparaît. Et elle reconnaît le Non-conditionné comme étant Non-conditionné.

Mais est-il si intéressant ou fascinant de connaître le Non-conditionné ? Essayez d'imaginer ce qu'il pourrait y avoir d'intéressant dans la connaissance du Non-conditionné ! On peut se dire : "Je voudrais connaître Dieu ou le Dhamma ; ce sera incroyablement fascinant – le bonheur, l’extase." Alors vous cherchez, par le biais de la méditation, à faire ce type d'expérience. Vous vous dites que cette excitation vous rapproche du but. Mais le Non-conditionné n'est pas plus excitant que l'espace de cette salle. L'espace de cette salle est-il intéressant à regarder ? Pas pour moi : il est assez semblable à l’espace d'une autre salle. Les choses se trouvant dans cette pièce peuvent être plus ou moins intéressantes – ou bonnes ou mauvaises, belles ou laides – mais l'espace ... qu'y-a-t-il à en dire ? Il n'y a rien que vous puissiez penser ou dire à son sujet. Il n'a pas d'autre caractéristique que d'être … spacieux. Et pour pouvoir être véritablement "spacieux" soi-même, il faut être patient.

Comme vous ne pouvez vous saisir de rien, vous reconnaissez l’espace au fait que vous ne vous emparez pas des objets de la pièce. Quand vous lâchez prise, quand vous cessez vos obsessions, vos jugements, vos critiques et vos évaluations sur les choses et les gens présents dans cette pièce, vous commencez à faire l'expérience de son espace. Mais cela nécessite une bonne dose de patience et d'humilité. Ce sont notre orgueil et notre fierté qui sont à l’origine de nos opinions : si nous aimons ou pas cette représentation du Bouddha, la gravure qui est disposée derrière, la couleur des murs ; ou encore si nous trouvons inspirants ces portraits d'Ajahn Mun et d'Ajahn Chah. Mais là, nous restons assis dans l'espace, tout simplement. Le corps commence à devenir douloureux, nous devenons agités, ou bien somnolents mais nous persévérons, nous observons et écoutons. Nous écoutons l'esprit – les plaintes de l'esprit, les peurs, les doutes et les inquiétudes – non pas pour parvenir à des conclusions fascinantes sur nous-mêmes en tant que personnes, mais pour arriver à la connaissance toute simple que tout ce qui apparaît, disparaît.

La sagesse du Bouddha n'est rien d'autre : connaître le conditionné en tant que conditionné, et le Non-conditionné comme Non-conditionné. Les bouddhas reposent dans l’Inconditionné et, sauf en cas de nécessité, ne se laissent plus absorber par quoi que ce soit. Ils ne sont plus trompés par les phénomènes conditionnés, et ne sont attirés que par l’Inconditionné, l’espace et la vacuité – plus par les phénomènes impermanents qui emplissent l’espace.

Pendant la méditation, maintenant, alors que vous prenez conscience de la vacuité de l'esprit, de toute l'étendue de l'esprit, vos attachements et vos répulsions habituels, vos peurs, vos doutes et vos inquiétudes relatifs à tout ce qui est conditionné diminuent. Vous commencez à comprendre que ce ne sont que des choses qui apparaissent et disparaissent, qu'il n'y a pas de soi, rien qui mérite que l’on s'enthousiasme ou que l’on se lamente : les choses sont comme elles sont. Nous pouvons permettre aux phénomènes d'être simplement, car ils vont et viennent – comme leur nature est de disparaître, nous n'avons pas à les faire disparaître. Nous devons être suffisamment libres, patients et endurants afin de laisser les choses suivre leur cours naturel. De cette manière, nous pouvons nous libérer des tensions, des conflits et de la confusion de l'esprit ignorant qui passe tout son temps à évaluer et sélectionner, pour essayer de retenir ceci et rejeter cela.

Je vous prie de réfléchir à ce que je viens de vous dire, et de prendre tout le temps nécessaire pour supporter ce qui paraît insupportable. Ce qui semble insupportable est supportable si vous savez être patient. Sachez être patient avec les autres et avec le monde tel qu'il est, au lieu de vous appesantir sur ce qui ne va pas et sur ce que vous feriez si vous pouviez changer les choses. Souvenez-vous que le monde est comme il est, ici et maintenant – il ne peut être différent. La seule chose que nous puissions faire, c'est être patients avec le monde tel qu'il est. Cela ne veut pas dire que nous approuvions tout, et que nous l'aimions ainsi. Cela signifie simplement que nous pouvons vivre en paix avec lui, plutôt que continuer à nous plaindre et à nous rebeller, causant davantage de friction et de confusion, lesquelles viennent s'ajouter à la confusion née du fait que nous croyons à la réalité de notre propre confusion.

Source : Traduction de Hervé Panchaud disponible sur dhammadelaforet.org

Une question de vie et de mort

Extrait du livre publié aux Editons SULLY

Pour ceux qui pratiquent le Dhamma, la vie est un moment propice à la contemplation et à la réflexion sur ce qui est. Même la mort des personnes qui nous sont chères fait partie de notre contemplation. Nous acceptons le fait que naître signifie que nous devrons un jour être séparés les uns des autres, que nous verrons mourir ceux que nous connaissons et que nous finirons tous par mourir. Donc cet engagement dans la vie et la mort fait pour nous partie du Dhamma. C’est ce qui est et il n’y a rien de mal à cela.

Notre société refuse d’accepter la mort et de la considérer vraiment en profondeur. Nous sommes tellement impliqués dans la vie, à essayer de tout rendre beau et bien pendant qu’elle dure, que nous avons tendance à faire abstraction du final — de sorte que nous n’y sommes absolument pas préparés. Si on réfléchit aux moments les plus importants de la vie, on réalise que ce sont la naissance et la mort. L’idée de la naissance, de voir venir des bébés au monde, est chère au cœur des gens ; mais l’idée de la mort est déroutante. Que se passe-t-il quand quelqu’un meurt ? Qu’est-ce que cela signifie ?

La perception même de la mort nous laisse dans un état d’incertitude. Qu’est-il advenu de cette personne que nous percevions auparavant comme étant vivante ? Où est-elle allée ? Est-elle allée quelque part ou bien la mort signifie-t-elle sombrer dans l’oubli ? Paradis, enfer, oubli … Qui peut savoir ?

