Sangha de la forêt
Tradition bouddhiste Theravada d'Ajahn Chah


Ajahn Chah

Le vénérable Ajahn Chah est né le 17 juin 1918 dans un petit village près de la ville d'Ubon Rajathani, au nord-est de la Thaïlande. Après une scolarité de base, il passe trois années en tant que novice puis revient à la vie laïque pour aider ses parents à la ferme. Cependant, à l'âge de vingt ans, il décide de reprendre la vie monastique et, le 26 avril 1939, il reçoit l'ordination de bhikkhu (moine) : upasampada.

Les débuts de la vie monastique d'Ajahn Chah suivent le parcours traditionnel : il étudie les enseignements du Bouddha et le pāli, langue des Écritures du Bouddhisme. Dans sa cinquième année de vie monastique, son père tombe gravement malade et meurt - âpre rappel de la fragilité et de la précarité de la vie humaine. Suite à ce décès, il réfléchit profondément au sens réel de la vie car, bien qu'il ait beaucoup étudié et acquis de bonnes connaissances en pāli, il sent qu'il ne s'est guère rapproché d'une compréhension personnelle de la fin de la souffrance. Il commence à se sentir abattu et déçu, et finalement, en 1946, il abandonne ses études et part pour un pèlerinage en tant que moine mendiant.

Il fait 400 km à pied jusqu'au centre de la Thaïlande, dormant dans la forêt et mendiant sa nourriture dans les villages qu'il rencontre. Puis il s'installe dans un monastère où le Vinaya (la discipline monastique) est étudié et pratiqué sérieusement. C'est là qu'il entend parler du Vénérable Ajahn Mun Bhuridatto, Maître de Méditation extrêmement respecté. Désireux de rencontrer un enseignant aussi accompli, Ajahn Chah reprend la route du nord-est, à sa recherche.













A ce moment-là, Ajahn Chah se débat avec un problème crucial. Il a étudié les enseignements relatifs à la moralité, la méditation et la sagesse - que les textes présentent dans leurs plus fins et plus subtils détails - mais il ne voit pas comment on peut les mettre en pratique. Ajahn Mun lui dit que, même si les enseignements sont effectivement très détaillés, ils sont en réalité très simples en leur cœur : une fois l'attention établie, il s'agit de voir que tout apparaît dans le cœur-esprit … et c'est précisément là qu'est la véritable voie de la pratique. Cet enseignement succinct et direct est une révélation pour Ajahn Chah. Il transformera sa pratique : la Voie est libre.

Pendant les sept années qui suivent, Ajahn Chah pratique à la manière austère de la Tradition de la Forêt, errant dans la nature à la recherche de lieux calmes et isolés où pratiquer la méditation. Il vit dans des jungles infestées de tigres et de cobras, faisant usage de réflexions sur la mort pour pénétrer jusqu'au véritable sens de la vie. À une certaine occasion, il pratique la méditation dans un lieu destiné à la crémation des cadavres pour défier et finalement surmonter sa peur de la mort. Assis, glacé et trempé jusqu'aux os par un violent orage, il doit faire face à l'extrême désolation et l'extrême solitude d'un moine errant.

En 1954, après des années d'errance, il est invité à enseigner dans son village natal. Il s'installe à proximité, dans une forêt dite hantée où règne la malaria, Pah Pong. Malgré les difficultés liées à ce lieu - fièvre, abris précaires et nourriture insuffisante - des disciples se regroupent autour de lui en nombre croissant. Le monastère, aujourd'hui connu sous le nom de Wat Pah Pong, prend racine et, plus tard, de nombreux monastères affiliés seront fondés dans d'autres lieux.

En 1967, un moine américain vient séjourner à Wat Pah Pong. Le vénérable Sumedho, fraîchement ordonné, vient de passer son premier Vassa (retraite des pluies) à pratiquer la méditation intensive dans un monastère proche de la frontière laotienne. Bien que ses efforts aient porté fruits, le vénérable Sumedho sent qu'il a besoin d'un maître qui le forme à tous les aspects de la vie monastique.

