Sangha de la forêt
Tradition bouddhiste Theravada d'Ajahn Chah


Ajahn Amaro

Né en Angleterre en 1956, le Vén. Amaro Bhikkhu a obtenu un BSc. en psychologie et physiologie de l'Université de Londres. La recherche spirituelle l'a conduit en Thaïlande, où il s'est rendu à Wat Pah Nanachat, un monastère de tradition forestière établi pour les disciples occidentaux du maître de méditation thaïlandais Ajahn Chah, qui l'a ordonné bhikkhu en 1979. Le Vén. Amaro a résidé pendant de nombreuses années au monastère bouddhiste d'Amaravati, faisant des voyages en Californie chaque année au cours des années 1990.

En juin 1996, il a établi le monastère d'Abhayagiri à Redwood Valley, en Californie, où il a été co-abbé avec Ajahn Pasanno jusqu'en 2010. Il est ensuite retourné à Amaravati pour devenir abbé de cette grande communauté monastique.

Ajahn Amaro a écrit un certain nombre de livres, y compris un récit d'une randonnée de 830 milles de Chithurst à Harnham Vihara appelé Tudong - la longue route du nord, republié dans le livre Silent Rain. Ses autres publications incluent Small Boat, Great Mountain (2003), Rain on the Nile (2009) et The Island - An Anthology of the Buddha's Teachings on Nibbana (2009) co-écrit avec Ajahn Pasanno, un guide de méditation intitulé Finding the Missing Peace et autres ouvrages traitant de divers aspects du bouddhisme.

En décembre 2015, avec Ajahn Pasanno, Ajahn Amaro a été honoré par le roi de Thaïlande du titre ecclésiastique « Chao Khun ». En plus de cet honneur, il reçut le nom de « Videsabuddhiguna ».

Ajahn Amaro

Petit Bateau, Grande Montagne

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Titre original : Small Boat, Great Mountain

La rencontre de traditions spirituelles incluant celles des enseignements de sagesse du Theravāda et du Dzogchen, deux grandes expressions du Bouddha-Dharma, est un des principaux aspects bénéfiques de la vie à notre époque. La révolution technologique nous donne la possibilité de voyager, de communiquer et d’étudier les traditions de façon aisée. La plupart des grands textes spirituels sont en ligne, et un flot conséquent de conférences et de retraites rassemble méditants, érudits et maîtres spirituels, pour pratiquer et confronter ouvertement leurs lignées, leur compréhension et leur connaissance.

L’effondrement des champs spirituels séparés qui a lieu de nos jours est à la fois remarquable et sans précédent. Pour la première fois nous pouvons apprécier une vue large de toutes les traditions et voir où elles fusionnent ou entrent en collision.

Le Pèlerinage de Kamanita

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Le Pèlerinage de Kamanita fut publié en 1906 en langue allemande. Son auteur, Karl Gjellerup, né au Danemark en 1857, partagea sa vie entre Copenhague au Danemark et Dresde en Allemagne. Deux ans avant sa mort en 1919, il reçut le Prix Nobel de Littérature.

Dans Le Pèlerinage de Kamanita, l’auteur s’est inspiré de nombreux passages des écritures bouddhiques relatant les faits et gestes du prince Gautama. Il est resté très fidèle aux textes, particulièrement en ce qui concerne les enseignements du Bouddha et les traits de caractère de certains personnages secondaires du roman, comme les proches disciples du Bouddha et Angulimala.

La présente traduction française est basée sur l’édition anglaise publiée en 1999 par Amaro Bhikkhu du Abhayagiri Forest Monastery en Californie : The Pilgrim Kamanita, a Legendary Romance.














Articles

La tradition de la forêt

Ce texte est un extrait de l'Introduction, par Ajahn Amaro, du livre « Food for the Heart, the collected teachings of Ajahn Chah », dont le premier tome en français est publié par les Editions SULLY, sous le titre: "Vertu et Méditation". Nous remercions le Vénérable Ajahn Amaro de nous avoir autorisés à publier séparément, sur notre site, cette très belle introduction.

La nuit tombe rapidement. La forêt vibre du cri d’innombrables crickets et de l’étrange plainte des cigales qui s’élève le soir. On entrevoit quelques étoiles brillant doucement derrière le sommet des arbres. Au cœur de l’obscurité grandissante, le chaleureux halo de lumière provenant de deux lampes à kérosène illumine l’espace ouvert sous une hutte construite sur pilotis. Dessous, baignant dans cette lumière, une trentaine de personnes sont réunies autour d’un petit moine solidement bâti, assis jambes croisées sur un banc en osier. L’air est chargé d’une sérénité palpable. Le Vénérable Ajahn Chah donne un enseignement.

D’une certaine manière, le groupe réuni là est très hétéroclite. Tout près d’Ajahn Chah (que l’on appelle aussi affectueusement Luang Por, c’est-à-dire « Vénérable Père ») se trouve un groupe de bhikkhu (moines) et de novices. La plupart d’entre eux sont thaïlandais ou laotiens mais il y a également parmi eux quelques visages pâles : un Canadien, deux Américains, un jeune Australien et un Anglais. Devant le maître est assis un couple d’âge moyen et de belle contenance : lui, dans un costume distingué, elle, bien coiffée et couverte de bijoux en or. Il s’agit d’un membre du Parlement venu d’une lointaine province qui profite d’une visite officielle dans la région pour rendre hommage au Vénérable Ajahn Chah et faire quelques offrandes au monastère.

Derrière eux, un large groupe de villageois des environs. Leurs vêtements sont usés jusqu’à la trame et la peau sur leurs os est tannée et ridée, aussi cuite que le pauvre sol de la région. Certains d’entre eux sont des camarades d’enfance de Luang Por avec qui, autrefois, il ramassait des grenouilles et grimpait aux arbres ; d’autres sont des gens qu’il a aidés et qui l’ont aidé avant qu’il ne devienne moine, tandis qu’ils faisaient tous leurs plantations annuelles de jeunes pousses de riz et la récolte, à la fin de la mousson.

Sur un côté, presque au fond, se trouve une enseignante de l’Université de Fribourg venue en Thaïlande avec une amie de son groupe bouddhiste allemand pour étudier le bouddhisme ; une nonne américaine l’a accompagnée, depuis la section du monastère réservée aux femmes, pour la guider à travers les sentiers de la forêt et pour traduire. Près d’elles, trois ou quatre autres nonnes sont assises ; elles ont décidé de profiter de l’occasion pour venir demander conseil à Luang Por à propos d’une question soulevée dans la communauté des femmes et aussi pour lui demander de venir enseigner le Dhamma (« Dharma » en sanskrit : l’Enseignement du Bouddha) à tout leur groupe dans leur coin de forêt car cela fait plusieurs jours qu’il n’est pas allé les voir. Comme elles sont déjà là depuis deux ou trois heures, elles s’inclinent devant Ajahn Chah et repartent avec les autres femmes – elles doivent être rentrées avant la nuit et il se fait tard.

Assis près du fond, à la limite du halo de lumière, un jeune homme d’une trentaine d’année a le visage fermé. La tête légèrement détournée, il donne l’impression d’être mal à l’aise, d’être ici à contrecœur. C’est l’un des « durs » du village, un nak leng. Bien qu’il affiche un profond mépris pour tout ce qui se rapporte à la religion, il ne peut s’empêcher de respecter Luang Por, probablement à cause de la réputation de force et d’endurance de ce moine mais aussi parce qu’il est obligé de reconnaître que, pour un religieux, celui-ci est peut-être « un vrai », peut-être « le seul de toute la province qui vaille que l’on se prosterne devant lui ».

Le jeune homme est furieux et malheureux. Son jeune frère qu’il aimait beaucoup et qui avait rejoint son gang pour faire les quatre cents coups avec lui, a été touché la semaine dernière par une malaria cérébrale et il est mort en quelques jours. Depuis, il a l’impression qu’une épée lui transperce le cœur et que le monde a perdu toute saveur. « S’il avait été tué par un coup de couteau, j’aurais au moins pu le venger mais là que puis-je faire ? Rechercher le moustique qui l’a piqué et tué ? » Un ami lui a répondu : « Pourquoi ne pas aller voir Ajahn Chah ? » – et le voici.

Luang Por a un large sourire tandis qu’il soulève un verre pour démontrer quelque chose. Il a remarqué le sombre jeune homme du fond et s’est débrouillé pour qu’il vienne s’asseoir au premier rang, à la manière d’un pêcheur qui tire progressivement son poisson hors de l’eau. L’instant suivant, le « dur » a posé la tête dans les mains de Luang Por et pleure comme un bébé. Quelques minutes plus tard, dans un demi-sourire, il prend conscience de l’arrogance et de l’égoïsme de son attitude en réalisant qu’il n’est ni le premier ni le seul à avoir perdu un être cher … et finalement, les larmes de rage et de chagrin se transforment en larmes de soulagement.