Ce que nous savons, c’est que nous ne savons pas. Nous savons que nous sommes encore en vie, que nous ne sommes pas encore morts et que nous ne savons pas ce qui se passe quand quelqu’un meurt. Cela peut paraître insignifiant mais c’est très important parce que, ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est qu’ils ne savent pas. Au lieu de cela, certains vont croire n’importe quoi, vont accepter n’importe quelle conjecture ou idée bizarre.

Mourir avant la mort

Ce que nous enseigne la méditation, c’est la façon de mourir avant la mort du corps. Plus que toute autre chose, c’est une façon de mourir avant la mort et de mourir à la mort, de sorte que, pour le dire poétiquement, la mort est morte. Par « mort », j’entends cette perception que nous en avons dans l’esprit. Si la perception de la mort est prise personnellement, nous avons peur parce que nous croyons que nous allons mourir. La perception de quelqu’un de vivant est basée sur la vision selon laquelle ce corps est à moi et je suis ce corps … de sorte que la perception de la mort est effrayante. Nous vivons dans un monde d’angoisse et de peur par rapport à la mort du corps, la séparation d’avec les êtres chers, le mystère de ce qui se produit quand nous mourons. Nous nous demandons : « Vaut-il la peine d’être bon, de suivre des préceptes moraux et d’être gentil ? Ou devrions-nous ne pas nous en préoccuper puisque cela importe peu ? Cet univers est-il sans principes moraux de sorte que l’on peut tuer et voler, mentir et tricher parce que cela n’importe pas vraiment ? Après la mort, y a-t-il simplement l’oubli ou bien nos actions dans ce corps humain influencent-elles ce qui va se passer après ? » Nous pourrions imaginer des réponses à ces questions jusqu’à notre dernier souffle !

Le Bouddha, quant à lui, n’a pas émis de conjectures à propos de la vie et de la mort mais il a souligné « ce qui est » dans notre expérience de la vie — et c’est le sens de la méditation. La méditation est une recherche, un examen, un regard profond sur les choses telles qu’elles sont. Nous étudions ce qu’est le corps, ce que sont nos sentiments et ce qui nous apporte la joie et la sérénité. Nous voyons par nous-mêmes ce que sont réellement le désir et l’attachement et nous observons les conditions apparaître et disparaître.

Mourir avant la mort signifie permettre à ce qui est apparu de disparaître. Cet enseignement se rapporte à l’esprit car il est bien évident que nous laisserons le corps mourir quand il sera temps pour lui de mourir. Si le corps doit vivre une minute de plus ou cinquante ans de plus, c’est son affaire. Nous ne sommes pas pressés de mourir et nous n’essayons pas non plus de prolonger la vie plus que nécessaire. Nous laissons ce corps vivre le temps qu’il doit vivre parce qu’il n’est pas nous, il ne nous appartient pas. Quelle que soit la durée de vie de ce corps, ce sera bien. De toute façon, il n’est pas à moi. Par contre, pendant qu’il est encore vivant, l’occasion existe de mourir avant la mort : de mourir à l’ignorance et à l’égoïsme ; de mourir à la convoitise, à l’aversion et aux concepts erronés ; de laisser tout cela mourir ; de laisser tout cela passer et puis disparaître. Ainsi on observe la mort telle qu’elle se produit, comme la fin, la cessation de ces choses que nous avions tendance à prendre pour nous-mêmes mais qui ne sont en réalité que de simples conditions mortelles.

Les êtres humains ont tendance à interpréter toute forme de convoitise, d’aversion et d’ignorance comme quelque chose de personnel. Nous nous disons : « Je suis gourmand, je suis en colère, je n’y comprends rien. Et si je suis, vous êtes aussi. » Ainsi la conviction « je suis / tu es » crée l’illusion d’être une personne. Mais qu’est-ce qu’une personne ? Qu’est-ce que le soi ? Qu’est-ce réellement ? Nous pouvons observer la peur d’abandonner notre personnalité quand une pensée s’insinue en nous : « Si mon monde ne tourne plus autour de moi, que va-t-il rester ? Je vais me dissoudre et disparaître dans la vacuité. Si je ne me crée pas beaucoup de kamma — en ayant une névrose intéressante, en allant chez des psychiatres, en passant des heures à parler de mes peurs et de mes angoisses, en me créant des liens émotionnels —, que va-t-il se passer ? » Nous voyons alors combien nous avons peur de lâcher notre « personne ».

Les relations familiales en sont un bon exemple. Si vous avez des enfants, vous vous direz peut-être : « Mais comment ne pas être attaché à mes enfants ? » Il ne s’agit pas de jeter vos enfants dans le cratère d’un volcan pour vous convaincre que vous n’y êtes pas attaché ! Mourir à l’égoïsme, laisser l’égoïsme mourir, ne signifie pas que vous n’aimez pas vos enfants. Cela signifie que vous n’êtes plus attaché à la perception de vous-même en tant que quelqu’un dont le bonheur dépend de la certitude que ces enfants sont bien à vous, qu’ils vous aiment, qu’ils ne peuvent pas vivre sans vous et que vous ne pouvez pas vivre sans eux. On peut créer un piège gluant de concepts erronés à propos des enfants. Nous appelons cela « aimer ses enfants » alors qu’en réalité ce soi-disant amour est pris dans un filet d’attachement et d’ignorance. Très peu d’amour peut émerger réellement de cette sorte de relation.

Donc « amour » ne signifie pas « attachement ». Aimer, c’est être capable de voir les choses clairement, d’être joyeux et altruiste, de donner librement et de servir les autres sans y chercher son propre intérêt. C’est être capable de vivre sans cette idée de « moi » et de « mien », et sans toute cette forme particulière de souffrance que nous créons parfois autour de nos parents, de nos enfants, de notre conjoint, de nos amis — de notre monde.

Peut-être la mort est-elle le réveil du rêve de la vie. Avez-vous déjà envisagé les choses sous cet angle ? Vivre avec une image de soi est souvent une mort vivante, une espèce de souffrance et de peur continue qui s’amoncelle dans notre esprit. La dépression est une mort ; le désespoir est une mort ; la peur, le désir et l’ignorance sont une mort. Nous pouvons donc vivre une mort vivante ou bien nous pouvons mourir à ce type de mort avant la mort du corps en nous éveillant du rêve de la vie et des images erronées d’un soi.

