Sangha de la forêt
Tradition bouddhiste Theravada d'Ajahn Chah


Ajahn Tiradhammo

Ajahn Tiradhammo (Ian Adams) est né au Canada en 1949. Il interrompt ses études d'ingénieur pour voyager en Asie où il s’initie à la méditation auprès de Bhikkhu Sivoli, au Sri Lanka.

En 1973, il se rend en Thaïlande pour commencer une pratique intensive de la méditation dans la région de Chiang Mai, d'abord au monastère Wat U-Mong, puis à Wat Meung Man où il reçoit l'ordination de moine bouddhiste du Vénérable Ajahn Tong.

En 1975, il se rend dans la province d’Ubon, au nord-est de la Thaïlande, pour étudier et pratiquer à Wat Pah Pong auprès d'Ajahn Chah, puis à Wat Pah Nanachat, le monastère international créé à l’initiative d’Ajahn Chah, tout près d’Ubon.

Pendant cette période, il fait de longues errances en forêt, selon la tradition de tudong et en profite pour rencontrer plusieurs grands maîtres de méditation.

En 1982, il est invité en Angleterre pour aider à poser les fondements du premier monastère européen à Chithurst, dans le Sussex, puis il dirige le Vihara de Harnharn, dans le Northumberland.

En 1998, il est envoyé en Suisse pour participer à la création du monastère de Dhammapala, à Kandersteg, dans la région de Berne. Il en sera l’abbé jusqu’en 2005.

En juillet 2005, Ajahn Tiradhammo reprend les fonctions d’abbé du monastère Bodhinyanarama à Wellington, en Nouvelle-Zélande. C’est là qu’il réside actuellement. Il est invité chaque année, au printemps, à diriger des retraites de méditation et à donner des enseignements, en Europe et en Amérique du nord. Il réside actuellement au monastère Wat Buddha Dhamma (près de Sydney, en Australie) où il se consacre à l’écriture de livres sur le Dhamma.

Ajahn Tiradhammo

Travailler avec les cinq obstacles

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L’origine de ce livre remonte à une série de conférences données au monastère Bodhinyanarama de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Plusieurs personnes de Vancouver et de Victoria (Canada), intéressées par le sujet, ont transcrit ces enseignements qui avaient été enregistrés et j’ai ensuite tenté de les mettre en forme pour en faire un livre. Comme je voyage beaucoup, ma vie ne se prêtait pas vraiment à cet exercice de sorte qu’il m’a fallu presque deux ans pour terminer ce projet.

Comptemplation des sept facteurs d'éveil

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Ce livre est le reflet d’une série d’enseignements sur les « sept facteurs d’éveil » donnés au monastère Bodhinyanarama de Nouvelle-Zélande lors de la retraite des pluies de 2007

Apparition et extinction du moi

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Ce livret est la compilation de deux enseignements d’Ajahn Tiradhammo qui se complètent parfaitement, le premier texte introduisant le second.














Articles

Comprendre les Khandha pour mieux vivre au quotidien

Le thème de notre entretien, ce soir, est : « Comprendre les khandha pour mieux vivre au quotidien ». Il me semble utile de commencer par donner une définition du mot khandha. Il s’agit d’un aspect un peu technique des enseignements bouddhistes. Très simplement, on pourrait dire que les khandha sont des agrégats ou des composants qui constituent l’être humain. C’est l’une des méthodes employées par le Bouddha pour nous aider à voir plus clairement la vérité de l’impersonnalité (anattā). C’est un peu comme avec une machine : si on regarde bien les différents éléments dont elle se compose, on ne voit pas vraiment une entité unifiée ; il s’agit d’un composé, de pièces assemblées, de quelque chose de conditionné.

On peut dire que cette constatation est sous-jacente à la pratique de la méditation parce que la plupart des gens n’ont pas l’objectivité voulue pour vraiment voir au travers de l’illusion de l’entité permanente qu’ils appellent « moi ». Cette clarté d’esprit vient spécifiquement de la pratique de la concentration et de la vision pénétrante.

Si on demandait à une personne qui n’a pas développé la vision claire des choses ce qu’est cet objet (il montre un petit réveil), elle répondra simplement : « C’est un réveil ». Mais si on porte un autre regard sur l’objet, on voit que l’on peut retirer le boîtier, la pile, les vis, etc. et on découvre ainsi que cet objet est en réalité un composé de nombreux éléments distincts, qu’il n’y a pas de « réveil » en soi. Mais, à moins d’être intéressé par la contemplation, l’investigation, l’approfondissement, on ne va pas se donner la peine de voir les choses autrement que telles qu’elles apparaissent à première vue, on préfèrera se fier à leur apparence.

Le Bouddha, quant à lui, a consacré toute sa vie à la recherche de la vérité ultime des choses. Il écoutait les enseignements qui étaient dispensés à son époque, les étudiait et les mettait à l’épreuve. L’un des enseignements les plus vivaces, à ce moment-là, concernait l’atman ou attā en pāli : il existerait une sorte d’entité primordiale, une « âme », pourrait-on dire, à l’origine de toutes les formes d’existence. Beaucoup de chercheurs spirituels étaient arrivés à cette conclusion. Dans les Upanishads [textes hindous précédant le bouddhisme], on trouvait toutes sortes de théories à ce propos. On disait, par exemple, que l’atman était une petite graine derrière le cœur, ou encore une petite pierre précieuse au milieu de la tête – je suppose que c’était en méditation que les sages avaient vu cela – et on concluait : « Voilà l’atman, la véritable entité, l’essence de l’être. »

Le Bouddha a donc hérité de cette philosophie mais il a voulu la vérifier par lui-même et son expérience a été différente. Il a regardé, observé, approfondi et analysé mais il n’a pas trouvé d’atman. En revanche, il a découvert que notre corps et notre esprit contiennent toutes sortes de processus à l’œuvre, et comme ces processus sont parfaitement assemblés et harmonisés, leur apparence nous trompent. C’est parce que nous ne regardons pas à travers et au-delà de ces processus qu’ils semblent constituer une entité solide et unique, une entité permanente vivant en nous. La pratique de méditation du Bouddha – vipassanā, la vision pénétrante – lui a permis de voir au travers de l’illusion des apparences. Au-delà des apparences, il n’a vu que des phénomènes vides qui se succédaient. Ainsi, selon sa vision des choses, il n’existe pas d’atman. C’est pour cela qu’il a formulé le principe d’anattā, mot pāli qui signifie « impersonnalité » ou « trans-personnalité » dans la mesure où l’on pourrait dire qu’il s’agit de processus qui « traversent » les personnes.