Tout cela se passe au milieu d’une vingtaine de complets étrangers et pourtant chacun se sent en sécurité et en confiance. En effet, bien que les personnes assemblées là viennent de tous les horizons sociaux et de tous les coins du monde, elles sont unies en cet instant et en ce lieu en tant que saha-dhammika, « compagnons dans le Dhamma » ou, selon une autre expression bouddhiste, elles sont toutes « frères et sœurs dans la vieillesse, la maladie et la mort » et appartiennent donc à la même famille.

Ce type de scénario s’est reproduit d’innombrables fois au cours des trente années qu’Ajahn Chah a passées à enseigner, et c’est souvent à des moments comme celui-ci que quelqu’un avait la bonne idée de brancher un magnétophone (avec assez de piles pour le maintenir en vie) et permettre que nous soient transmis certains des enseignements réunis dans ce livre.

Le lecteur doit savoir que, de même que pour les entretiens imprimés ici, la plupart des enseignements d’Ajahn Chah ont été dispensés de manière informelle, tout à fait spontanée et imprévisible. On pourrait dire que, par beaucoup de côtés, quand Ajahn Chah enseignait, il était comme un grand musicien : il dirigeait le flot du son harmonieux tout en le produisant entièrement lui-même en réponse à la nature et au tempérament des personnes qui l’entouraient, introduisant leurs paroles, leurs sentiments et leur état d’esprit dans le creuset de son cœur puis laissant les paroles s’écouler librement en réponse.

Quel que soit le type de personnes rassemblées autour de lui, il pouvait, un moment, utiliser l’exemple de la bonne et de la mauvaise façon de peler une mangue et, l’instant d’après, décrire la nature de la réalité ultime avec la même simplicité pragmatique. Il pouvait être froid et bourru face aux orgueilleux, et charmant et doux vis-à-vis des timides. Il pouvait échanger des plaisanteries avec un vieil ami du village et, un moment plus tard, regarder dans les yeux un officier de police corrompu en lui parlant sincèrement de l’importance capitale de l’honnêteté sur la voie du Bouddha. En l’espace de quelques instants, il pouvait gronder un moine à propos du négligé de sa tenue et laisser sa propre robe glisser sur son épaule, laissant entrevoir son ventre rond. Il pouvait arriver qu’un grand érudit, posant des questions d’un haut niveau intellectuel et philosophique pour faire état de sa culture soit soumis au petit cérémonial d’Ajahn Chah : le voir retirer son dentier et le tendre à son assistant pour le faire nettoyer, puis écouter la réponse à sa question si profonde à travers les grosses lèvres du maître repliées sur ses gencives, avant que le dentier rafraîchi soit remis en place !

Certains des enseignements de cette compilation ont été donnés à l’occasion de rassemblements tout à fait spontanés comme celui-ci, d’autres à des occasions plus formelles, comme, par exemple, après la récitation des règles des moines, ou lors des réunions hebdomadaires de moines et de laïcs les soirs d’observance lunaire. Mais, dans tous les cas, Ajahn Chah ne planifiait jamais rien. Pas une seule syllabe des enseignements sur le Dhamma imprimés ici n’a été prévue avant qu’il n’ouvre la bouche. C’était pour lui un principe très important : le rôle de l’enseignant est de s’écarter pour permettre au Dhamma d’émerger naturellement en réponse aux besoins du moment. Il disait : « S’il n’est pas vivant à l’instant présent, ce n’est pas le Dhamma. »

Un jour, Ajahn Chah demanda au jeune Ajahn Sumedho, son premier élève occidental, de donner un enseignement à un groupe de personnes au monastère principal, Wat Pah Pong. Pour Ajahn Sumedho, c’était une épreuve très angoissante : non seulement il devait s’adresser à deux ou trois cents personnes qui étaient habituées à l’humour et à l’extrême sagesse d’Ajahn Chah mais il devait le faire en thaï, langue qu’il n’avait commencé à étudier que trois ou quatre ans auparavant. Son esprit était envahi de peur mais aussi d’idées. Il venait de lire un livre sur les six royaumes de la cosmologie bouddhique et leur lien avec les états psychologiques (la colère en lien avec les enfers, la félicité avec le paradis, etc.) et il décida que ce serait un bon thème. Il développa toutes ses idées, réfléchit à la meilleure façon de les présenter et, le jour venu, fit ce qu’il estima être un bon exposé. Le lendemain, plusieurs membres du Sangha vinrent lui dire combien ils avaient apprécié ses paroles, de sorte qu’il se sentit rassuré et plutôt content de lui. Un peu plus tard, à un moment tranquille, Ajahn Chah attira son attention, le regarda droit dans les yeux et lui dit doucement : « Ne fais plus jamais ça. »

Cette façon d’enseigner n’était pas l’apanage d’Ajahn Chah ; c’est celle adoptée par tous les maîtres de ce que l’on appelle « la Tradition de la Forêt thaïlandaise ». Il serait peut-être bon, à ce stade, de décrire le caractère et les origines de cette lignée pour donner un peu plus de substance au contexte d’où jaillit la sagesse d’Ajahn Chah.

D’une certaine manière, la tradition de méditation dans la forêt est antérieure au Bouddha lui-même. Avant lui, en Inde et dans la région de l’Himalaya, il n’était pas inhabituel pour ceux qui recherchaient la libération spirituelle, de quitter la vie des villes et des campagnes pour se retirer dans les montagnes et les forêts. Ce geste de renoncement aux valeurs du monde était tout à fait sensé : la forêt était un espace sauvage naturel et les seules personnes que l’on y trouvait étaient les criminels, les fous, les bannis et les chercheurs religieux. C’était un monde qui échappait à l’influence des principes culturels matérialistes et était, par conséquent, idéal pour le développement des aspects de l’esprit qui les transcendaient.

Quand le futur Bouddha, à l’âge de vingt-neuf ans, abandonna la vie qu’il menait dans le palais de ses parents, ce fut pour aller vivre dans la forêt et s’y entraîner à suivre les différentes disciplines de yoga qui étaient disponibles à l’époque. L’histoire est bien connue : il finit par abandonner ses premiers maîtres – dont l’enseignement ne le satisfaisait pas pleinement – pour trouver sa propre voie. C’est ce qu’il fit en découvrant le son parfait de la vérité primordiale qu’il appela la Voie du Milieu, à l’ombre de l’arbre de la Bodhi, près de la rivière Nerañjanā dans l’état du Bihar, en Inde.

On rappelle souvent que le Bouddha est né dans une forêt, a trouvé l’Eveil dans une forêt, a vécu et enseigné toute sa vie dans une forêt, et qu’il est finalement mort dans une forêt. A chaque fois que le choix d’un environnement lui était offert, il optait pour la forêt car, comme il le disait, « les Tathāgata (les Eveillés) se plaisent dans les endroits reculés ». La lignée connue aujourd’hui sous le nom de « Tradition de la Forêt thaïlandaise » essaie de maintenir l’esprit du style de vie choisi par le Bouddha lui-même et de pratiquer selon les principes qu’il a encouragés tout au long de sa vie. C’est une branche du bouddhisme de l’Ecole du Sud plus communément connue sous le nom de Theravada.

D’après ce que l’on peut apprendre des quelques récits historiques qui nous sont parvenus, quelques mois après la mort du Bouddha, un grand Concile d’Anciens eut lieu pour donner forme et statut aux enseignements du Bouddha (tant ses discours que ses instructions concernant la vie monastique). La langue adoptée pour ce faire fut le pāli ou le pālibhasa, « la langue des textes ». Les enseignements du Dhamma, formulés ainsi tout au long des cent années suivantes, forment le cœur du Canon Pāli, base commune de tout l’éventail des écoles bouddhiques qui apparurent ensuite. Cent ans plus tard eut lieu un second Concile pour faire le point sur tous les enseignements et mettre tout le monde d’accord. Cependant, il semble que ce fut à cette occasion qu’apparut le premier schisme important au cœur du Sangha (la communauté monastique). La plupart des participants désiraient changer certaines règles, notamment donner la permission aux moines d’utiliser de l’argent. Les moines du groupe minoritaire se méfiaient des changements proposés. Ils se disaient : « Que ce soit sensé ou pas, nous voulons fonctionner comme le faisaient le Bouddha et ses premiers disciples. » Ces moines furent appelés les Sthavira en sanskrit ou les Thera en pāli, c’est-à-dire « les Anciens ». Environ cent trente ans plus tard, ils furent à l’origine de l’école du Theravada. Theravada signifie littéralement « la Voie des Anciens » et tel est leur thème de fonctionnement depuis. On peut résumer ainsi la philosophie de cette tradition : « Pour le meilleur ou pour le pire, c’est cette voie que le Bouddha a établie et c’est cette voie que nous suivrons ». On a donc attaché à cette lignée une notion de fort conservatisme.