La seule véritable certitude

Il nous faut accepter les limites liées au fait que nous soyons nés dans un corps. Il nous faut supporter l’apparente séparation que cela procure, de même que le sentiment d’être sans cesse attirés par les objets des sens. Cela fait simplement partie du kamma de la naissance. Ce corps étant né, il en est ainsi. Mais nous ne le jugeons pas en disant qu’il devrait être comme ceci ou comme cela, et nous ne nous l’approprions pas. Nous nous contentons d’observer. Cela nécessite de l’attention, cette capacité à observer avec un esprit ouvert pour voir ce qui est réellement. Ainsi, ce monde sensoriel tel qu’il est, tel que nous en faisons l’expérience pendant la durée de vie de ce corps, est notre pratique du Dhamma. Il nous enseigne toujours quelque chose ; il est notre refuge et notre maître.

Comme vous le voyez, cette façon de considérer les choses va à l’encontre de l’attitude dans le monde. La mort est généralement vue comme une tragédie, quelque chose de terrible et d’effrayant ; on dit même qu’il est morbide de simplement y penser. Quant à moi, je trouve très important d’y réfléchir parce que c’est quelque chose qui va m’arriver. La seule certitude que nous ayons dans la vie est que nous allons mourir un jour. Tous les corps meurent. La mort de ce corps est l’un des événements importants de cette vie. Dans notre méditation, nous apprenons comment mourir, nous apprenons comment permettre aux choses d’évoluer selon leur nature, comment être ouverts, réceptifs et en harmonie avec ce qui est. Et « ce qui est » inclut tout ce dont nous faisons l’expérience au cours de la vie, y compris la maladie, le vieillissement et la mort.

Même si vous étiez en parfaite santé tout au long de votre vie, cela n’empêcherait pas le vieillissement et la mort. Donc nous étudions la vieillesse, la maladie et la mort, pas pour une quelconque raison morbide mais parce que ce sont des processus dans lesquels nous sommes engagés. Il est ridicule de passer sa vie à collectionner des papillons ou des miniatures persanes et d’ignorer les processus fondamentaux de l’existence humaine. Le jour de ma mort, je ne crois pas qu’un papillon me sera d’une grande consolation ou m’importera beaucoup.

Ce qui est vraiment important

Dans nos monastères, nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’accompagner des personnes en fin de vie. Pour chacun d’eux, ce qui importait, à ce moment-là, était le Dhamma. Ils ne se préoccupaient ni de l’argent qu’ils avaient gagné ni des choses qu’ils avaient accomplies dans la vie ni de leurs échecs. Au moment de la mort, toutes ces choses paraissent complètement déplacées, sans le moindre intérêt. Mais ce qui importe, c’est le Dhamma : la capacité à réfléchir, à contempler et à méditer sur ce qui est.

Tout change et évolue à sa manière : la nature du corps et sa façon de vieillir, les jours, les nuits et les saisons de l’année. Certaines choses évoluent vite, d’autres lentement mais, en méditation, ce que nous remarquons c’est cette énergie du changement. Nous cultivons une conscience du changement dans notre vie, au lieu de simplement passer notre temps à faire des choses et ensuite nous faire croire que nos réalisations personnelles sont importantes et pressantes. Si vous vivez ainsi, quand vous serez vieux et sur le point de mourir, vous ne saurez pas ce qui est arrivé à votre vie ; vous aurez simplement passé votre temps à attendre que la mort vienne.

L’esprit contemplatif reste avec ce qui est, avec le mouvement et le changement de l’énergie. Ce n’est plus moi qui attends la mort ou moi qui passe le temps et la vie aussi bien que possible. Il y a de l’attention et il y a de l’approfondissement et les deux nous permettent de voir les choses telles qu’elles sont. Nous abandonnons les illusions et nous commençons à voir la fin de la souffrance.

Si nous ne sommes pas conscients du sens de la vie, nous vivons dans la confusion. Nous disons : « Pourquoi moi ? Pourquoi dois-je vieillir ? Pourquoi dois-je avoir de l’arthrite ? Pourquoi dois-je être dans cette maison de retraite ? Ce n’est pas juste. Si Dieu existait vraiment, il ferait en sorte que je reste frais comme une rose toute ma vie et que je meure en parfaite santé. Je m’endormirais simplement et ne me réveillerais pas — pas de douleur, pas de malheur, pas de choses dégoûtantes. J’aurais une mort parfaite et je ne serais jamais ni gêné ni une gêne. Je serais toujours aussi propre, agréable, acceptable et charmant que possible. »

Mais bien sûr, nous savons ce qui va se passer et ce ne sera pas toujours très propre ni très joli. Mais c’est le Dhamma, n’est-ce pas ? C’est ce qui est. Nous commençons à apprécier le Dhamma dans son ensemble — et pas seulement ses aspects agréables — parce que nous le percevons avec du recul, à travers l’esprit éveillé et la sagesse, et non plus à travers le « moi ». Le « moi » dira toujours : « Oh ! Je ne veux pas être une charge pour les autres ; je ne veux pas perdre le contrôle de mes intestins. Ce serait terriblement embarrassant. » C’est le point de vue du « moi » et c’est une souffrance parce que la vie ne va pas dans le sens que nous souhaiterions. Et même si elle va dans ce sens pour l’instant, nous nous inquiétons en nous disant : « Et si ça m’arrivait plus tard ? » Tout va bien maintenant mais tout peut arriver, et cette seule pensée peut être cause de souffrance.

La vie est pleine de dangers et le « moi » est toujours en danger. Il est dangereux d’être égotique — de sorte que la mort du « moi » est un soulagement : le nibbāna. Le nibbāna est la libération du danger, des luttes et des conflits, ainsi que de la souffrance que nous créons en croyant à la réalité du « moi ». Nous vivons dans un monde, dans une société qui maintiennent cette illusion mais, dans la pratique du Dhamma, nous la remettons en question. Il ne s’agit pas d’une ruse pour s’en défaire mais d’une réelle interrogation : « Est-ce vraiment ainsi que sont les choses ? Est-ce vraiment la réalité ? Où est la vérité ? » Et nous ne cherchons plus quelqu’un qui viendra nous révéler la vérité parce que nous savons que nous devons la réaliser par nous-mêmes. La vérité est ici et maintenant, chacun de nous peut la voir grâce à la pratique de l’attention et de la sagesse.