Il a donc créé une méthode d’investigation basée sur les cinq khandha. Il a enseigné que nous devions observer en profondeur les cinq éléments qui composent une « personne » – un élément physique : le corps, et quatre éléments d’ordre mental : les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle.

Pour nous, la première étape consiste à connaître ces termes puis à reconnaître leurs manifestations en nous, ce qui nécessite une certaine réorganisation de notre façon de penser. De plus, la traduction des termes pālis n’est pas parfaitement précise. Par exemple, on parle de « sensations » pour traduire le mot vedanā mais c’est une traduction simpliste car le mot « sensation » est souvent associé au corps tandis qu’ici il y a également une notion de « réaction » liée à la sensation. Il ne s’agit pas de réactions émotionnelles fortes comme le bonheur ou la tristesse, l’extase ou la dépression, mais simplement d’une « tonalité générale » qui est soit agréable, soit désagréable, soit neutre. Tous les états de conscience ont une telle coloration de base. Partout où il y a prise de conscience d’une sensation, il y a un sentiment agréable, désagréable ou neutre qui y est attaché. Le Bouddha a dit : « Si vous êtes conscient, vous avez vedanā. »

D’ailleurs, développer l’attention aux vedanā fait partie des Quatre Fondements de l’Attention enseignés par le Bouddha pour nous aider à devenir plus conscients de leur véritable nature. La plupart des gens s’identifient à leurs sensations et aux sentiments qui les accompagnent : « Je me sens bien / je me sens mal » – Il s’agit de « moi », c’est « mon » sentiment. Pour la plupart des gens, il s’agit même de la raison première de leur identification. Donc si nous apportons plus de clarté à l’examen de ces ressentis, plus de conscience à ce qui se passe réellement en nous, nous pouvons voir au travers de l’illusion de cette « personne » à laquelle nous sommes tellement attachés. C’est réalisable.

Le troisième khandha est saññā, mot pāli que l’on traduit généralement par « perception » mais, là aussi, il s’agit d’une traduction un peu trop simple. Techniquement, ñana signifie « connaissance » et san représente le lien, la connexion. Donc il s’agit d’une connaissance qui relie ou associe les choses entre elles. Dans la tradition thaïlandaise, on traduit ce mot par « mémoire ». Bien sûr, la perception implique la mémoire car si l’on n’a pas la mémoire des choses, on voit un objet et on se demande ce que c’est. La mémoire nous permet de nous souvenir et de nous dire : « Ah ! C’est un réveil. » Quand on est enfant, on apprend qu’une surface avec deux aiguilles qui tournent est un réveil. Donc mémoire et perception vont de pair. Il arrive aussi qu’il y ait des « distorsions » dans la perception ou bien que l’on regarde un objet et que l’on se dise : « Mais qu’est-ce que c’est ? » On n’a aucune association, aucun souvenir parce qu’on ne l’a jamais vu auparavant.

Le quatrième khandha est le plus complexe. Il s’agit des sankhārā, mot que l’on traduit généralement par « formations mentales ». On retrouve la racine san, « relier » et khārā qui signifie « fabriquer ». On peut dire que c’est ce qui relie les états mentaux entre eux. C’est assez compliqué parce que, selon l’Abhidhamma [commentaires des discours du Bouddha], il y a 52 différents types de fabrications mentales. Parfois on traduit aussi ce mot par « formations de volition », la volition – ou cetana, l’intention – étant l’un des facteurs les plus importants de l’action. Cela inclut prendre des décisions, concentrer son attention, mais aussi toutes sortes d’états d’esprit comme l’enthousiasme ou la dépression. Pour simplifier, on pourrait dire qu’il s’agit de la partie « pensante », organisatrice, de l’esprit.

Enfin vient le khandha qui est probablement le plus important : viññana ou conscience sensorielle. Nous trouvons là encore la racine ñana, la connaissance, et le vi qui apporte ici une notion de séparation. Il s’agit donc d’une conscience qui sépare, qui analyse et différencie. Au niveau le plus primaire c’est simplement la conscience que « il y a quelque chose ».

Dans le Visudimagga, l’auteur, Buddhagosa, a essayé de faire la différence entre ces différents facteurs de l’esprit. Il a dit : « Viññana sait que quelque chose est là ; saññā sait de quoi il s’agit, le reconnaît ; et pañña sait quoi en faire ». Viññana est donc une forme de connaissance très rudimentaire ; une conscience sensorielle qui distingue images, sons, odeurs, saveurs, contacts physiques et pensées. Mais il faut la présence de saññā pour savoir de quoi il s’agit : « J’entends un son : c’est quelqu’un qui parle. Je sens une odeur : c’est de l’encens. Je vois quelque chose : c’est une lumière ».

Bien entendu, tout cela se passe beaucoup plus vite qu’il ne faut de temps pour le dire. En une fraction de seconde, avant de réaliser qu’il y a des sankhārā en action, on est déjà en train de désirer la chose, de s’y attacher, de planifier comment s’en approprier, etc. On part d’une conscience sensorielle, on passe à une sensation, puis une perception, et on est pris dans les sankhārā. C’est pourquoi j’ai dit que, dans un premier temps, l’important était de prendre connaissance de tous ces facteurs. Nous pouvons espérer que, grâce à la méditation, nous allons être en mesure de les reconnaître dans notre vécu quotidien pour savoir ce qui se passe à chaque instant. En général, tout cela se produit si rapidement et si facilement que l’on se dit : « Oh ! Pourquoi compliquer les choses ? C’est simplement ‘moi’. » On en conclut que l’action combinée de la conscience, des sensations, des perceptions et des activités mentales fait un tout qui est « moi ». C’est plus simple, n’est-ce pas ? Plus simple que tous ces éléments intervenant à toute vitesse. Mais c’est là une supposition erronée, basée sur une absence de vision claire des choses. La réalité, c’est que ce « moi » est en vérité un ensemble d’éléments qui apparaissent et disparaissent en permanence : conscience, sensations, perceptions et pensées ; conscience, sensations, perceptions et pensées… tout cela dans l’espace d’une base matérielle : le corps physique.