Comme pour toutes les traditions religieuses et les institutions humaines, avec le temps, de nombreuses branches ont poussé à partir de la tige vivace plantée par le Bouddha. On dit que, environ deux cent cinquante ans après la disparition du Bouddha, à l’époque du règne de l’empereur Ashoka en Inde, il existait au moins dix-huit écoles et lignées avec des idées divergentes sur le Bouddha-sasana, les enseignements du Bouddha. L’une de ces lignées s’établit au Sri Lanka, peut-être pour s’éloigner d’une résurgence du brahmanisme en Inde ainsi que des influences religieuses venues d’Orient et d’Occident, ce qui concourrait à l’apparition de nouvelles formes de pensée bouddhiste. Cette lignée se développa à sa manière, protégée de beaucoup des apports extérieurs. Elle formula des commentaires et des interprétations des Ecritures pālies, non pour développer de nouvelles formes et contrecarrer ainsi les mouvements religieux en vogue mais pour ajouter des détails aux textes pālis. Certains de ces textes ressemblaient à des fables pour toucher le cœur des gens simples ; d’autres étaient plus philosophiques et métaphysiques et intéressaient les érudits. C’est autour de tout cela que le bouddhisme Theravada s’est cristallisé. Par la suite, malgré guerres, famines et autres soulèvements culturels sur le subcontinent indien, les Theravadins ont survécu jusqu’à ce jour, en grande partie grâce à cet enracinement sur l’île du Sri Lanka, havre bien plus sûr que beaucoup d’autres. Différentes écoles bouddhistes ont aussi existé là-bas mais le bouddhisme Theravada a toujours été restauré et maintenu comme la religion principale de l’île.

La lignée finit par s’étendre dans tout le sud-est asiatique car, à différentes périodes, des missionnaires du Sri Lanka et d’Inde furent invités. Ils allèrent ainsi en Birmanie, puis en Thaïlande, au Cambodge et au Laos – pour arriver plus tard en Occident. Tout au long de cette période d’expansion géographique de la tradition Theravada, on continua à se référer constamment aux principes du Canon Pāli. A chaque fois que cette tradition s’établit dans un nouveau pays, il y eut un fort sentiment de respect et de révérence pour les enseignements originaux ainsi qu’un respect pour le style de vie incarné par le Bouddha et le Sangha originel, ces premiers moines éveillés qui vivaient dans la forêt. Tel est le modèle qui servit alors et qui fut poursuivi. Bien évidemment, au cours de tous ces siècles, il y eut beaucoup de hauts et de bas mais le modèle fut maintenu. A certaines périodes, la religion s’affaiblissait au Sri Lanka et des moines allaient en Thaïlande pour la restaurer. A d’autres moments, elle régressait en Thaïlande et des moines de Birmanie lui redonnaient vie, s’entraidant à travers les siècles. C’est ainsi que cette religion put se maintenir à flot et garder en grande partie sa forme originelle.

Au fil des siècles, il n’y eut pas que le danger de l’affaiblissement mais aussi celui du succès. Souvent, quand la religion était bien développée, les monastères s’enrichissaient et tout le système devenait obèse et corrompu, menaçant de s’écrouler sous son propre poids.

Ensuite, un groupe séparatiste disait : « Revenons aux bases ! », partait dans la forêt et retournait aux principes originaux : observance des règles monastiques, pratique de la méditation et étude des enseignements originaux.

Il est intéressant de noter que ce cycle d’évolution, d’inflation, de corruption et de réforme s’est aussi produit plusieurs fois dans de nombreux autres pays bouddhistes à travers les siècles. Il est frappant de voir comment la vie et la pratique de grands êtres comme le Vénérable Patrul Rimpoche au Tibet et le Vénérable Maître Hsu Yün en Chine (qui vécurent tous deux à la fin du XIXe et au début du XXe siècle) sont totalement en accord avec l’esprit de la Tradition de la Forêt. Ces grands maîtres ont tous deux choisi de mener une vie très simple et de suivre très rigoureusement les règles monastiques. C’étaient aussi des méditants accomplis et de brillants enseignants. Ils ont évité au maximum les charges hiérarchiques et les responsabilités officielles mais sont arrivés tout naturellement à des positions de grande influence par le simple pouvoir de leur sagesse et de leur vertu. C’est très précisément le modèle de vie dont les grands ajahn (maîtres) thaïlandais de la forêt sont l’exemple.

Vers le milieu du XIXe siècle, le bouddhisme thaïlandais connaissait une riche variété de traditions et de pratiques régionales mais la vie spirituelle en général était assez corrompue : la discipline monastique s’était relâchée, les enseignements du Dhamma étaient mélangés avec de vagues vestiges de tantrisme et d’animisme, sans parler du fait que presque plus personne ne pratiquait la méditation. En plus de cela – et c’est peut-être le plus grave – les moines les plus instruits (et pas seulement ceux qui manquaient de discipline et d’instruction) maintenaient qu’en ces temps modernes, il n’était plus possible de réaliser le nibbāna (l’Eveil) ni même d’atteindre les jhāna1.

C’était là une chose que ceux qui ravivèrent la Tradition de la Forêt refusaient d’accepter. C’était aussi l’une des raisons pour lesquelles ils étaient considérés comme des individualistes et des fauteurs de troubles par la hiérarchie ecclésiastique de l’époque. On retrouve cette incompréhension mutuelle dans le dédain évident que beaucoup de moines de forêt (y compris Ajahn Chah) exprimaient pour la majorité des moines érudits de leur propre tradition Theravada et leur refrain : « La sagesse ne se trouve pas dans les livres ».

Il est nécessaire de développer ce point pour que le lecteur comprenne mieux pourquoi Ajahn Chah dénigre souvent l’étude des textes, d’autant que le Theravada est supposé avoir une grande vénération pour les paroles du Bouddha. C’est un point crucial qui fait toute la différence des moines de forêt en Thaïlande : la détermination de se concentrer sur un mode de vie et sur l’expérience personnelle au lieu des livres (en particulier les Commentaires). On peut trouver cela présomptueux ou arrogant, ou croire que ces sentiments sont le reflet de la jalousie des moins instruits vis-à-vis des érudits, si on ne comprend pas que les interprétations de ces érudits étaient en train de mener le bouddhisme dans une impasse. En d’autres termes, le paysage spirituel était parfaitement mûr pour un renouveau, et c’est à partir de ce sol fertile que la Tradition de la Forêt reprit naissance.

La Tradition de la Forêt thaïlandaise n’existerait pas telle qu’elle est aujourd’hui sans l’influence particulière d’un grand maître, le Vénérable Ajahn Mun Bhuridatta. Il naquit dans les années 1870 dans la province d’Ubon, là où la frontière thaïlandaise borde le Laos et le Cambodge. C’était déjà à l’époque, et c’est encore aujourd’hui, l’une des zones les plus pauvres du pays mais aussi un lieu où la dureté de la terre et le caractère enjoué des habitants se sont combinés pour donner une profondeur spirituelle rare dans ce monde.

Ajahn Mun était un jeune garçon à l’esprit vif ; il excellait, par exemple, dans l’art local du mor lam qui consiste à improviser des chansons en vers, mais il était aussi très attiré par la pratique spirituelle. Aussitôt après son ordination, il partit à la recherche d’Ajahn Sao, l’un des rares moines de forêt vivant dans sa région, et lui demanda de lui enseigner la méditation. Il devint son disciple et se lança dans la pratique avec une ardeur remarquable. Ajahn Mun avait également compris que suivre scrupuleusement la discipline monastique serait d’une importance cruciale pour son progrès spirituel.

Bien que ces deux éléments (méditation et stricte discipline) puissent paraître assez évidents de notre point de vue actuel, il faut garder en esprit qu’à cette époque, la discipline monastique était devenue très laxiste et la méditation était considérée avec beaucoup de méfiance : on pensait que seuls ceux qui s’intéressaient à la magie noire pouvaient être assez fous pour s’en approcher ou bien que cette pratique conduisait probablement à la folie ou encore à la possession par les esprits.

Au fil des années, Ajahn Mun réussit à expliquer et à démontrer l’utilité de la méditation à de nombreuses personnes. Il devint aussi le vivant exemple d’un niveau de conduite beaucoup plus élevé pour la communauté monastique. Qui plus est, alors même qu’il vivait dans l’une des régions les plus reculées de Thaïlande, il devint le plus respecté des maîtres spirituels de son pays. Presque tous les maîtres de méditation les plus accomplis et les plus vénérés du XXe siècle en Thaïlande ont été ses disciples directs ou ont été profondément influencés par lui. Ajahn Chah est de ceux-là.