Une occasion d’ouverture

Ces dernières années, quand quelqu’un souffrait d’une maladie incurable dans l’un de nos monastères, il était soigné par les moines et les nonnes jusqu’à sa mort. Comme je n’avais jamais fait cela auparavant, cette expérience fut une véritable révélation pour moi et, en fait, ce fut une expérience pleine de joie. D’ordinaire, on imagine la mort de manière si négative que l’on se dit : « Quelqu’un va mourir. Je ne veux pas voir cela. Je ne veux pas aller lui rendre visite. Je préfère l’éviter. »

Une Thaïlandaise de quarante-trois ans qui avait un cancer en phase terminale est venue mourir au monastère. C’était une méditante et elle était tout à fait ouverte par rapport à sa maladie. Elle a pris les vœux de nonne alors qu’elle était mourante et les nonnes se sont occupées d’elle. Les moines allaient aussi parfois lui rendre visite et méditer avec elle.

Quand ses amis thaïlandais de Londres venaient la voir et me demandaient de ses nouvelles, je répondais : « Elle va vraiment à merveille. » Ils disaient : « Oh ! Alors elle va mieux ? » Et ils étaient surpris quand je répondais : « Non ». Ils ne voyaient pas à quel point elle était belle et pure dans son état mourant. Ils se disaient simplement que, si elle allait mourir, c’était terrible. Mais quand on était avec elle, il n’y avait rien de négatif. Bien sûr, on n’avait pas envie qu’elle meure, on aurait préféré qu’elle vive et, par conséquent, il y avait une espèce de tristesse mais ce n’était pas déprimant. Et quand elle est décédée, la communauté monastique s’en est trouvée fortifiée.

Même si la perception culturelle de la mort a des connotations négatives, elle n’a rien de déprimant ni d’horrible quand on peut s’y ouvrir. Etre auprès de quelqu’un qui se meurt peut même être inspirant quand on encourage cette forme d’ouverture chez le mourant et en soi.

* * *

Question : L’expérience de la mort est-elle importante dans le bouddhisme Theravada ?

Réponse : Oui, on considère la contemplation de la mort comme une contemplation de ce qui est, des lois de la nature. Ce que j’apprécie dans les funérailles en Thaïlande, c’est qu’elles se transforment en contemplation. On ne se demande pas où se trouve l’âme ; on réfléchit simplement à ce qu’est la mort de quelqu’un. On regarde le corps et on contemple un corps mort. On ne projette rien dessus, ni un sentiment de laideur ni aucun autre sentiment. On a la possibilité de simplement observer comment on réagit réellement au spectacle de ce corps. Si on n’a jamais vu de cadavre auparavant et que celui-ci est en train de se décomposer, on a tendance à se dire : « C’est laid. Je ne supporte pas l’odeur. Tout cela est horrible. » Mais quand on dépasse ce stade, quand on cesse de réagir négativement, on s’aperçoit que même la présence d’un cadavre est plutôt apaisante. C’est un processus naturel de décomposition qui est tout à fait merveilleux. On découvre que même les aspects de dégénérescence de la nature font partie de sa perfection. Il n’y a rien de mauvais ou de laid en dehors de nos propres projections.

Un jour, je suis allé à un hôpital à Bangkok où on autorise les moines à contempler les cadavres. Ce jour-là, ils avaient un corps tout bleui trouvé dans un des canaux de la ville. La mort remontait à une semaine environ ; le cadavre était vraiment répugnant et putride, gonflé de gaz, avec des vers qui lui sortaient des yeux. Au premier abord, l’odeur et l’aspect étaient absolument horribles. La réaction était une totale aversion et un désir de fuite. Il fallait de la volonté pour s’obliger à s’en approcher. Ensuite il fallait rester là, debout, et accepter le cadavre pour ce qu’il était, y compris l’odeur et l’aspect.

Et puis quelque chose se produisit. Une fois que cessèrent l’aversion et la négativité, une fois cette étape traversée, j’ai commencé à contempler le corps comme le Dhamma et à l’apprécier. Il est possible d’apprécier ce processus et d’en voir la perfection, de réaliser qu’il s’agit là de la perfection de la nature. C’est un processus naturel qui n’est ni mauvais ni hideux. Il s’agit de la vie et de la façon dont les choses évoluent et changent. Quand on peut voir le processus de décomposition avec un regard clair et paisible, on commence à voir la nature comme le Dhamma.

En Thaïlande, d’ailleurs, le mot que l’on emploie pour parler de la nature est « Dhamma » ou, plus exactement, « Dhammachat », ce qui signifie le mouvement naturel des choses, les lois de la nature. Par contre, en Occident, nous avons tendance à penser que la nature est extérieure à la religion. Dans le Christianisme, il y a une structure métaphysique qui n’a pas grand-chose à faire avec les lois naturelles, de sorte que la libération dépend d’une croyance en des doctrines métaphysiques et non de la compréhension des lois de la nature. Selon mon propre conditionnement, la nature est quelque chose d’extérieur, c’est ce que l’on voit là-bas dehors. Il y a bien des montagnes et des arbres et il y a des lois naturelles mais elles n’ont pas grand-chose à voir avec nous, de sorte que l’on se sent étranger au monde.

Pourtant notre corps fonctionne en lien avec les lois naturelles, il fait partie d’une structure planétaire et l’ensemble fait partie d’un tout parfait. Dans le bouddhisme, quand on met sur un même plan le Dhamma et les processus naturels, on ouvre son esprit à ce qui est. C’est ce que le Bouddha a découvert quand il a atteint l’Eveil : il a réalisé le mouvement naturel des choses. Et tous les faux concepts relatifs au soi et à la culture, qui sont basés sur l’ignorance, la peur et le désir, se sont simplement dissous dans son esprit.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Oserais-je m’éveiller ?

Enseignement donné à une assemblée de moines, nonnes et laïcs au monastère Abhayagiri de Californie, aux Etats-Unis, en 1991.

On m’a demandé, ce soir, de donner un enseignement sur le Dhamma, ou plutôt de partager avec vous quelques réflexions sur le Dhamma. J’aime bien le mot « réflexion » parce que mon but n’est pas de vous convertir ni de vous convaincre de quoi que ce soit. L’idée est plutôt de nous éveiller en faisant pleinement usage de notre conscience pour vivre l’instant présent.

Quand on médite, ce n’est pas pour acquérir toutes sortes d’idées bouddhistes ou retenir certains enseignements pour devenir bouddhiste. On médite pour s’éveiller à la réalité des choses, au Dhamma, à ce qui est.