Si on regarde les choses superficiellement, cela peut paraître très intellectuel, mais ce n’est pas le cas. C’est pourquoi il est très important de méditer car, si on apporte ce début de connaissance dans la méditation, on va pouvoir commencer à voir clairement ces éléments, comment ils se manifestent, à quoi ils ressemblent.

Par exemple, voir les sensations un peu plus clairement va changer beaucoup de choses. En effet, toute notre vie est basée sur le désir d’obtenir des sensations agréables et d’échapper aux sensations désagréables. C’est le facteur clé de notre motivation : nous essayons de rester au chaud, d’avoir assez à manger, etc. Si nous pouvons devenir plus conscients du fonctionnement des sensations, de la façon dont elles nous poussent à faire ce que nous faisons, nous commencerons à nous investir moins en elles. L’exemple classique est la poursuite du bonheur. La méditation profonde sur les khandha nous permet de réaliser que le bonheur, tel que nous le concevons habituellement, est quelque chose d’éphémère, d’impermanent, de fragile. Le pays tout entier peut s’écrouler à tout moment ! Mais qui veut voir en face à quel point le bonheur est fragile ? Les gens préfèrent ne pas y penser, allumer la télévision pour se distraire et croire aux contes de fées qui se terminent bien pour l’éternité.

Ce que le Bouddha propose, c’est une vision plus claire de la véritable nature de la réalité. Ne croire ni aux rêves ni aux suppositions mais observer la réalité avec lucidité. Voir la nature des sensations fait partie de cette vision plus claire des choses. Cela ne veut pas dire que nous n’aurons plus de sensations ni de sentiments. Un être totalement éveillé continue à éprouver des sensations ; la différence, c’est qu’il est conscient qu’elles n’ont rien de réel dans l’absolu. Quand il voit nature réelle des sensations, il cesse d’y être attaché. Sa vie n’est pas dirigée par le besoin d’avoir des sensations agréables et de repousser les sensations désagréables car il sait que nous n’avons que très peu de contrôle sur les événements de la vie.

Cela peut paraître étrange, au 21ème siècle, de dire que nous ne maîtrisons pas une chose comme les sensations. Nous sommes capables de construire des immeubles avec toutes sortes de facilités et de confort, mais s’il y a une panne d’électricité, tout s’effondre ! Il y a quelques années, un gros ouragan a fait rage ici, en Suisse et nous n’avions plus de courant dans notre monastère. C’était juste au début de notre retraite du Nouvel An. Avec la panne d’électricité, nous étions sans lumière mais aussi sans chauffage et la température a chuté très rapidement. Nous nous disions : « Pas de problème. Nous sommes en Suisse : ce sera réparé en cinq minutes, une heure au maximum. » Nous ne nous attendions pas à ce que cela dure neuf heures ! La température est tombée à 12°C. Nous étions sur le point de faire du feu avec les meubles pour nous réchauffer !

Voyez toute l’énergie que les êtres humains dépensent simplement pour maintenir un niveau de confort minimum, pour se sentir bien. Bien sûr, il ne s’agit pas d’exagérer dans l’autre sens – le Bouddha nous a mis en garde contre les extrêmes du confort aussi bien que de la mortification – ; il s’agit plutôt de comprendre la nature des sensations. A partir de là, nous sommes moins obsédés par ce que nous ressentons, nous ne sommes pas perturbés quand les sensations commencent à changer, quand les bonnes choses arrivent à leur fin. Après tout, nous sommes contents que les mauvaises choses prennent fin aussi, n’est-ce pas ?

Le but principal est de voir au travers de cet attachement et d’arriver au sentiment de « soi », à l’impression que nous avons d’être une personne. Très simplement, on peut définir le « soi » comme l’amalgame de ces cinq khandha. Pour quelqu’un de non éveillé, être une personne, c’est être attaché aux cinq khandha. Nous nous attachons à eux comme étant « nous ».

Il serait intéressant de réfléchir à quel khandha nous sommes particulièrement attachés. Certaines personnes sont très axées sur les perceptions, les perceptions raffinées, subtiles ; il y a aussi des personnes plus sensuelles qui sont particulièrement attachées aux sensations ; et des gens plus physiques qui sont très attachés à la matérialité de cet ensemble corps-esprit. Il y a aussi les gens fins qui sont toujours là-haut, dans le monde de la conscience, passant par différents niveaux de conscience ; et il y a les gens attachés aux sankhārā qui sont de grands penseurs : ils pensent, organisent, rationalisent, analysent. Bien sûr, nous sommes tous attachés aux cinq khandha à différents degrés mais nous avons certainement une tendance plus marquée pour l’un ou pour l’autre.

Vous pourrez vous poser la question ce soir – cela vous obligera à mieux vous connaître : quel est le khandha que vous privilégiez ? Il y a des chances pour que vos préférences varient selon les jours ou même selon les moments de la journée. Par exemple, après le repas, vous êtes très attachés au khandha matériel, au corps. Par contre, le soir, quand vous méditez, vous serez plus attachés aux niveaux de conscience raffinés. Mais tout l’intérêt ici est de voir ces activités en mouvement et de comprendre ainsi qu’il s’agit de processus, de courants perpétuellement changeants, que nous prenons, par erreur, pour une entité permanente qui nous habiterait et que nous appelons « moi » – ce sentiment d’être une personne.

Grâce à cette claire vision des choses, nous commençons à voir la façon dont nous nous attachons à ces processus, dont nous nous identifions à eux, dont nous en sommes obsédés, parce qu’ils commencent à perdre un peu de leur emprise sur nous. Cela n’empêche pas les cinq khandha de continuer à fonctionner mais nous sommes moins obsédés par eux. Nous ne nous laissons pas piéger aussi facilement, nous ne nous en préoccupons pas autant.

Prenons l’exemple d’une personne particulièrement identifiée aux sankhārā, à ses pensées, qui a besoin d’avoir toujours des pensées intelligentes et très claires. Si, un jour, elle se sent prise par la confusion mentale, aussitôt elle s’angoisse : « Que se passe-t-il ? Est-ce que j’ai la maladie d’Alzheimer ? Si mes pensées ne fonctionnent plus comme d’habitude, qui suis-je ? » L’identification au processus des pensées lui permettait de se définir : « Les pensées claires, c’est moi, mais avec cette confusion dans l’esprit, je ne sais plus qui je suis. » Bien sûr, il y a de grandes chances pour qu’elle n’ait pas su vraiment qui elle était au départ. Elle ne s’identifiait qu’à une seule petite partie de ce qui compose l’entité corps-esprit : les cinq khandha.