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  1. Profonde unification de l’esprit en méditation. Le Bouddha a enseigné huit niveaux différents de jhāna.

© Edition SULLY, 2010, pour la traduction française.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Le vénérable Ajahn Chah

Ce texte est un extrait de l'Introduction, par Ajahn Amaro, du livre « Food for the Heart, the collected teachings of Ajahn Chah », dont le premier tome en français est publié par les Editions SULLY, sous le titre: "Vertu et Méditation". Nous remercions le Vénérable Ajahn Amaro de nous avoir autorisés à publier séparément, sur notre site, cette très belle introduction.

Ajahn Chah est né au sein d’une grande famille aisée, également dans un petit village de la province d’Ubon. De sa propre initiative, à peine âgé de neuf ans, il choisit de quitter la maison familiale pour aller vivre au monastère local. Il fut ordonné novice et, à l’âge de vingt ans, toujours attiré par la vie monastique, prit les vœux de moine. En tant que jeune bhikkhu, il étudia les bases du Dhamma, la discipline et d’autres écritures du Canon Pāli. Plus tard, mécontent de la discipline très laxiste de son monastère de village et désireux d’être guidé dans l’apprentissage de la méditation, il quitta ces murs relativement sûrs pour devenir moine tudong (moine errant). Il alla voir plusieurs maîtres de méditation de sa région et pratiqua sous leur direction. Il voyagea pendant plusieurs années, menant une vie d’ascète, dormant dans des forêts, des grottes et des lieux de crémation. Enfin, il fit un séjour bref mais déterminant auprès d’Ajahn Mun. Voici un récit de cette rencontre édifiante extraite d’une biographie de Ajahn Chah par Phra Ong Neung :

A la fin de la retraite, Ajahn Chah, accompagné de deux autres moines, d’un novice et de deux laïcs, partit pour une longue marche qui le ramenait dans l’Isan (au nord de la Thaïlande). Ils coupèrent le voyage à Bahn Gor et, après quelques jours de repos, commencèrent une marche de 250 kilomètres vers le nord. Le dixième jour, ils arrivèrent à l’élégant stupa blanc de Taht Panom, ancien lieu de pèlerinage sur les bords du Mékong et rendirent hommage aux reliques du Bouddha qui étaient enchâssées là. Ils continuèrent leur marche par étapes, en s’arrêtant maintenant la nuit dans des monastères de forêt. L’expédition était malgré tout difficile, de sorte que le novice et l’un des laïcs demandèrent à rebrousser chemin. Le groupe ne comptait donc plus que trois moines et un laïc quand il arriva à Wat Peu Nong Nahny, résidence du Vénérable Ajahn Mun.

Tandis qu’ils entraient dans le monastère, Ajahn Chah fut immédiatement frappé par son atmosphère calme et protégée. La zone centrale dans laquelle se tenait un petit espace de réunion était parfaitement balayée et les quelques moines en vue étaient tous occupés à leurs tâches en silence, avec des mouvements pleins de grâce et de retenue. Il y avait, dans ce monastère, quelque chose qu’il n’avait vu nulle part ailleurs ; le silence était étrangement chargé et vibrant. Ajahn Chah et ses compagnons furent reçus poliment et, après qu’on leur eut indiqué où poser leur glot (grand parapluie auquel les moines suspendent une moustiquaire), ils furent heureux de prendre un bain pour se laver de la saleté de la route.

Le soir, les trois jeunes moines, leur robe soigneusement pliée sur l’épaule gauche et l’esprit oscillant entre impatience et crainte, avancèrent vers la sālā (salle de réunion) pour rendre hommage à Ajahn Mun. Rampant sur ses genoux vers le grand maître, flanqué de droite et de gauche par des moines résidents, Ajahn Chah s’approcha de la silhouette émaciée et âgée, à la présence forte et lumineuse. Il est facile d’imaginer le regard insondable d’Ajahn Mun pénétrer profondément Ajahn Chah tandis que celui-ci se prosternait trois fois puis s’asseyait à ses pieds, à une distance respectable. La plupart des moines étaient assis, les yeux fermés, en méditation ; un autre, assis derrière Ajahn Mun, l’éventait doucement pour éloigner les moustiques du soir.

Lorsqu’Ajahn Chah leva les yeux, il ne put manquer de remarquer les mâchoires proéminentes d’Ajahn Mun sous sa peau pâle ni la façon dont ses lèvres minces, tachées du rouge du jus de bétel contrastaient étrangement avec la luminosité de sa présence. Selon la vieille tradition entre moines bouddhistes, Ajahn Mun commença par demander aux moines depuis combien de temps ils étaient ordonnés, dans quels monastères ils avaient pratiqué et les détails de leur voyage. Avaient-ils des doutes à propos de leur pratique ? Ajahn Chah avala sa salive puis répondit que oui, il avait des doutes. Il avait étudié les textes du Vinaya (le Code de Discipline monastique instauré par le Bouddha) avec beaucoup d’enthousiasme mais s’était ensuite découragé. La discipline paraissait trop détaillée pour être praticable. Il lui semblait impossible de suivre toutes les règles. Quels devaient donc être les principes de base ? Ajahn Mun conseilla à Ajahn Chah de prendre pour principes de base les deux « gardiens du monde » : hiri (un sentiment de saine honte face à ses mauvaises actions) et ottapa (une juste crainte des conséquences de ses actes). Quand ces deux vertus sont présentes, dit-il, tout le reste suit.

Il commença alors à discourir sur le triple entraînement à sīla1, samādhi2 et paññā3, sur « les quatre routes vers le succès » et sur « les cinq pouvoirs spirituels ». Ses yeux étaient mi-clos et sa voix devenait de plus en plus forte et rapide au fil des mots, comme s’il montait sans cesse en puissance. Avec une autorité absolue, il décrivit « les choses telles qu’elles sont réellement » et la voie qui mène à la Libération. Ajahn Chah et ses compagnons étaient assis là, complètement sous le charme. Ajahn Chah raconta plus tard que, bien qu’il ait passé une journée épuisante sur la route, écouter parler Ajahn Mun le libéra de tout sentiment de lassitude ; son esprit devint clair et serein, et il avait l’impression de flotter au-dessus du sol. Il était tard, ce soir-là, quand Ajahn Mun mit un terme à cette réunion et Ajahn Chah retourna à son glot, tout rayonnant.

Le soir suivant, Ajahn Mun donna d’autres enseignements et Ajahn Chah sentit qu’il arrivait au bout de ses doutes quant à la pratique qui l’attendait. Le Dhamma lui procurait une joie et une félicité jamais connues auparavant. Il ne lui restait plus qu’à mettre en pratique ses connaissances. En effet, l’un des enseignements qui l’inspira le plus, au cours de ces deux soirées, fut l’injonction à faire de soi un sikkhibhūto, un « témoin de la vérité ». Mais l’explication la plus éclaircissante qu’il reçut, celle qui lui donna le contexte ou la base nécessaire pour la pratique et qui lui avait fait défaut jusque-là, fut la distinction entre l’esprit lui-même et les états d’esprit passagers qui apparaissent et disparaissent en lui.

« Tan Ajahn Mun a dit que ce n’étaient que des états. Quand on ne comprend pas cela, on croit qu’ils sont réels, qu’ils sont l’esprit lui-même. En réalité, il ne s’agit toujours que d’états passagers. A peine eut-il prononcé ces paroles que les choses s’éclaircirent soudain. Supposons qu’il y ait un sentiment de bonheur présent dans l’esprit : on peut percevoir que cet état d’esprit est différent de l’esprit lui-même. Quand on voit cela, on peut s’arrêter, on peut poser les choses. Quand les réalités conventionnelles sont vues pour ce qu’elles sont, on arrive à la vérité ultime. Généralement, les gens amalgament tout cela en une chose qu’ils appellent ‘l’esprit’ mais, en réalité, ce sont des états d’esprit qui s’accompagnent d’une conscience de ces états. Si vous comprenez cela, il n’y a plus grand-chose à faire. »

Le troisième jour, Ajahn Chah alla rendre hommage à Ajahn Mun puis il conduisit son petit groupe vers les forêts solitaires de Poopahn. Il laissa Nong Peu derrière lui et n’y retourna jamais mais son cœur était plein d’une inspiration qui l’accompagna jusqu’à son dernier jour.