Le mot « Bouddha » signifie « l’Eveillé », donc le mot lui-même ne désigne pas une personne, un personnage historique, pas plus qu’une force abstraite de l’univers. Il désigne plutôt notre propre capacité à être éveillés, à être « un Eveillé » ici et maintenant. C’est aussi direct que cela.

Dans les textes anciens, les mots qui qualifient le Dhamma sont : « apparent ici et maintenant, au-delà du temps, qui encourage l’investigation, qui mène vers l’intérieur, qui doit être réalisé individuellement par les sages ». Quant au Bouddha, c’est celui qui a la connaissance du Dhamma, c’est l’état éveillé de notre être, dans l’instant présent.

Les enseignements bouddhiques ne sont pas des doctrines, pas un système de croyances particulières. Ils ne sont pas transmis pour être crus mais pour être explorés. Ils nous orientent pour que nous voyions les choses telles qu’elles sont, au niveau de notre propre expérience individuelle. « Apparent ici et maintenant » : le Dhamma n’est donc pas quelque chose de subtil ou de lointain ; il nous encourage, au contraire, à nous éveiller à l’instant présent, tel que nous sommes en train de le vivre.

Quand le Bouddha a établi son enseignement des Quatre Nobles Vérités, il a utilisé l’expérience de dukkha (mal-être ou souffrance), en tant que première Noble Vérité. Il a ainsi fait de la souffrance quelque chose de noble au lieu d’une calamité dont il faut se débarrasser ou dont on fait porter la responsabilité aux autres. Quand nous mettons la souffrance en position de « Première Noble Vérité », nous commençons à nous éveiller à elle, à mieux la comprendre. La souffrance est une expérience que tous les êtres humains ont en commun et que nous sommes tous capables de reconnaître. Entre la souffrance que l’on connaissait à l’époque de Gautama le Bouddha, il y a plus de 2544 ans, et la souffrance que nous devons subir de nos jours, il n’y a aucune différence. La souffrance ne dépend pas d’une époque, d’une culture, d’une situation économique ou politique, ou d’une quelconque circonstance extérieure. C’est quand nous sommes ignorants – dans le sens où nous ne sommes pas éveillés à la vérité de ce qui est – que notre vie est souffrance.

Le monde conditionné dans lequel nous vivons est fondamentalement insatisfaisant. Notre ignorance, c’est que nous nous identifions à ce monde conditionné comme étant « nous ». Au départ, nous nous identifions aux 5 khandha ou agrégats qui constituent cet ensemble corps-esprit : rupa (la forme physique), vedanā (les sensations et sentiments), sañña (les perceptions et la mémoire), sankhara (les pensées ou formations mentales karmiques) et viññāna (la conscience sensorielle). « Je suis ce corps. Il m’appartient. J’ai ma conscience, mes sensations, mes souvenirs, mes schémas émotionnels… » Voilà comment nous avons tendance à interpréter notre expérience de l’instant : à travers ce filtre de concepts erronés.

Quand nous nous comportons ainsi, nous créons inévitablement de la souffrance. De sorte que, même dans les situations de vie les plus agréables, quand la vie n’est pas une lutte pour survivre – ce qui est le cas pour la plupart d’entre nous qui venons de pays où règnent l’abondance, les opportunités, le confort, les avantages – même quand la vie se présente sous son meilleur jour, elle s’accompagne toujours d’une forme d’anxiété, de peur. La peur de la mort ou la peur de l’inconnu. Même quand nous prenons conscience que nous vivons un moment exceptionnel de notre vie, quelque chose en nous sait que ce moment ne durera pas toujours. On ne peut pas s’attendre à ce que la vie soit parfaite en permanence.

Nous avons donc tendance à beaucoup souffrir d’angoisse, d’inquiétude, de dépression, de peur, de mécontentement. Ce sont des problèmes communs à tous – même aux personnes les plus riches et les plus talentueuses – tant que nous demeurons dans l’ignorance du Dhamma.

Quand il nous dit de nous éveiller, le Bouddha ne nous demande pas de faire quoi que ce soit d’extraordinaire. Son enseignement n’est pas fondé sur la nécessité d’une conscience excessivement raffinée. Même si nous aimerions vivre les aspects les plus fins de la vie, la vie consiste en une alternance de raffiné et de grossier. Nous devons tenir compte de ce corps physique qui est « grossier » du fait de ses fonctions et de sa propension à la souffrance. Nous devons faire face au vieillissement, à la maladie, à la douleur, à l’inconfort et à une forme d’irritation permanente.

Quand on observe la vie de près, on constate que c’est une expérience continue d’irritation. Le monde sensoriel dans lequel nous vivons est ainsi fait. Avoir des sens, être une créature sensible, cela signifie que nous passons perpétuellement du plaisir à la douleur. Cela signifie que nos sens nous poussent à voir, à entendre, à sentir, à goûter et à toucher tout ce qui se présente. Nous avons aussi une mémoire qui ne cesse de nous rappeler des choses passées, agréables ou désagréables. Quant au futur, c’est l’inconnu et c’est effrayant de ne pas savoir ce qui va arriver : « Si je suis ce corps, si je suis cette personne, que va-t-il advenir de moi ? Vais-je pouvoir vivre en bonne santé, entouré d’amis qui m’accepteront comme je suis et m’aimeront ? Mais il est possible aussi que les choses tournent mal, que je perde la santé, que tous mes amis m’abandonnent, que je sois humilié, souffrant, malheureux et malade pour finir, de toute façon, par mourir. »

La sensitivité à laquelle le corps nous soumet signifie que nous sommes effectivement dans un état de danger permanent. Le corps humain est fragile, il peut facilement être endommagé. Il est aussi très sensible or le monde nous bombarde sans cesse de contacts sensoriels en tous genres que nous ne pouvons guère contrôler.

C’est ainsi que nous développons toutes sortes de mécanismes pour filtrer, ignorer ou oublier les impacts sensoriels. Il arrive aussi que nous essayions de vivre dans l’illusion : « Dites-moi que je suis quelqu’un de bien, que ma vie va être merveilleuse, que tout ira bien pour moi, que je resterai en bonne santé jusqu’à un âge avancé ». On peut même espérer qu’on découvrira le remède à la mort !

S’éveiller à l’instant présent, signifie voir les choses comme elles sont et non comme nous aimerions qu’elles soient. Si on est sensible, on est sensible et c’est tout. Dans cet instant présent, nous utilisons l’attention pour observer, pour prendre conscience de ce ressenti. Il est vrai que la sensitivité revient souvent à souffrir de douleurs physiques, comme quand on reste trop longtemps en position de méditation assise. Il y a aussi tout ce qui peut nous parvenir à travers les sens : ce que l’on risque de voir, entendre, sentir, goûter et toucher. Mais c’est ainsi et c’est tout.