Ma pratique de la méditation m’a obligé à voir qu’en nous il n’y avait pas que des pensées intelligentes, il y avait aussi beaucoup de stupidité ! Je sais donc que je ne suis pas seulement composé de pensées intelligentes, claires et rationnelles mais qu’il y a en moi des sankhārā qui produisent des pensées irrationnelles, confuses ou stupides. Quand j’ai été capable, tout d’abord d’en prendre conscience, puis de l’accepter – cela fait partie du processus de prise de conscience –, je me suis dit : « Eh bien qu’est-ce que ça peut faire ? Il y a des jours ou des moments avec des pensées stupides, et puis d’autres avec des pensées claires et créatives. Pourquoi pas ? »

Il faut simplement être capable de voir les deux aspects car toutes ces formes de pensées sont appelées sankhārā, pas seulement celles que nous aimons. Progressivement, du fait que nous nous identifions à certaines d’entre elles seulement, nous nous faisons inévitablement une image de ce que nous croyons être, et nous concluons que nous « sommes » comme ceci ou comme cela, de sorte que nous passons à côté du non-soi, du trans-personnel – ce qui traverse et va au-delà de l’aspect personnel des choses. Or c’est justement là que la souffrance se cache. Quand j’essaie de m’accrocher à « ma » perception de la réalité, je suis obligé de nier, de repousser la réalité ; je ne peux pas m’y ouvrir, l’accueillir… et cette résistance est cause de souffrance.

L’une des pratiques de méditation liées aux khandha se trouve dans l’un des Quatre Fondements de l’Attention : l’attentions aux dhamma. Il s’agit de méditer sur les six sens, les cinq obstacles, les cinq pouvoirs spirituels, les cinq khandha ou les Quatre Nobles Vérités. Il faut contempler ces choses-là, les voir avec plus de clarté. Cette pratique méditative va faire grandir non seulement notre perception mais aussi notre sagesse. Quand nous parvenons à comprendre la nature de ces khandha plus clairement, nous obtenons ce que l’on appelle paññā, la sagesse. La sagesse, c’est connaître ces choses-là telles qu’elles sont réellement.

Il ne s’agit pas seulement de comprendre cela intellectuellement. Par exemple, pour l’exercice qui consiste à contempler le rupa khandha – l’agrégat du corps physique –, on contemple ainsi : « Ce corps n’est pas moi, il n’y a pas de ‘moi’ ici, pas de ‘je’. Ce n’est qu’une forme physique. Où y a-t-il un ‘soi’ là-dedans ? Il n’y a que des processus physiques qui se déroulent en permanence. » Tandis que, pour les gens qui n’ont pas regardé les choses sous cet éclairage, qui ne les ont pas contemplées ainsi, il y a toujours une idée profondément enracinée selon laquelle « ce corps est moi. Il est à moi ».

Quoique… quand on arrive à 55 ans ou dès qu’un problème physique se produit, on se dit : « Aïe ! Ces douleurs dans le corps ! Ce n’est pas moi, ça ! Mon vrai moi est jeune, fort et en bonne santé. C’est ma véritable nature ! Alors d’où viennent toutes ces douleurs ? Qui me les envoie ? Ce n’est pas moi, ça ! » Au début, on essaie de repousser ce type de problème. Quand Ajahn Chah est venu au Canada, il était à Vancouver, près d’un parc au bord de l’océan. Il y avait une avenue dans le parc qui longeait la mer et où les gens venaient se balader, promener leur chien, faire du roller ou du jogging. Un matin, nous étions là avec Ajahn Chah et il a remarqué plusieurs hommes qui faisaient du jogging. C’était la première fois qu’il voyait cela. En Thaïlande, les gens ne font pas de jogging : ils travaillent dur dans les rizières et puis ils se reposent. Mais ces hommes-là faisaient du jogging et Ajahn Chah qui les observait a dit : « Oh ! Ils essaient de rattraper leur jeunesse, c’est ça ! ». C’était une remarque très appropriée d’autant que la plupart des joggers étaient des hommes aux cheveux gris et au ventre rond. « Ils essaient de rattraper leur jeunesse ! » Un jour, vous regardez dans le miroir et vous vous dites : « Oh ! Il faut que je rattrape ma jeunesse ; elle est en train de s’enfuir ! »

Le vieillissement est ce que le Bouddha a appelé « un messager divin ». C’est une réalité qui nous atteint de plein fouet, que nous sommes obligés de constater. L’image que nous avions de nous-mêmes était une création mentale ; nous pensions que nous serions toujours jeunes. Quand la vieillesse pointe son nez, dans un premier temps, nous essayons de l’éloigner – c’est naturel ! Mais la véritable réalité, la réalité qui est au-delà de la personne que nous croyons être, c’est que l’âge est là et que la vieillesse nous atteindra tous, si nous vivons assez longtemps. Combien de fois avons-nous entendu cela ? Bien sûr, nous savons que nous allons tous vieillir et mourir ! Mais quand notre tour arrive : « Attendez une minute ! Je ne suis pas encore prêt pour ça. Prenez quelqu’un d’autre ! »

Quand on parvient à mieux voir les cinq agrégats qui nous composent, on commence à prendre conscience de leur véritable nature. Il est important de souligner qu’ils ne cessent pas d’exister pour autant : on continue à avoir un corps, des sensations, des perceptions, des pensées et une conscience sensorielle mais c’est notre attitude envers ces agrégats qui change. Nous ne nous attachons plus à eux, nous les accueillons enfin tels qu’ils sont réellement.