En 1954, après plusieurs années de voyage et de pratique, Ajahn Chah fut invité à s’installer dans une forêt dense près de son village natal, Bahn Gor. Cet endroit était inhabité ; on le disait infesté de cobras, de tigres et de fantômes – ce qui en faisait, disait-il, un endroit parfait pour un moine de forêt. Un vaste monastère grandit autour d’Ajahn Chah tandis que de plus en plus de moines, de nonnes et de laïcs venaient écouter ses enseignements et restaient pour pratiquer auprès de lui. Aujourd’hui certains de ses disciples vivent, pratiquent la méditation et enseignent dans plus de deux cents monastères affiliés, dans les montagnes et les forêts de Thaïlande et d’Occident.

Bien qu’Ajahn Chah ait disparu en 1992, le type de formation monastique qu’il a instauré se poursuit aujourd’hui à Wat Pah Pong et dans les monastères affiliés. Il y a généralement deux temps de méditation en groupe par jour, accompagnés parfois d’un enseignement donné par le maître, mais le cœur de la méditation est dans la façon de se comporter au quotidien. Moines et nonnes ont des tâches manuelles à accomplir, ils teignent et cousent leurs propres vêtements, fabriquent la plupart des objets dont ils ont besoin, et assurent un entretien parfait des bâtiments et des terrains du monastère. Ils vivent dans une extrême simplicité, suivent les préceptes ascétiques de ne manger qu’un seul repas par jour et uniquement dans leur bol, et de limiter leurs possessions. De petites huttes individuelles éparpillées dans la forêt abritent moines et nonnes qui vivent et méditent dans la solitude ; ils pratiquent aussi la méditation en marchant sur des espaces dégagés sous les arbres. Dans certains monastères occidentaux et dans quelques-uns en Thaïlande aussi, la situation géographique du lieu oblige à quelques variantes. Par exemple, en Suisse, le monastère qui a été offert aux moines est un grand chalet – autrefois un hôtel – à la limite d’un village de montagne. Cependant, indépendamment de ces quelques différences, c’est toujours le même esprit de simplicité, de sérénité et d’honnêteté scrupuleuse qui donne le ton. La discipline est rigoureusement maintenue, ce qui permet à chacun de mener une vie simple et pure au sein d’une communauté harmonieusement gérée où vertu, méditation et sagesse sont soigneusement et intelligemment cultivées.

En parallèle à la vie monastique telle qu’elle est vécue dans les confins d’un monastère, on considère que la pratique de tudong – aller à pied dans la nature, en pèlerinage ou à la recherche de lieux tranquilles pour une retraite en solitaire – fait partie de l’entraînement spirituel. Bien que la forêt ait beaucoup disparu du paysage thaïlandais et que les tigres et autres animaux sauvages que les Anciens rencontraient si souvent en tudong soient en voie d’extinction, cette façon de vivre et de pratiquer se poursuit encore aujourd’hui. De fait, non seulement cette pratique a été maintenue par Ajahn Chah, ses disciples et beaucoup d’autres moines en Thaïlande, mais elle a aussi été poursuivie par ses moines et nonnes dans beaucoup de pays occidentaux et en Inde. Dans ces situations, le strict code de discipline est maintenu : on ne vit que de ce que l’on reçoit des habitants du lieu quand on fait la quête de sa nourriture, on ne mange qu’entre le lever du jour et midi, on ne transporte ni utilise aucun argent, on dort là où l’on trouve un abri.

La sagesse est une façon de vivre et une façon d’être. Ajahn Chah a tenté de préserver le simple mode de vie monastique dans toutes ses dimensions pour permettre aux gens d’étudier et de pratiquer le Dhamma jusqu’à ce jour.

Ajahn Chah enseigne aux Occidentaux

Il est bien connu et on raconte volontiers que, peu avant que le jeune moine Sumedho vienne étudier auprès d’Ajahn Chah à Wat Pah Pong, en 1967, Ajahn Chah fit construire un nouveau kouti (cabane de méditation) dans la forêt. Tandis que l’on enfonçait dans la terre les poteaux qui devaient former l’angle de la cabane, l’un des villageois qui participaient à la construction demanda : « Luang Por ! Comment se fait-il que nous fassions ce kouti aussi grand ? Le toit est beaucoup plus haut que nécessaire. » Il était intrigué car ces constructions sont sensées comporter juste assez d’espace pour qu’une personne y vive à son aise, ce qui représente, en général, deux mètres sur deux mètres cinquante avec le sommet du toit à environ trois mètres de haut.

« Ne t’en fais pas, ce n’est pas du gaspillage, répondit Ajahn Chah. Il y a des moines farang (occidentaux) qui vont arriver un jour et ils sont beaucoup plus grands que nous. »

Dans les années qui suivirent l’arrivée du premier élève occidental, un flot modeste mais constant de nouveaux venus continua à franchir la grille des monastères d’Ajahn Chah. Dès le début, il décida de n’accorder aucun traitement de faveur aux étrangers mais de les laisser s’adapter de leur mieux au climat, à la nourriture et à la culture. Mieux, il leur conseillait d’utiliser tout sentiment de malaise pour alimenter le développement de la sagesse grâce à l’endurance et à la patience – deux des qualités qu’il estimait cruciales pour tout progrès spirituel.

Malgré cette intention première de maintenir toute la communauté monastique harmonieusement unifiée et de ne pas faire de différence pour les Occidentaux, en 1975 les circonstances le poussèrent à encourager la création de Wat Pah Nanachat (le « monastère de forêt international »), lieu de pratique réservé aux Occidentaux, situé à quelques kilomètres de Wat Pah Pong. Ajahn Sumedho et un petit groupe d’autres moines occidentaux étaient partis à pied vers un monastère affilié près des rives de la rivière Muhn. Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans une petite forêt à la sortie du village de Bung Wai. Or les villageois, dont plusieurs étaient disciples d’Ajahn Chah, furent surpris et ravis de voir ce groupe de moines étrangers faire la quête de leur nourriture dans leurs rues poussiéreuses. Ils leur demandèrent s’ils accepteraient de s’installer dans la forêt qui bordait le village et de créer un nouveau monastère. Cette idée reçut l’approbation d’Ajahn Chah et c’est ainsi que naquit ce monastère dédié à la formation des Occidentaux intéressés par la pratique monastique dont le nombre allait toujours croissant.

Peu de temps après, en 1976, Ajahn Sumedho fut invité par un groupe de bouddhistes de Londres à établir un monastère Theravada en Angleterre. L’année suivante, Ajahn Chah accompagna Ajahn Sumedho en Angleterre, au Vihara bouddhiste de Hampstead – belle maison dans une rue très fréquentée du nord de Londres – et le laissa là, avec un petit groupe de moines. En l’espace de quelques années, les moines avaient déménagé à la campagne et plusieurs autres monastères affiliés avaient été implantés.

Depuis lors, nombre des premiers disciples occidentaux d’Ajahn Chah ont été engagés dans la tâche consistant à implanter de nouveaux monastères et à faire connaître le Dhamma sur plusieurs continents. D’autres monastères sont ainsi apparus en France, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Suisse, en Italie, au Canada et aux Etats-Unis. Ajahn Chah lui-même a voyagé deux fois en Europe et en Amérique du Nord en 1977 et en 1979 et il soutenait ces nouvelles implantations de tout son cœur. Il a dit, un jour, que le bouddhisme en Thaïlande était comme un vieil arbre qui autrefois avait été vigoureux et porté beaucoup de fruits mais qui était maintenant si vieux qu’il ne donnait plus que quelques fruits et même ceux-ci étaient petits et amers. Par contre, il comparait le bouddhisme en Occident à un jeune arbre, plein d’énergie et de potentiel pour une belle croissance mais qui avait besoin d’un bon entretien et d’un bon soutien pour se développer correctement.

Dans la même veine, lors de son voyage aux Etats-Unis en 1979, il dit : « La Grande-Bretagne est un endroit favorable à l’établissement du bouddhisme en Occident mais elle aussi a une culture ancienne. Par contre, les Etats-Unis ont l’énergie et la flexibilité d’un pays jeune – tout est neuf ici. C’est ici que le Dhamma pourra réellement s’épanouir. » Quand il s’adressa à un groupe de jeunes Américains qui venaient d’ouvrir un centre de méditation bouddhiste, il ajouta cette mise en garde : « Vous réussirez à véritablement faire connaître le Bouddha-Dhamma ici à condition de ne pas avoir peur d’aller à l’encontre des désirs et des opinions de vos étudiants (littéralement : ‘de poignarder leur cœur’). Dans ce cas, vous y parviendrez ; sinon, si vous modifiez les enseignements et la pratique pour qu’ils s’adaptent aux habitudes existantes et aux opinions des gens, à cause du désir erroné de leur faire plaisir, vous aurez failli à votre devoir de servir de la meilleure façon possible. » [...]