Donc, avec l’attention et la réflexion qui nous montrent que les choses sont comme elles sont, nous remarquons simplement que la douleur, l’irritation ou l’anxiété – qu’elles soient mentales ou physiques – sont comme elles sont. Il ne s’agit pas de s’en plaindre ni d’émettre un jugement mais de reconnaître honnêtement ce que contient cet instant présent, pour lui permettre d’être tel qu’il est. C’est ne pas rejeter ce qui est désagréable, ni essayer constamment d’avoir des sensations agréables ou de créer des situations plaisantes.

Une grande partie de notre vie n’est ni agréable ni douloureuse mais nous n’utilisons pas notre présence d’esprit pour observer la neutralité qui n’est ni plaisir ni douleur. L’être humain ignore ces moments parce qu’il passe sa vie à rechercher le bonheur et à fuir le malheur, à rechercher le plaisir et à fuir la douleur.

Quand on parle de samsara, il s’agit de ce cycle sans fin qui tourne pendant que nous cherchons le plaisir et que nous nous attachons au bonheur. Mais cet effort que nous faisons pour nous y attacher est lui-même douloureux, n’est-ce pas ? Plus vous essayez de vous agripper à ce que vous aimez, plus vous faites d’efforts épuisants pour ne pas perdre une chose qui, par nature, devra inévitablement changer et passer.

Donc la première Noble Vérité consiste à prendre conscience de la souffrance et à la comprendre. On pourrait se dire que comprendre la souffrance signifie analyser les choses : « Pourquoi est-ce que je souffre ? Parce que je suis comme ceci et je devrais être plus comme cela. Parce que j’ai vécu ceci quand j’étais enfant. Parce que la vie n’a pas été tendre avec moi ». Mais ce n’est pas de cette façon que nous sommes censés comprendre la souffrance. Ce n’est pas en l’analysant mais en voyant que la souffrance est comme elle est.

Le Buddha a utilisé la souffrance comme une « noble vérité » pour nous encourager à nous y éveiller au lieu de simplement essayer de nous en débarrasser. Et, effectivement, ce regard change tout à fait notre relation au monde sensible : au lieu de le voir comme une menace permanente dont nous devons nous protéger, au lieu d’essayer de le dominer pour mieux l’exploiter, nous commençons à nous y ouvrir, à nous ouvrir à notre sensitivité. Nous nous ouvrons, nous accueillons, nous nous intéressons vraiment à la souffrance. Nous lui permettons d’être une expérience pleinement consciente, de façon à la comprendre, à la connaître et même à lui ouvrir les bras en tant que « noble vérité ». C’est ainsi que nous commençons à nous éveiller.

Quand nous prenons refuge dans le Bouddha – Buddham saranam gachami – ce que nous faisons vraiment, c’est apprendre à faire confiance à l’Eveil et non à l’idée abstraite d’un être éveillé. Il est possible de prendre cette sorte de refuge à tout moment et dans toute situation. Ce n’est pas une simple formule que l’on prononce quand on est dans un monastère ou une coutume exotique du bouddhisme Theravada. C’est une réalité, un refuge dans lequel on peut vraiment avoir confiance, quel que soit notre état physique, mental, psychique ou émotionnel. On peut toujours s’y éveiller. Il y a toujours ce refuge qui consiste à être pleinement éveillé à ce qui est tel que c’est, au Dhamma.

On peut donc prendre la première Noble Vérité comme une sorte d’indice menant à l’Eveil. Le mot « souffrance » ne recouvre pas seulement les drames et les tragédies. Il peut s’agir de la souffrance toute bête que des gens ordinaires ressentent quand ils ne peuvent pas obtenir ce qu’ils veulent, quand ils sont dans une file d’attente ou dans un embouteillage, quand ils se demandent s’ils vont pouvoir payer leur note d’électricité. Quand toutes ces petites contrariétés, ces inquiétudes, sont mises dans le contexte d’une « noble vérité », notre relation à ces soucis change. Au lieu de nous y identifier, de les rejeter, de nous blâmer ou d’accuser d’autres personnes, nous comprenons, nous reconnaissons qu’il s’agit d’une forme de souffrance et que la souffrance est ainsi.

Le Bouddha a mis l’accent sur l’attention, la prise de conscience. Il a parlé de sati-pañña, attention et sagesse, et de sati-sampajañña, attention et compréhension intuitive de l’instant tel qu’il est. Sampajañña embrasse la totalité de l’instant. Il inclut tout.

Notre esprit est conditionné à utiliser ses capacités analytiques. En Occident, nous avons élevé les études et la recherche scientifique au rang le plus élevé, le nec plus ultra des succès humains. Nous sommes éduqués, conditionnés, à toujours penser en termes de bon, bien et meilleur ; à imaginer comment les choses devraient être. Nous sommes très doués pour imaginer un monde idéal où nous serions comme ceci ou comme cela. Parmi les bouddhistes, on trouve beaucoup d’idéalistes qui ont des idées très arrêtées sur comment un bon moine – ou une nonne – bouddhiste devrait se comporter, comment ce pays devrait fonctionner, comment le monde devrait être… Nous sommes tous capables de créer ces superlatifs, de nous y attacher et de nous identifier à eux.

Tout au long de ma vie monastique, j’ai vu défiler tant de moines qui avaient une image idéale de comment ils devraient être : altruistes, se contentant de peu, reconnaissants, pleins de bienveillance et de compassion, se réjouissant du bonheur des autres, sereins et sachant se concentrer profondément en méditation. Ce sont de belles idées, de beaux idéaux mais ce ne sont que ça : des idées. Ce ne sont pas des réalités vivantes. Les idéaux sont des créations de notre esprit et, bien sûr, en tant que tels, ils sont le meilleur de ce qui peut être conçu : parfaitement justes et bons. Mais la vie, en ce moment, quand nous nous éveillons à l’instant présent, n’est pas idéale, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une idée, c’est une expérience vécue à travers les sens, et elle est ce qu’elle est. Les idéaux ne sont pas sensibles. Ils sont parfaits mais ils ne ressentent rien. C’est pourquoi, quand les gens sont très idéalistes, ils perdent souvent leur sensibilité. Ils portent des jugements catégoriques et sont très durs envers eux-mêmes et envers les autres, parce qu’« il ne faut pas être ainsi, il ne faut pas ressentir les choses ainsi », etc.