Prenons l’exemple de la conscience. Déjà à l’époque du Bouddha, et probablement encore aujourd’hui, les gens associaient la conscience à l’atta, cette entité permanente qui est « soi ». Dans les écrits bouddhistes, on raconte à ce propos l’histoire de Sati, le fils du pêcheur. C’était l’un des premiers disciples du Bouddha. Il méditait et recherchait, lui aussi, la véritable nature des choses mais n’étant ni très intelligent ni persévérant dans sa pratique, il arriva à la conclusion que le véritable « moi » était la conscience. Il se disait qu’il fallait bien qu’il y ait quelque chose et il a décidé que c’était la conscience. Après tout, qu’est-ce qui renaît ? C’est la conscience, non ? Et il s’est attaché à cette idée que la conscience est l’entité ultime qui nous habite car elle semble assez solide et permanente pour cela. Les autres moines n’ayant pas réussi à lui démontrer qu’il faisait fausse route, l’ont amené au Bouddha. Le Bouddha a réfuté sa théorie en disant : « N’ai-je pas enseigné que la conscience change tout le temps ? » On est conscient de voir quelque chose, puis conscient d’entendre un son, puis de sentir une odeur, une saveur, une texture. Cette conscience est une conscience sensorielle et elle change tous le temps. Où y a-t-il une conscience permanente là-dedans ?

Je contemplais un jour la nature de la conscience et du soi. Je me suis dit : « Même s’il existait un ‘soi’ ou une âme éternelle, il faudrait tout de même qu’il y ait une forme de conscience pour le savoir. Or la conscience change tout le temps. Alors comment une conscience qui change tout le temps pourrait-elle être consciente d’une entité durable ? » Bon, cela devient un peu compliqué mais cela démontre bien la nature de notre attachement et l’absence de clarté dans notre façon habituelle de raisonner.

L’une des caractéristiques du sentiment d’être un « soi », une personne, c’est que nous recherchons absolument la permanence, la solidité, en toute chose. Parce que ce sentiment d’être un « moi » est, au fond, une illusion, un parasite, il a besoin de se nourrir de quelque chose pour se conforter sans cesse, pour croire qu’il existe vraiment. Parfois on va se dire : « Ah, je sais ! Ce corps est moi. » Mais quand le corps vieillit ou nous cause des problèmes, nous allons vers des choses plus subtiles, comme la conscience. Etant plus raffinée que le corps, il se pourrait bien que ce soit là que se cache le « soi », d’autant que nous avons le sentiment que la conscience est toujours là. Dans les enseignements bouddhistes, on dit que même dans le sommeil, nous demeurons conscients, que c’est une forme subliminale de conscience, et que le seul moment où la conscience quitte le corps, c’est à la mort. Mais qui en a conscience ? Qu’est-ce qui est conscient de la présence de la conscience ? Quand on meurt on est inconscient, n’est-ce pas ? On parle même d’une conscience qui perdure d’une vie à l’autre s’il y a encore une énergie qui l’anime.

On est toujours conscient de quelque chose, n’est-ce pas ? Il faut que la conscience ait un objet. Pourtant, dans les Ecritures bouddhistes, on parle d’un état de méditation appelé « conscience infinie ». On la perçoit à un niveau très élevé de concentration mais tout de même, la conscience est toujours là. Il y a un autre état très avancé de pratique méditative qui est « la conscience sans objet ». Vous imaginez cela ? Une conscience sans objet ? Le Bouddha a fait une comparaison à ce propos. Il a demandé à un homme :

- Quand le soleil se lève le matin, où brille-t-il ?

- Sur le sol, répond l’homme.

- Et s’il n’y a pas de sol ?

- Il brille sur la terre.

- S’il n’y a pas de terre ?

- Il brille sur le grand éléphant qui soutient la terre.

Mais le Bouddha continue à répondre : « Et s’il n’y est pas ? » « Et s’il n’y en a pas ? »

- S’il n’y a rien, sur quoi le soleil brille-t-il, tombe-t-il ?

- Il ne tombe nulle part.

- Exactement ! C’est comme la conscience qui ne repose sur rien.

Il peut donc y avoir conscience sans qu’il y ait conscience de quelque chose, dans le sens que, s’il n’y a pas d’objet, il n’y a pas de sujet. S’il n’y a pas une conscience qui soit consciente de quelque chose, de quoi s’agit-il ? Vous pouvez méditer là-dessus ce soir !

Nous en arrivons à la seconde partie de notre thème : comment les cinq khandha peuvent-ils se manifester intelligemment dans le monde ?

Une fois que l’on est capable de voir plus clairement la nature des cinq khandha ou, pourrait-on dire, mieux comprendre comment le sentiment d’être une personne est lié à une compréhension erronée de ces cinq khandha, on commence à devenir plus conscient de la manifestation du sentiment de soi. Avant, vous vous disiez simplement : « Je fais ceci » ou : « J’ai dit cela » mais maintenant, en vous rapprochant de la vérité, vous voyez ce n’est pas « je » qui agit ou qui parle, c’est plutôt « je suis agi ; je suis parlé ». Le Bouddha a donc suggéré un mode de vie qui nous aiderait à vérifier cette façon de comprendre les choses.

Il peut arriver que nous ayons des éclairs de compréhension de la vérité du non-soi, de cette impersonnalité ou réalité trans-personnelle. Au cours d’une retraite de méditation intensive, par exemple, les gens ont parfois une vision très profonde de cette réalité du non-soi. La difficulté intervient quand ils retournent dans le monde ; ils ne savent pas comment continuer leur vie en accord avec ce qu’ils ont entrevu. Nous arrivons d’un monde qui n’est pas « éveillé » et nous y retournons après la retraite… et voilà que notre sentiment de « soi » recommence à se renforcer. Dès lors, cette vision pénétrante potentiellement très forte risque bien d’être enterrée sous le poids des vieilles habitudes.

C’est pourquoi, pendant les 45 années où il a enseigné, le Bouddha a exposé de nombreuses façons de vivre pour demeurer en accord avec la Vérité, des façons vraiment sages de vivre dans le monde avec la conscience d’anattā, de l’impersonnalité de tous les phénomènes. Cela se manifeste à de nombreux niveaux différents. Au niveau le plus simple, il y a : dāna, sīla et bhāvanā, c’est-à-dire générosité, vertu et méditation.

Prenons, par exemple, quelque chose d’aussi simple que la générosité : qu’est-ce que la générosité tente d’apporter, du moins dans sa forme ultime ? Le lâcher-prise, l’abandon, le renoncement – si on peut y arriver ! Bien sûr, il y a différents niveaux de générosité. Si on se dit : « Je vais faire un don parce que c’est bien de donner » ou « parce que j’aurai certainement un retour sous une autre forme », une partie de notre motivation est égoïste et, de ce fait, ce n’est pas vraiment la générosité dont parle le Bouddha. C’est tout de même déjà une bonne chose dans la mesure où on lâche prise, on abandonne, on sort de ce « moi » – mes possessions, mon monde – pour partager, offrir ou se défaire peut-être.