Méthodes d’entraînement

Il y avait une multitude de dimensions différentes à la façon dont Ajahn Chah entraînait ses élèves. Il donnait, bien évidemment, des instructions orales, comme nous l’avons indiqué plus haut, mais la plus grande partie du processus d’apprentissage se faisait dans ce que l’on pourrait appeler « la mise en situation ». Ajahn Chah avait compris que, pour que le cœur s’imprègne véritablement de tout aspect de l’enseignement et en soit transformé, la leçon devait être absorbée sur le plan expérimental et pas seulement sur le plan intellectuel. C’est pourquoi il utilisait les dix mille événements et aspects de la routine monastique, aussi bien dans la vie communautaire que dans la vie en tudong, comme autant d’outils pour former ses disciples : il les faisait travailler en groupes, étudier les règles par cœur, participer aux tâches quotidiennes … Il changeait aussi l’emploi du temps du monastère par surprise ! Tout cela, et plus encore, était autant d’occasions de travailler sur l’apparition de la souffrance et sur les moyens à mettre en œuvre pour qu’elle cesse.

Il encourageait les gens à être prêts à apprendre de toute chose, comme il le dit dans le chapitre intitulé « La nature du Dhamma » (Livre 2). Il répétait sans cesse que chacun est son propre maître : si nous considérons les choses avec sagesse, tout problème personnel, tout événement et tout aspect de la nature peuvent nous apprendre quelque chose ; par contre, si nous considérons les choses stupidement, même nous trouver face au Bouddha et écouter ses explications ne nous apporterait rien. On retrouve cette attitude dans sa façon de répondre aux questions : il répondait davantage à la personne qu’à sa question. Souvent, quand on lui demandait quelque chose, il semblait accueillir la question, la réduire gentiment en pièces et puis retourner les morceaux au questionneur. Celui-ci pouvait alors voir par lui-même comment elle se présentait et, à sa surprise, il constatait qu’Ajahn Chah l’avait guidé de telle sorte qu’il avait lui-même répondu à sa propre question. Quand on demandait à Ajahn Chah comment il parvenait si souvent à ce résultat, il répondait : « Si la personne ne connaissait pas déjà la réponse, elle n’aurait jamais pu poser la question. »

Comme on peut le voir tout au long des enseignements regroupés ici, il encourageait également deux autres attitudes très importantes : d’une part, la nécessité de cultiver un profond sentiment d’urgence dans la pratique de la méditation ; d’autre part, le développement de la patience et de l’endurance en toutes circonstances. Ces deux vertus ne sont pas l’apanage des temps modernes, en particulier dans les milieux spirituels de la culture « vite fait » occidentale. Par contre, dans la vie de la forêt, on les considère presque comme synonymes de l’entraînement spirituel.

Quand le Bouddha donna ses toutes premières instructions sur la discipline monastique, ses premiers mots furent : « La patience doublée d’endurance est la pratique suprême pour libérer le cœur et l’esprit de toutes leurs pollutions4. » C’est pourquoi, quand quelqu’un venait raconter ses malheurs à Ajahn Chah – un mari qui boit, une mauvaise récolte, etc. – sa première réponse était : « Pouvez-vous l’endurer ? » Il ne s’agissait pas d’une espèce de défi mais plutôt d’une façon de montrer que la voie qui mène au-delà de la souffrance ne consiste ni à fuir, ni à se lamenter, ni non plus à serrer les dents et tenir par la force de la volonté. Non. L’encouragement à l’endurance et à la patience est de tenir bon au milieu des difficultés, de véritablement accueillir et digérer l’expérience de dukkha, de comprendre ses causes et ensuite de les laisser aller. [...]

Repousser la superstition

L’une des caractéristiques que l’on attribuait souvent à Ajahn Chah, en Thaïlande, c’était son ardeur à faire disparaître toute trace de superstition en lien avec la pratique bouddhiste. Il critiquait fermement les sortilèges, les prédictions des diseurs de bonne aventure, et les amulettes qui comptaient tellement dans la société thaïlandaise. Il parlait rarement de vies passées ou futures, des autres sphères d’existence, de visions ou d’expériences psychiques. Si quelqu’un lui demandait quels seraient les numéros gagnants du prochain tirage de la loterie – chose très fréquente parmi les visiteurs des grands maîtres en Thaïlande –, il l’envoyait bien vite sur les roses ! Il considérait que le Dhamma était le plus précieux des joyaux, le seul à pouvoir garantir une protection et une sécurité authentiques dans la vie, et il secouait les gens qui se laissaient attirer par les promesses de menues améliorations du samsāra.

Par pure bonté pour ses semblables, il ne cessait de souligner l’utilité concrète de la pratique bouddhiste, bousculant ainsi l’idée reçue selon laquelle le Dhamma était trop élevé ou trop complexe pour le commun des mortels. Ses critiques n’avaient pas seulement pour but de venir à bout de leurs dépendances enfantines à la chance et aux sortilèges. Il voulait surtout qu’ils s’investissent dans quelque chose qui leur serait vraiment bénéfique.

Quand on considère ses efforts dans ce sens tout au long de sa vie, ce qui s’est passé au moment de ses funérailles, en 1993, est assez ironique. Ajahn Chah est décédé le 16 janvier 1992 et ses funérailles eurent lieu un an plus tard, jour pour jour. Le stupa construit à sa mémoire avait 16 piliers, faisait 32 mètres de haut et avait des fondations de 16 mètres de profondeur … de sorte qu’un grand nombre de personnes de la province d’Ubon achetèrent des billets de loterie avec des 1 et des 6 accolés ! Le lendemain, les gros titres du journal local proclamaient : « Le dernier cadeau d’Ajahn Chah à ses disciples » – le 16 avait tout ramassé et deux ou trois bookmakers avaient même fait faillite !

Humour

Cette anecdote nous ramène à une dernière particularité du style d’enseignement d’Ajahn Chah : l’humour. Ajahn Chah avait l’esprit extrêmement vif et jouait tout naturellement la comédie. Dans sa manière de s’exprimer, il se montrait parfois très froid et impressionnant, d’autres fois très sensible et doux mais, la plupart du temps, il pimentait son enseignement de beaucoup d’humour. Il avait le chic pour gagner le cœur de ses interlocuteurs par la vivacité de son esprit. Il ne le faisait pas pour amuser mais pour faire passer des vérités qui, sans cela, auraient eu du mal à être reçues.

Son sens de l’humour et son œil aiguisé pour les absurdités tragi-comiques de la vie permettaient aux gens de voir les situations de telle façon qu’ils pouvaient rire d’eux-mêmes et se laisser guider vers un point de vue plus sage. Ses remarques pouvaient porter sur le comportement – comme la fois où il fit une démonstration inoubliable des « mauvaises façons de porter un sac de moine » : lancé sur le dos, enroulé autour du cou, attrapé par le poing, traîné par terre … – ou sur des combats personnels douloureux. Un jour, un jeune moine vint le trouver, très abattu ; il avait pris conscience de la souffrance du monde, de l’horreur de l’emprisonnement des êtres entre la vie et la mort, et il s’était dit : « Je ne pourrai plus jamais rire. Tout cela est si triste et si douloureux. » Et voilà qu’en quarante-cinq minutes, en lui mimant les vains efforts d’un petit écureuil apprenant à grimper aux arbres, Ajahn Chah réussit à faire rire le jeune moine au point qu’il se tenait les côtes, se pliait et pleurait de rire, lui qui croyait toute joie définitivement perdue.

Les dernières années

Au cours de la retraite des pluies de 1981, Ajahn Chah tomba gravement malade, suite à une sorte d’attaque. Sa santé n’avait pas été très bonne, les dernières années – il était sujet à des vertiges et avait des problèmes de diabète – mais cette fois, c’était beaucoup plus sérieux. Au cours des mois qui suivirent, il reçut plusieurs traitements dont deux ou trois opérations mais rien n’y fit. Sa santé continua à se détériorer et, au milieu de l’année suivante, il était presque complètement paralysé et incapable de parler. Il ne pouvait que faire un petit mouvement de la main et cligner des yeux.

C’est dans cet état qu’il passa les dix années suivantes, avec un affaiblissement lent mais progressif des quelques possibilités qui lui restaient. Finalement, il ne put plus faire le moindre mouvement. Pendant cette période, beaucoup disaient qu’il continuait à donner un enseignement à ses disciples : n’avait-il pas répété inlassablement qu’il est dans la nature du corps de tomber malade et de se dégrader, et que le corps n’est pas sous le contrôle d’un « moi » ? C’était une leçon mise en pratique : ni un grand maître ni même le Bouddha ne peuvent échapper aux inexorables lois de la nature. La tâche, comme toujours, consistant à trouver la paix de la liberté en ne s’identifiant pas aux formes changeantes.