Je me souviens, quand j’étais enfant, avoir demandé à ma mère : « Pourquoi Dieu a-t-il créé les moustiques ? Si j’étais Dieu, je n’aurais pas créé les moustiques ! Il n’aurait pas dû créer les moustiques ». Un autre jour où j’étais tombé et j’avais le genou en sang, je lui ai encore demandé : « Pourquoi Dieu a-t-il créé la douleur ? » Voilà une question à laquelle ma mère a toujours eu du mal à répondre ! Sa réponse habituelle était : « Dieu sait ce qu’il fait. »

Mais, logiquement parlant, si on crée un Dieu comme un être idéal, tout devrait être idéal et on ne devrait avoir rien de moins que le meilleur. Pourtant, en termes de la réalité de notre existence consciente, nous voyons bien que la vie est comme elle est. Elle n’est pas idéale, elle est comme elle est et c’est tout. C’est pourquoi le Bouddha nous propose de nous éveiller à ce qui est au lieu d’essayer de tout transformer pour que les choses soient idéales, ou du moins comme nous aimerions qu’elles soient. Ce monde sensoriel change sans cesse. Il contient la naissance et la mort, le juste et le faux, le bon et le mauvais, le jour et la nuit, le masculin et le féminin, et toutes les autres dualités ainsi que les variantes et les permutations qui se produisent en termes de phénomènes conditionnés, et nous ne pouvons rien maîtriser de tout cela. Nous devons « faire avec ». Une grande partie de la vie consiste à apprendre à supporter les choses que nous ne voulons pas, n’aimons pas, n’approuvons pas.

Le Bouddha nous demande donc d’examiner la sensibilité, le monde sensoriel, les ayatana (les bases des sens), les vedana (sensations et sentiments), les sañña (perceptions et souvenirs) et les sankhara (pensées et autres phénomènes mentaux). Vraiment examiner, investiguer et considérer tous ces facteurs, non en termes de bon et mauvais, juste et faux mais en tant qu’expérience : qu’est-ce que l’on ressent quand on souffre ? Qu’est-ce que le bonheur ? C’est alors que nous commençons à voir que le bonheur est impermanent, que la souffrance est impermanente et que les expériences sensorielles que nous avons – le plaisir, la douleur, etc. – sont impermanentes aussi. Les trois caractéristiques de l’existence – l’impermanence, la souffrance et le non-soi – sont une invitation à explorer la sensitivité, le monde conditionné de ce corps-esprit et des six sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et l’esprit).

Pour explorer et examiner, il faut aussi pouvoir accepter. Il ne serait pas logique d’essayer d’éliminer ou de condamner ce que l’on découvre. Il est vrai que, parfois, on peut se dire : « Je ne veux pas de cette vie. Je veux l’Eveil. Le monde est trop plein de souffrance ». Nous avons tant de jugements négatifs envers les choses ; nous voyons le monde conditionné comme une menace, un danger ; nous avons une attitude nihiliste par rapport à la sensibilité ou au monde sensoriel ; nous voudrions vivre dans un monde d’équanimité, de paix et d’harmonie pour toujours. Cela parce que nous ne savons pas comment supporter, comment endurer, et parce que nous ne comprenons pas la leçon que nous enseigne le perpétuel changement, l’impermanence.

S’ouvrir à la souffrance, par contre, nous permet de changer d’attitude ; de passer d’un désir d’annihilation à une attitude ouverte et bienveillante d’apprentissage. La souffrance est une « noble vérité », pas quelque chose d’horrible qui m’arrive « à moi ». La souffrance – même au niveau personnel d’émotions fortes comme le désespoir, le ressentiment, la colère, la peur, l’angoisse, etc. – peut nous ouvrir à une attitude d’attention éveillée, une réelle bonne volonté de connaître, ressentir et examiner ces états que nous vivons.

J’utilise souvent l’expression « accueillir la souffrance » parce que c’est une aide. Ma tendance personnelle avait toujours été de résister à la souffrance ; même si ce n’était pas intentionnel, c’était une réaction habituelle, conditionnée. J’avais cultivé la résistance à la souffrance. Intellectuellement, je pouvais me dire : « J’accepte la souffrance » ou : « Je devrais accepter la souffrance », mais je constatais une tendance habituelle de résistance. Donc je me suis efforcé d’« accueillir » la souffrance, en utilisant ce mot comme un moyen habile pour éviter d’être prisonnier de mes schémas habituels de fonctionnement. De ce fait, aussi, j’ai appris à m’intéresser à la souffrance au lieu de me contenter d’essayer de m’en débarrasser ; ou au lieu de prétendre que, si je faisais semblant de l’accepter, elle finirait par partir. J’ai cessé de jouer des jeux avec moi-même et appris à accepter de vraiment ressentir la souffrance, ou de ressentir le chagrin, ou de ressentir le désespoir. J’ai vraiment fait pénétrer ces ressentis dans mon cœur et j’en ai pris pleinement conscience. Il ne s’agissait plus d’y penser ou de les analyser mais d’accepter les émotions pleinement, telles qu’elles se présentaient dans l’instant.

Le problème que rencontrent beaucoup d’entre nous, c’est vouloir analyser les choses. Comme nous sommes obsédés par les pensées, il est très difficile d’accueillir pleinement une émotion sans nous échapper aussitôt dans des pensées car les émotions éveillent des souvenirs et des schémas habituels de pensée obsessionnelle. Apprendre à arrêter « l’esprit penseur » a donc été un grand défi au cours de mes premières années de vie monastique. J’ai été amené à développer des moyens habiles pour réaliser le « non-penser », la vacuité. Ce qui me fascinait dans le bouddhisme, depuis le tout début, c’était la relation entre le conditionné et le non-conditionné, le passage du samsara au nirvana, du soi au non-soi, de l’attachement au lâcher-prise. Cette exploration m’a donc permis d’observer la pensée par rapport à la non-pensée. Essayer d’arrêter de penser parce que l’on n’a plus envie de penser, ne fonctionne pas pour la simple raison que ce désir lui-même engendre une pensée ; c’est une idée basée sur l’ignorance, sur le désir de ne pas penser. Penser à ne pas penser, c’est finir par penser toujours plus à la non-pensée et se décourager en concluant qu’il s’agit d’une tâche impossible à réaliser.