Les pratiques de la générosité, de la vertu et de la méditation ont pour but d’essayer de diminuer notre attachement, cette saisie qui crée et renforce le sentiment d’être « moi », d’être un individu séparé.

Prenez les préceptes de moralité. Il est regrettable qu’en Occident nous ayons une image négative de la moralité parce qu’elle nous a été présentée comme basée sur la peur et l’intimidation : il y a quelqu’un là-haut, qui va nous punir si nous faisons quelque chose de mal. Dans les enseignements du Bouddha, on prend les préceptes volontairement et on s’en sert pour s’entraîner et obtenir des bienfaits pour soi et pour le monde dans lequel on vit. Ils ne sont pas basés sur la coercition mais sur la liberté de choix. Si on prend les préceptes en toute conscience, on voit qu’ils sont liés à la sagesse : on choisit une certaine façon de vivre en sachant pourquoi on le fait ; on en voit les bienfaits ; on voit que la vie en est simplifiée, plus légère, plus spacieuse.

De plus, au cœur des préceptes se trouve tout l’enseignement sur le renoncement. Prenons, par exemple, le précepte qui recommande de s’abstenir de prendre ce qui n’a pas été offert. Un aspect de ce précepte, c’est éviter le vol ; l’autre aspect, c’est offrir, être généreux en renonçant à quelque chose qui nous appartient. Voler est une action très égoïste : « Il me faut absolument cela. J’en ai besoin ». En général, il s’agit non pas de besoin mais de désir. Il y a peut-être le besoin à un certain niveau. Quand les gens sont en manque sur le plan émotionnel, ils ont besoin de quelque chose pour combler ce manque. C’est un fait malheureusement bien connu de nos sociétés matérialistes : quand il y a un manque d’amour, on accumule les possessions matérielles. Les parents compensent le manque d’amour en faisant beaucoup de cadeaux à leurs enfants…

Le précepte nous enjoint, dans un premier temps, de nous retenir d’agir sur l’impulsion de : « J’aime ça. Je le veux. » Ce qui vient en premier, c’est toujours le « je », pas le fait que l’objet soit appréciable mais que « je » l’aime. Je, je, je, je, je. L’idée est de prendre conscience du vide qu’il y a, en réalité, derrière ce sentiment d’être « je » ; de voir qu’il n’y a que cinq khandha présents ici et de se demander plutôt quel est celui des cinq qui se manifeste en ce moment. Est-ce la sensation qui désire cette chose ? Est-ce plutôt la perception, la pensée ou la conscience ? Peut-être est-ce le corps qui a ce désir ? Si les sankhārā pensent que cette chose va vous faire sentir mieux, ce sont les sankhārā qui vous poussent. Si c’est l’envie d’avoir des sensations agréables grâce à cet objet, c’est vedanā, qui est à l’œuvre.

L’important est d’être capable de voir l’activité qui se cache derrière cette envie de s’approprier quelque chose, de tuer, de mentir, d’avoir des relations sexuelles déplacées, de brouiller son esprit en consommant de l’alcool ou des drogues. Derrière ces actions, il y a une forme d’activité égotique en action. Quand on vole, c’est l’ego mu par la convoitise ; quand on tue, c’est l’ego poussé par l’aversion ; les relations sexuelles déplacées relèvent de l’ego poussé par le désir des sens ; le mensonge c’est l’ego empli de confusion, de doute, manquant de clarté, agité par l’inquiétude ou la peur ; la consommation d’alcool ou de drogue vient d’un ego qui refuse, qui n’arrive plus à supporter la réalité, qui a besoin de relâcher la pression.

Nous pouvons étudier les préceptes, les contempler et même nous demander sur lequel nous devrions travailler le plus. Cela nous permettra d’être plus conscients des tendances de notre ego, de ce qui fait que nous nous prenons pour une personne.

Il faut aussi voir que ces préceptes fonctionnent à plusieurs niveaux. Le premier, c’est simplement la retenue, la modération en toute chose. Nous voyons nos tendances et nous nous disons : « Je vois clairement ce qui se passe et je ne veux pas renforcer ce sentiment de ‘moi’ avec son avidité / son aversion / son désir sensoriel… Je veux prendre mes distances par rapport à cette tendance. » L’idéal serait aussi de constater la paix que nous apporte l’application de ce niveau d’éthique. Notre vie est bien plus simple, nous avons moins de remords, moins de complications ; notre vie est beaucoup plus paisible et spacieuse.

A la base de tous les préceptes, il y a une notion de modération par rapport aux sens, à l’activité des sens. Les six sens sont aussi l’une des contemplations proposées dans les Quatre Fondements de l’Attention . On les retrouve dans les cinq khandha puisque la conscience dont il est question est une conscience sensorielle : conscience de voir, d’entendre, de sentir, de goûter, de toucher et de penser. Les impressions sensorielles se présentent, nous sommes conscients de quelque chose ; ensuite nos perceptions s’y appliquent, nos sensations sont éveillées et vient la motivation, l’intention ; enfin ce sont les sankhārā qui se manifestent et nous nous tournons vers l’objet en pensant : « Je le veux. Comment puis-je l’obtenir ? Comment pourrai-je le garder ? »

Le Bouddha a aussi donné des directives précises sur la façon juste de gagner sa vie. C’est un aspect important car, pour beaucoup de gens, cela correspond à huit heures par jour de travail. A l’époque du Bouddha, les gens travaillaient probablement jusqu’à douze heures par jour, de l’aube au crépuscule, pour gagner leur vie. Je sais que mon père, alors qu’il était encore très jeune, a dû travailler dur pour faire vivre sa mère et ses sœurs. De manière générale, on passe énormément d’heures simplement à gagner sa vie, à un travail qui, sur le plan personnel, n’est pas toujours très gratifiant. Il y a même des gens qui travaillent huit heures par jour à une activité qu’ils détestent ; ils n’attendent que le jour où ils pourront prendre leur retraite !