Durant cette période, malgré son important handicap, Ajahn Chah réussissait, si l’occasion se présentait, à transmettre aussi un enseignement autre qu’en personnifiant les processus incertains de la vie et en donnant à ses moines et novices l’occasion d’offrir leur soutien en lui apportant des soins – en effet, les moines, par groupe de trois ou quatre, se relayaient auprès de lui pour répondre à ses besoins physiques car il nécessitait une attention de tous les instants, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un jour, deux moines qui veillaient sur lui commencèrent à se quereller. Si Ajahn Chah avait été en bonne santé, il aurait été impensable qu’ils se comportent ainsi devant lui mais, en l’occurrence, ils oublièrent totalement – comme cela arrive souvent en présence de personnes paralysées ou dans le coma – que l’autre occupant de la pièce pouvait être pleinement conscient de ce qui se passait. Tandis que les paroles s’envenimaient, une agitation commença à venir du lit, de l’autre côté de la pièce. Soudain Ajahn Chah toussa violemment et on raconte qu’une énorme glaire fusa à travers la pièce, passa entre les deux protagonistes et s’écrasa sur le mur juste à côté d’eux. Le message fut parfaitement reçu et la dispute prit aussitôt fin dans un silence embarrassé.

Pendant la durée de la maladie d’Ajahn Chah, la vie des monastères continua comme avant. Etrangement, le fait que le maître soit encore là tout en n’y étant plus vraiment, permit à la communauté de s’adapter à une prise de décisions en commun et de se préparer à vivre sans que son maître bien-aimé soit le centre de tout. Il n’est pas rare, après la disparition d’un tel personnage, que les choses se dissipent rapidement : les disciples poursuivent chacun leur route et l’héritage du maître disparaît en l’espace d’une ou deux générations. Mais Ajahn Chah enseignait aux gens à compter sur eux-mêmes et le fruit de cet enseignement apparaît quand on considère qu’il y avait soixante-quinze monastères affiliés au moment où il tomba malade, plus de cent au moment de son décès et plus de deux cents aujourd’hui, tant en Thaïlande que dans le monde entier.

A sa mort, la communauté monastique organisa ses funérailles. Pour garder l’esprit de sa vie et de son enseignement, les funérailles ne devaient pas être une simple cérémonie mais également une occasion d’entendre et de pratiquer le Dhamma. L’événement s’étala sur dix jours avec, chaque jour, plusieurs temps de méditation en groupe et d’instructions données par les enseignants du Dhamma les plus compétents du pays. Il y avait environ six mille moines, mille nonnes et dix mille personnes qui campaient dans la forêt du monastère ; sans compter qu’environ un million de personnes vinrent assister aux temps de pratique et quatre cent mille, y compris le roi et le reine de Thaïlande, étaient présents le jour de la crémation de son corps.

Toujours dans l’esprit des valeurs qu’Ajahn Chah avait prônées tout au long de sa vie, pas un centime ne fut réclamé pour quoi que ce soit : de la nourriture pour tout le monde fut gratuitement fournie par quarante-deux cuisines dirigées et approvisionnées par nombre des monastères affiliés. Environ deux cent cinquante mille dollars de livres sur le Dhamma furent distribués gratuitement. De l’eau en bouteille, offerte par une compagnie locale, arrivait par tonnes. Les bus et les camions de la région se mobilisèrent pour transporter les milliers de moines jusqu’aux villes et villages environnants où ils faisaient la quête de leur nourriture. Ce fut un grand festival de générosité et une manière parfaitement appropriée de dire adieu au grand homme. [...]

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  1. Terme général dont le sens inclut avoir un comportement sain et honnête, suivre les préceptes moraux et se comporter avec retenue de façon à ne nuire ni à soi ni aux autres.

  2. L’énergie de l’esprit concentré en méditation.

  3. La connaissance de ce qui est, la sagesse.

  4. Ces paroles sont les premières paroles d’un célèbre discours du Bouddha offert à un rassemblement spontané de 1250 de ses disciples éveillés dans le Bosquet des Bambous près de Rājagaha. L’anniversaire de ce rassemblement, appelé Māgha Puja, est célébré à la pleine lune de février. Ce discours, l’Ovādapātimokka, correspond aux versets 183 à 185 du Dhammapada.

© Edition SULLY, 2010, pour la traduction française.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Les enseignements essentiels des maîtres de la forêt

Ce texte est un extrait de l'Introduction, par Ajahn Amaro, du livre « Food for the Heart, the collected teachings of Ajahn Chah », dont le premier tome en français est publié par les Editions SULLY, sous le titre: "Vertu et Méditation". Nous remercions le Vénérable Ajahn Amaro de nous avoir autorisés à publier séparément, sur notre site, cette très belle introduction.

Bien que ce livre contienne de nombreuses explications très claires sur les enseignements du Bouddha, il serait peut-être bon, en particulier pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec la façon dont le Theravada exprime les choses en général et dans la Tradition de la Forêt thaïlandaise en particulier, de commencer par souligner certains des termes, des attitudes et des concepts clés qui sont utilisés tout au long de cette anthologie.

Les Quatre Nobles Vérités

Bien qu’il existe de nombreux volumes des discours du Bouddha dans plusieurs traditions, on dit aussi que tout son enseignement est contenu dans son tout premier discours, celui que l’on a appelé « la mise en marche de la roue de la Vérité ». Le Bouddha donna cet enseignement à ses cinq anciens compagnons spirituels, dans le Parc aux Daims, près de Bénarès, peu de temps après son Eveil. Dans ce bref discours – il ne faut que vingt minutes pour le réciter – il développa la nature de la Voie du Milieu et les Quatre Nobles Vérités. Cet enseignement est commun à toutes les traditions bouddhistes et, tout comme un gland contient dans son code génétique ce qui le fera devenir un immense chêne, on peut dire que toute la myriade des enseignements bouddhistes dérive de cette matrice de sagesse fondamentale.

Les Quatre Nobles Vérités sont formulées à la manière d’un diagnostic médical dans la tradition ayurvédique : a) les symptômes de la maladie ; b) la cause ; c) le pronostic ; et d) le traitement. Le Bouddha a toujours utilisé des structures et des formes qui étaient familières aux personnes de son époque et, dans ce cas précis, c’est ainsi qu’il peignit le tableau.

La première vérité, le « symptôme », est qu’il existe dukkha, un mal-être que l’on peut ressentir comme un sentiment d’incomplétude, d’insatisfaction ou de souffrance. Il peut y avoir des instants ou de longues périodes où nous ressentons du bonheur – un bonheur grossier ou même de nature transcendante – mais il arrive un moment où le cœur ressent une insatisfaction. Celle-ci peut aller de l’angoisse extrême à l’infime intuition que la félicité que l’on ressent ne va pas durer. Toutes ces variantes portent l’étiquette de « dukkha ».

Parfois les gens lisent cette Première Vérité et l’interprètent mal, comme si le Bouddha avait déclaré de manière absolue que la réalité est dukkha dans toutes ses dimensions. On prend cette Vérité comme un jugement de valeur qui s’applique à tout, mais ce n’est pas ce qui a été dit. Si c’était le cas, cela voudrait dire qu’il n’y a aucun espoir de libération pour qui que ce soit, et la réalisation de la vérité de ce qui est – le Dhamma – n’aboutirait pas à une paix et un bonheur durables, contrairement à ce qu’a découvert le Bouddha.

Ce qu’il est donc très important de noter là, c’est qu’il s’agit de « nobles » vérités et non de vérités « absolues ». Elles sont nobles dans le sens que ce sont des vérités relatives mais que, une fois comprises, elles nous mènent à la réalisation de l’Absolu ou de l’Ultime.

La seconde Noble Vérité est que la cause de ce dukkha est le désir égoïste, tanhā en pāli, ce qui signifie littéralement « soif ». Ce désir, cet attachement avide, est la cause de dukkha. Il peut s’agir du désir de plaisirs sensoriels, du désir de « devenir » quelque chose, du désir de s’identifier à quelque chose, ou encore du désir de ne pas exister, de disparaître, d’être annihilé ou de se débarrasser de certaines choses. Il y a de nombreuses dimensions subtiles à toutes ces formes de désir.

La troisième Noble Vérité, le pronostic, est dukkha-nirodha. Nirodha signifie « cessation ». Autrement dit, ce sentiment de dukkha, d’incomplétude, peut disparaître en étant transcendé ; on peut y mettre un terme. Dukkha n’est donc pas une réalité absolue, ce n’est qu’un vécu temporaire dont le cœur et l’esprit peuvent se libérer.

La quatrième Noble Vérité est celle de la Voie : comment aller de la seconde Vérité à la troisième, de la cause de dukkha à son terme. Le traitement est l’Octuple Sentier qui consiste essentiellement à développer la vertu, la concentration et la sagesse.