Donc, au lieu d’y penser ou de faire des efforts pour ne pas penser, on commence simplement par prendre conscience des moments où la pensée n’est pas là. On prend conscience que, tandis que l’on est concentré sur la respiration ou que l’on porte son attention au corps en tant qu’objet, le processus de la pensée s’arrête. Quand on inspire, on a conscience de ce qui est en train de se passer mais on n’est pas en train de penser. On a simplement conscience du processus physiologique qui se déroule.

Il en va de même pour la posture et les sensations. On prend simplement conscience de sa posture quand on est assis, debout, couché ou en train de marcher. Et quand on balaye le corps en prenant conscience des sensations, on est « avec » ce qui se passe dans l’instant, on n’est pas en train d’y penser. Ou bien, si on utilise la pensée à ce moment-là, c’est pour éclairer quelque chose, par pour analyser, critiquer ou comparer les choses entre elles. Par exemple, quand on balaie le corps en étant attentif aux sensations, il est possible que les mots « main droite », « vertèbres », etc. nous passent par la tête mais ces mots sont simplement un outil qui permet de mieux porter l’attention sur cette partie du corps à l’instant où elle apparaît dans la conscience.

On peut aussi utiliser un mantra comme le mot « bouddho » qui fait référence à la potentialité d’Eveil. Quand on dit le mot intérieurement, on y pense délibérément mais on en est conscient, ce n’est pas une pensée ordinaire. On est conscient avant de penser les syllabes « boud- » à l’inspiration et « -dho » à l’expiration. Ensuite, on a conscience de l’espace autour du son « boud-dho », de sorte que l’on n’est pas obsédé par le mantra lui-même mais on l’explore, on en fait l’expérience. On est alors pleinement conscient de la non-pensée. Penser « bouddho » et sentir ensuite l’absence de pensée, c’est ainsi.

Il y a aussi le silence, le « son du silence », cette espèce de fond sonore silencieux qui résonne. Est-ce un son ? Est-ce un tintement ? On a envie de lui donner un nom mais, quoi qu’il en soit, c’est ce que c’est.

Donc, tandis que l’on est éveillé à l’instant présent, on est conscient qu’il y a la respiration, la posture du corps, le son du silence… On peut aussi être conscient de l’état d’esprit que l’on a en ce moment ou de l’émotion qui nous habite. On se contente d’en prendre conscience ; on ne juge rien. On remarque un sentiment de confusion ou de joie ou de tristesse, ou de colère – quel que soit ce sentiment, il est comme il est. Cette attention globale, ce n’est pas dire que les choses devraient être comme ceci ou comme cela ; c’est simplement prendre conscience d’un état émotionnel qui ne porte pas nécessairement d’étiquette ; on le reconnaît de manière directe : c’est ainsi.

En pratiquant de cette manière, nous nous éveillons progressivement à ce qui est, et nous développons une confiance envers cet état naturel d’éveil. Ce n’est pas un état que nous avons créé ; il est naturel. Quand le Bouddha nous encourage à nous éveiller, il ne nous demande pas de développer des pouvoirs surhumains mais d’apprendre à faire confiance à la nature des choses, aux lois de la nature, au Dhamma. Nous apprenons à nous détendre, à faire confiance, à nous ouvrir au flot de la vie, au fur et à mesure que nous en faisons l’expérience par la conscience.

Cette conscience éveillée n’a rien de personnel. Ce n’est pas une faculté que l’on possèderait en propre tandis que d’autres ne l’auraient pas. L’état d’éveil n’appartient à personne ; c’est une réalité universelle, pas une capacité personnelle.

Ainsi donc, la conscience éveillée transcende l’expérience conditionnée parce qu’elle nous permet de voir les phénomènes conditionnés comme des objets. L’inconditionné est aussi simple que cela. En fait, à travers un acte direct d’éveil, d’attention au présent, nous sommes en train de réaliser l’inconditionné. C’est une réalité qui inclut le conditionné. Ce n’est ni un rejet ni un jugement de ce qui est conditionné. Cette réalité inclut tout ce qui existe, le bon et le mauvais. Alors la douleur – « Pourquoi Dieu a-t-il créé la douleur ? Si j’étais Dieu, je n’aurais pas créé la douleur » – la douleur fait partie du tout. C’est un élément conditionné qui fait partie d’un tout. Si c’est ce que nous ressentons dans l’instant, il n’y a rien de mal à cela. C’est inclus dans l’ensemble des choses. Il n’y a rien qui « ne devrait pas être ». Les choses sont ce qu’elles sont, elles sont comme elles sont ; leur nature est d’apparaître puis de disparaître ; et elles ne sont pas personnelles, elles ne nous appartiennent pas.

Nous découvrons cela grâce à une prise de conscience intuitive qui nous permet de réaliser le non-soi ou l’Eveil ou l’au-delà de la mort, l’absence de désir, la cessation. Cette réalisation, c’est s’ouvrir à la réalité, à la nature réelle des choses : tout ce qui est conditionné apparaît puis disparaît.

Je me souviens qu’autrefois je m’attendais à avoir une expérience d’Eveil dans laquelle des éclairs descendraient du ciel et me pénètreraient de lumière, et une voix venue d’en-haut dirait : « Sumedho, tu es éveillé ! » Je n’avais pas confiance dans l’expérience directe de la réalité. Cela ne me paraissait pas suffisant. « Oserais-je être éveillé ? » Posez-vous la question ! Oseriez-vous être éveillé ou est-il plus facile de se dire : « Oh, j’ai encore beaucoup de travail à faire. J’espère m’éveiller plus tard mais je n’ose même pas imaginer que l’Eveil est proche ». L’Eveil est un peu effrayant, n’est-ce pas ? Que fait-on quand on est éveillé ? Que fait-on après ?!

Il ne s’agit pas de faire de l’Eveil un idéal. Il s’agit de commencer à apprécier un état naturel d’attention, de présence consciente qui est ici maintenant et qui est toujours à notre disposition, si seulement nous lui faisons confiance et nous prenons refuge en lui. Simplement en étant attentifs.

Si ces paroles éveillent le doute en vous, prenez conscience que le doute est perçu de cette manière. Restez avec ce qui est, accueillez ce qui se présente, quel que soit l’état émotionnel ou physique dont vous avez conscience à cet instant.

Voilà le sujet de réflexion que je vous propose pour ce soir.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org