Il s’agit donc de commencer par trouver une activité qui soit au moins gratifiante, qui nous intéresse, qui éveille notre créativité et même, si possible, qui nous inspire. Veiller aussi à ce que ce travail soit bénéfique à notre famille, à nos amis et à la société en général. Le Bouddha a mentionné certaines façons de gagner sa vie qui ne sont pas très heureuses comme, par exemple, vendre des armes ou des poisons ; tuer ou vendre des animaux.

L’autre jour, nous parlions justement du fait que notre société soit tellement axée sur le profit. Le capitalisme a pour motivation première de faire des bénéfices, de sorte qu’il est rare que les gens se posent la question : en quoi cette activité est-elle bénéfique à la société, à l’environnement, à mon bien-être personnel ? La seule question que l’on se pose, c’est : combien ça rapporte ? On oublie l’autre aspect : est-ce aussi spirituellement inspirant, nourrissant ?

Du moins, le Bouddha nous a-t-il donné ces bases de contemplation, d’approfondissement. A partir de là, chacun doit trouver ce qui est juste pour lui. Il y a de nombreuses façons justes de gagner sa vie correctement. Le plus important est l’intention qui motive le choix d’activité.

Il est vrai que c’est presque un luxe de pouvoir se poser la question : « Quelle activité saine pourrais-je faire ? » Pour la plupart des gens, dans le monde, la question est simplement : « Où puis-je trouver du travail ? » D’autres vont simplement poursuivre l’activité familiale : un potier a un père potier et son fils sera potier après lui. Le fait que le Bouddha ait pu parler de la façon juste de gagner sa vie prouve qu’il vivait à une époque de relatif bien-être sur le plan économique et social. Mais c’est aussi notre cas aujourd’hui : nous avons le luxe de pouvoir nous demander ce qu’est une façon juste de gagner sa vie. J’ai connu des personnes qui avaient abandonné un métier très lucratif mais où elles ne s’épanouissaient pas du tout sur le plan spirituel pour trouver une activité plus en accord avec leur pratique spirituelle. Il s’agit de se poser, de contempler la situation et de voir ce qui peut vraiment nous aider. Chacun est à même de répondre au mieux à cette question pour lui-même.

Le Bouddha a donné plusieurs directives générales pour gagner sa vie de manière juste mais ses conseils précis s’adressaient à des personnes vivant à une époque révolue. Il est donc plus judicieux pour nous de conserver surtout les principes de base de ces conseils. Or le principe de base est toujours : qu’est-ce qui nous aidera à lâcher l’égoïsme et l’obsession de soi ? Trouver quelque chose qui nous permettra de sortir de cette préoccupation de nous-mêmes ; commencer par partager notre énergie, notre temps et nos possessions avec les autres ; trouver quelque chose qui nous permettra de nous connecter à une réalité plus vaste. Dans notre société occidentale, nous avons la possibilité de choisir.

Avez-vous entendu parler de la génération « moi-moi-moi » ? Il y a eu la génération des baby-boomers et ensuite cette génération des moi-moi-moi, composée de jeunes gens très centrés sur eux-mêmes, très conservateurs, qui voulaient travailler pour gagner beaucoup d’argent, avoir une grande maison, de belles vacances, etc. et qui, en même temps, étaient dépourvus de valeurs spirituelles. Pour moi les valeurs spirituelles ne sont pas un luxe, elles sont fondamentales. Elles sont le fondement qui nous éclaire sur la réalité des choses, la véritable nature de la réalité – cela, c’est spirituel. Tout le reste est superflu dans la mesure où cela ne nous aide pas à être en harmonie avec la réalité et ne peut donc qu’entraîner de plus en plus de souffrance. Notre grande maison et nos belles vacances seront souffrance aussi parce que nous serons en-dehors de la réalité.

Beaucoup des choix offerts par le Bouddha ont pour base la contemplation ou la réflexion dans le cadre de la pratique de la méditation. Nous méditons sur notre situation dans la vie, à notre environnement qui nous oblige aussi à certaines considérations : famille, enfants, amis. Parfois ces choix ne sont pas faciles parce que beaucoup de facteurs entrent en jeu. Dans la vie spirituelle, nous devons tenir compte de la perspective à long terme et développer la pratique de la méditation.

La première fois que je suis allé en Thaïlande, je me suis dit : « Je vais y passer un mois, trouver l’Eveil et puis rentrer chez moi ». Neuf ans plus tard, je me demandais encore quand ce mois allait se terminer !... Mais, dès les premiers mois, j’avais clairement compris que, plus je resterais là-bas, mieux ce serait ; si je pouvais apprendre à vivre avec moi-même en paix, ce serait bénéfique non seulement pour moi mais aussi pour mon entourage. Ensuite, j’ai réalisé à quel point ce « moi » était agité et qu’il faudrait beaucoup travailler pour obtenir qu’il s’apaise – certainement plus d’un mois ! Un mois pour le comprendre mais ensuite 50 ans pour le réaliser ! Avancer jour après jour, de plus en plus profondément, à différents niveaux de l’être, cela demande beaucoup de travail. J’ai donc dû considérer la perspective à long terme.

Pour parvenir à certains de ces choix de vie, il faut souvent commencer par dénouer beaucoup des situations et des habitudes dans lesquelles nous nous sommes longtemps fourvoyés. Ainsi, trouver le moyen de gagner sa vie de manière juste n’a rien à voir avec simplement faire le bon choix d’études à l’université.

Quand Ajahn Chah est allé au Canada, il a donné un enseignement à l’université. A la fin, les étudiants ont posé des questions et l’un d’eux a demandé : « Comment faire le bon choix de métier pour gagner sa vie de manière juste ? » La réponse a été : « Vous devez être très droit envers vous-même. » Quand le jeune homme a expliqué qu’il étudiait le Droit, je me suis dit : « Quel est son problème ? Les avocats, les notaires, sont des gens qui respectent la loi ! » Mais il a expliqué que ce n’était pas si simple car il y a toutes sortes de façons de dévier la loi, en particulier quand on la connaît bien ! C’est pourquoi Ajahn Chah a dit qu’il fallait être très droit envers soi-même. Vous pourrez toujours brillamment induire la police en erreur mais ensuite vous devrez vivre avec vous-même et vous saurez que vous avez mal utilisé la loi, que vous n’avez pas été complètement droit ou honnête selon la loi. Si vous êtes assez malin, vous pouvez tromper les autres mais pas vous-même ! J’ai ainsi réalisé que même quand on étudie le Droit, rien n’est simple. Quand on est policier, on a aussi beaucoup de choix à faire. Nous devons être vraiment droits et honnêtes envers nous-mêmes parce que c’est en notre propre compagnie de nous passons notre vie.