La loi du kamma

L’une des pierres angulaires de la vision bouddhiste du monde est l’inviolabilité de la loi de cause à effet : toute action entraîne une réaction égale et contraire. On considère que cela ne s’applique pas seulement au domaine de la réalité physique mais aussi, et c’est le plus important, aux domaines psychologique et social également. La vision pénétrante que le Bouddha a eue sur la nature de la réalité lui a montré que notre univers est un univers moral : de bonnes actions engendrent de bons résultats ; des actions malfaisantes engendrent des résultats douloureux – c’est ainsi que fonctionne la nature. Il se peut que les conséquences arrivent aussitôt après l’action ou beaucoup plus tard mais, nécessairement, un effet équivalent à la cause se produira.

Le Bouddha a également souligné très clairement que l’élément clé du kamma – « karma » en sanskrit – est l’intention. Ceci apparaît dans les premiers mots du Dhammapada, le plus célèbre et le plus aimé des écrits du Theravada :


Tous les phénomènes qui se manifestent à nous

Naissent dans notre cœur et dans notre esprit ;

Si nous parlons ou agissons avec un cœur et un esprit souillés,

La souffrance s’ensuivra aussi inévitablement

Que la roue du chariot suit la trace des sabots du bœuf qui le tire.


Tous les phénomènes qui se manifestent à nous

Naissent dans notre cœur et dans notre esprit ;

Si nous parlons ou agissons avec un cœur et un esprit purs,

Le bonheur s’ensuivra aussi inévitablement

Que l’ombre qui jamais ne nous quitte.


Cette façon de comprendre les choses, considérée comme une évidence dans la plupart des pays asiatiques, se retrouve en filigrane dans beaucoup des enseignements contenus dans ces pages. Bien que, pour les bouddhistes, il s’agisse là d’une question de foi, c’est aussi une loi que l’expérience nous permet de retrouver par nous-mêmes au lieu de l’accepter aveuglément parce qu’un maître en a parlé ou parce qu’un impératif culturel nous obligerait à y croire. Quand Ajahn Chah rencontrait des Occidentaux qui disaient ne pas croire au kamma tel qu’il le décrivait, au lieu de les critiquer, de leur dire que leur vision de la vie était incorrecte ou d’essayer de leur dépeindre les choses à sa manière, il s’intéressait à cette optique différente, demandait à la personne qu’elle lui décrive la façon dont elle concevait les choses, et il reprenait la conversation à partir de là.

Tout est incertain

Un autre des points majeurs qui réapparaît souvent dans les enseignements réunis ici concerne « les trois caractéristiques de l’existence ». Dès son second discours (l’Anattā-lakkhana Sutta) et tout au long de ses enseignements, le Bouddha a insisté sur le fait que tous les phénomènes, internes ou externes, physiques ou mentaux, avaient invariablement ces trois mêmes caractéristiques : anicca, dukkha et anattā – l’impermanence, l’insatisfaction et le non-soi. Tout change ; rien ne peut demeurer plaisant ou sûr dans la durée ; et rien ne peut être considéré comme étant vraiment à nous ou comme étant absolument qui nous sommes ou ce que nous sommes. Quand ces trois éléments ont été réellement vus et ressentis par l’expérience directe, on peut dire que la vision pénétrante des choses a été révélée.

Anicca est le premier élément de cette triade révélatrice. Ajahn Chah n’a cessé d’encourager tous ses étudiants à contempler cette impermanence ou « incertitude », disant qu’elle était la première des clés qui ouvrent la porte de la sagesse. Comme il le dit dans le texte intitulé « Comme un cours d’eau dormant » (Livre 2) : « Ce que nous appelons ici ‘incertitude’, c’est le Bouddha. Le Bouddha est le Dhamma. Le Dhamma est caractérisé par l’incertitude. Quiconque perçoit l’incertitude des choses, perçoit leur réalité immuable. Tel est le Dhamma et tel est le Bouddha. Si vous voyez le Dhamma, vous voyez le Bouddha ; si vous voyez le Bouddha, vous voyez le Dhamma. Si vous êtes conscient d’anicca, l’incertitude, vous saurez lâcher prise et ne plus vous accrocher à rien. »

Ce qui est très caractéristique de l’enseignement d’Ajahn Chah, c’est qu’il employait volontiers une autre traduction pour le mot anicca : l’incertitude. Tandis que le mot « impermanence » a peut-être une connotation plus abstraite ou plus technique, le mot « incertitude » décrit mieux le sentiment qui habite le cœur quand il doit faire face au changement.

Accent sur la Vision Juste et la vertu

Quand on lui demandait ce qu’il considérait comme les points essentiels de l’enseignement, Ajahn Chah répondait souvent que l’expérience lui avait montré que tout progrès spirituel dépend de la Vision Juste et de la pureté de conduite. A propos de la Vision Juste, le Bouddha a dit un jour : « Tout comme l’embrasement du ciel à l’aurore annonce le lever du soleil, la Vision Juste précède tous les états bénéfiques. »

Etablir la Vision Juste implique, tout d’abord, que l’on ait une « carte » fiable de l’esprit et du monde et, en particulier, une bonne compréhension de la loi du kamma. Ensuite, cela signifie considérer son vécu à la lumière des Quatre Nobles Vérités et, par conséquent, être en mesure de transformer ce flot de perceptions, de pensées et d’humeurs en carburant pour développer la vision pénétrante. Les quatre Vérités deviennent les quatre points cardinaux qui orientent notre compréhension et, par conséquent, guident nos actions et nos intentions

Ajahn Chah considérait sīla, la vertu, comme le grand protecteur du cœur et encourageait tous ceux qui s’engageaient sérieusement dans la quête du bonheur et d’une vie bien vécue, à suivre sincèrement les préceptes – qu’il s’agisse des cinq préceptes des laïcs1 ou bien des huit, dix ou deux-cent-vingt-sept préceptes adoptés dans la communauté monastique selon le niveau d’ordination. L’action et la parole vertueuses mettent automatiquement le cœur en harmonie avec le Dhamma et deviennent ainsi le fondement de la concentration, de la vision pénétrante et, finalement, de la Libération.

Sous de nombreux aspects, sīla est le corollaire extérieur de la qualité intérieure de la Vision Juste et il existe une relation de réciprocité entre elles : si nous comprenons la loi de causalité et que nous voyons la relation entre l’avidité et la souffrance, il est probable que nos actions seront harmonieuses et mesurées ; de même, si nos actions et nos paroles sont empreintes de respect, d’honnêteté et de non-violence, nous créons les causes pour que la paix soit en nous et il nous sera beaucoup plus facile de voir les lois qui gouvernent l’esprit et son fonctionnement, de sorte que la Vision Juste se développera plus facilement.

L’une des conséquences particulières de cette relation dont Ajahn Chah parlait régulièrement, comme dans le texte intitulé « Convention et Libération » (Livre 2) est la vacuité intrinsèque de toutes les conventions – comme par exemple l’argent, la religion ou les coutumes de la société – et, en même temps, la nécessité de les respecter pleinement. Cela peut paraître paradoxal mais, pour lui, la Voie du Milieu consistait justement à résoudre cette sorte de contradiction. Si nous nous attachons aux conventions, elles nous alourdissent et nous limitent mais, si nous essayons de les défier ou de les nier, nous nous retrouvons perdus, en conflit, désorientés. Il voyait qu’avec une attitude correcte, les deux aspects pouvaient être respectés d’une manière naturelle, libératrice et non forcée ou restrictive.

C’est probablement à cause de sa profonde vision intérieure dans ce domaine qu’il pouvait être à la fois extrêmement orthodoxe et austère en tant que moine bouddhiste, et tout à fait détendu et libre par rapport à toutes les règles qu’il observait. Pour beaucoup de ceux qui l’ont rencontré, il semblait être l’homme le plus heureux du monde – fait peut-être assez ironique pour quelqu’un qui n’avait jamais eu de relations sexuelles de sa vie, n’avait pas d’argent, n’écoutait jamais de musique, était toujours disponible aux autres dix-huit à vingt heures par jour, dormait sur un mince matelas de paille, avait du diabète, avait subi différentes formes de malaria, et riait quand on disait de son monastère qu’on y mangeait « la plus mauvaise nourriture du monde » ! [...]

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  1. Les Cinq Préceptes sont des directives de base pour s’entraîner à la parole juste et à l’action juste : s’efforcer de ne tuer aucun être ; s’efforcer de ne pas voler ; s’efforcer d’avoir un comportement sexuel responsable ; s’efforcer de ne pas mentir ni médire ; s’efforcer de ne pas utiliser de produits intoxicants qui créent la confusion dans l’esprit.

© Edition SULLY, 2010, pour la traduction française.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org