Le Bouddha nous a donné des directives concernant les khandha et je crois qu’il est important que nous les étudiions en profondeur dans notre propre vie, dans nos propres cinq khandha. Il est facile de regarder les choses de l’extérieur et d’étudier ce que le Bouddha a dit et fait mais ce ne sera jamais suffisant. Par exemple, quand un groupe de moines dont je faisais partie s’est retrouvé en Angleterre pour créer un monastère, nous nous demandions toujours : « Que ferait Ajahn Chah dans cette situation ? Que déciderait-il ? » Mais il vivait au nord-est de la Thaïlande et nous étions en Europe ! Nous ne savions pas ce qu’il ferait parce qu’il n’était pas là ! Il n’est jamais venu en Suisse, par exemple. Mais en réalisant quels sont les principes de base des enseignements, nous pouvons extrapoler et essayer de trouver une réponse qui, au 21ème siècle, soit en harmonie avec eux.

Pour connaître ces principes, il faut avoir un minimum de sagesse. Cela signifie commencer à voir clairement la nature des cinq khandha par rapport au sentiment de soi. Tout ce qui permettrait au mieux de lâcher l’attachement que nous avons envers les cinq khandha, la façon dont nous nous identifions à eux comme s’ils formaient un « moi », est utile et bénéfique. Cela fait partie des enseignements bouddhistes.

Cela peut paraître très général, mais c’est basé sur la pratique de méditation. Quand nous voyons de plus en plus clairement le corps, les sensations, les états d’esprit et tous les phénomènes qui incluent les cinq khandha – les six sens, etc. –, quand nous les prenons comme thèmes quotidiens de méditation, ils commencent à faire partie des activités de notre vie et nous voyons comment cette pratique participe au développement de la sagesse.

J’espère que ces remarques seront de quelque utilité et je souhaite à vos cinq khandha une vie toujours plus droite et bénéfique pour tous !


Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org

Impermanence

Ajahn Tiradhammo réside depuis quelques années au monastère Wat Buddha Dhamma en Australie. Du fait des terribles incendies qui ont ravagé ce pays l’hiver 2019, il a connu, avec le reste de la communauté monastique, trois évacuations urgentes du monastère à quelques jours d’intervalle. Quatre-vingt pour cent du monastère a résisté aux flammes mais le kouti [petite cabane ou vivent et méditent les moines de la forêt] d’Ajahn Thiradhammo a entièrement brûlé et il a perdu nombre d’objets personnels. Dans l’article dédié à ce récit dans son blog (http://tiradhammo.blogspot.com, décembre 2019), il conclut sur un passage intitulé « Impermanence », une leçon douloureusement apprise de première main.

Même si toutes les situations de la vie sont une occasion de contempler le changement, ce sont des moments extrêmes comme celui-ci qui nous rappellent avec force la vérité de l'impermanence. Le plus souvent, nous contemplons l'impermanence dans un environnement relativement sûr et sécurisé, de sorte que cette contemplation est plutôt abstraite : « Oui, les choses sont impermanentes, mais pas moi. » Et puis soudain, en un clin d'œil, notre monde est bouleversé et, si nous n'avons pas sérieusement compris l'impermanence en profondeur, nous risquons d’être submergés par la souffrance, à tous les niveaux.

L'un des bâtiments qui a brûlé était le kouti Mahathera où je logeais. Au début, quelqu'un qui avait vu des images de l’incendie à la télévision nous a dit qu’il s’agissait du bâtiment central du monastère et la nouvelle était triste. Mais lorsqu’il s’est finalement avéré qu’il s’agissait en réalité de mon kouti, j'ai dû ravaler une petite tragédie personnelle en pensant aux objets que j'avais laissés derrière moi !

Je ne me suis pas encore habitué à la situation où les gens souhaitent m'offrir quelque chose et ma première pensée est que je l'ai déjà. Ensuite seulement, je me rends compte qu'en fait, cette chose a disparu en fumée avec mon ancien logement ! Fait intéressant, après réflexion, j’ai réalisé que ce n’était pas tant la perte de ces objets qui me chagrinait mais plutôt mon identification à eux qui m’avait donné le sentiment d’être un « moi » et d’avoir des choses « miennes ». Il s’agissait de choses associées à mon histoire, comme un fossile ramassé sur la côte rocheuse du Portugal ; il y avait des objets qui soulageaient des douleurs personnelles, comme ces chaussettes qui stimulent la circulation pour les douleurs aux pieds ; il y avait ma sélection de thés préférés, etc.

Dans un sens, bien sûr, de telles situations peuvent être positives pour nous aider à nous libérer de l'identification. Pourtant, en ce qui me concerne, même si rien de tout cela n'était irremplaçable, j’ai ressenti du chagrin, comme une perte de « moi » et une sorte de dislocation, avant que le sentiment d’un (nouveau) « moi » ne soit rétabli – en espérant que celui-ci soit plus en phase avec l'impermanence inévitable et continue.

Le Bouddha a souvent encouragé la contemplation de l'impermanence comme l'un des moyens qui mènent directement à la libération. D'autres fois, il a également inclus la contemplation de dukkha, la souffrance, car l'impermanence est toujours désagréable pour le « moi » dont l’essence même est l’illusion de la permanence et le besoin de sécurité. Et cela peut conduire à une compréhension plus profonde d’anatta, la non-existence d’un « moi » stable, dans la mesure où ce qui est impermanent et souffrance ne peut certainement pas être un « moi » stable.

Nous supposons aveuglément que nous tenons les rênes de notre vie. Cependant, la vérité ultime est que notre vie est contrôlée par les éléments de la terre, du feu, de l'eau et de l'air. Nous pouvons toujours fulminer et les maudire lorsqu'ils sont extrêmes, mais nous devons comprendre qu'en réalité, ces éléments étaient là bien avant nous. Ils ne font que suivre leur nature de manière impersonnelle – c'est nous qui nous trouvons sur leur chemin.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur dhammadelaforet.org