Par chance, l'un des moines d'Ajahn Chah qui se trouve parler un peu anglais, se rend au monastère où réside Ajahn Sumedho et lui parle de son maître. Aussitôt le vénérable Sumedho demande à son précepteur la permission de partir et accompagne le disciple d'Ajahn Chah quand celui-ci rentre à Wat Pah Pong. Ajahn Chah accepte volontiers ce nouveau disciple mais insiste pour qu'il ne reçoive aucun traitement de faveur sous prétexte que c'est un Occidental. Il devra manger la même nourriture simple que l'on mendie le matin au village et pratiquer de la même manière que n'importe quel moine de Wat Pah Pong. La formation est assez dure et rébarbative. Ajahn Chah pousse souvent ses moines jusqu'à leurs limites pour tester leur endurance et leur apprendre à développer patience et détermination. Il les implique parfois dans des travaux apparemment inutiles dans le seul but de frustrer leur attachement à la paix de la méditation. Il met toujours l'accent sur l'abandon à « ce qui est » et tient énormément à l'observation très stricte du Vinaya (code de discipline monastique dicté par le Bouddha).

Peu à peu, d'autres Occidentaux passent par Wat Pah Pong. Quand Ajahn Sumedho en arrive à son cinquième Vassa (ordonné depuis cinq ans) et qu'Ajahn Chah le considère suffisamment compétent pour enseigner le Dhamma, certains de ces nouveaux moines décident de rester et de se former là. Pendant la saison chaude de 1975, le vénérable Sumedho et quelques autres bhikkus occidentaux passent quelque temps dans une forêt proche de Wat Pah Pong. Les villageois de la localité leur demandent ensuite de rester et Ajahn Chah y consent. C'est ainsi que naît Wat Pah Nanachat - « le monastère international de la Forêt » - sous la direction d'Ajahn Sumedho. Il s'agit là du premier monastère en Thaïlande à être dirigé par et pour des moines de langue anglaise.

En 1977, Ajahn Chah est invité à visiter la Grande-Bretagne par une association caritative, le « English Sangha Trust », dans le but d'établir un sangha (communauté religieuse) bouddhiste résidant en Angleterre. Ajahn Chah se fait accompagner par le vénérable Sumedho et le vénérable Khemadhammo et, constatant un réel intérêt chez leurs hôtes anglais, il les laisse à Londres, au Hampstead Vihara, avec deux autres de ses disciples occidentaux qui se trouvaient en visite en Europe à ce moment-là. Quand il retourne en Angleterre, en 1979, les moines s'apprêtent à quitter Londres pour établir le monastère bouddhiste de Chithurst, dans le Sussex. Il y séjourne quelque temps avec eux puis poursuit son voyage aux États-Unis et au Canada où il donne des enseignements.

Après ce voyage ainsi qu'en 1981, Ajahn Chah passe la « retraite des pluies » loin de Wat Pah Pong du fait de problèmes de santé liés aux effets du diabète. Quand sa maladie empire, il utilise son corps comme un vivant exemple de l'impermanence de toutes choses. Il rappelle constamment aux gens que c'est en eux qu'ils doivent chercher un véritable refuge car il ne sera bientôt plus capable de leur dispenser son enseignement. Avant la saison des pluies de 1981, il est transporté à Bangkok pour subir une opération qui ne résout malheureusement rien. Dans l'espace de quelques mois il perd l'usage de la parole puis, peu à peu, le contrôle de ses membres, jusqu'à être pratiquement paralysé et alité. Dès lors, il est soigné et veillé avec amour et attention par des disciples dévoués, reconnaissants de l'occasion qui leur est offerte de rendre service au maître qui a montré la Voie à tant de monde avec tant de patience et de compassion.

Source : Traduction de Jeanne Schut disponible sur le site dhammadelaforet,org

Ajahn Chah

Il n'y a pas d'Ajahn Chah

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Recueil de 194 brèves réflexions d'Ajahn Chah, ordonnées par thèmes.

Les Moines de la Forêt

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Une sélection d'enseignements donnés par Ajahn Chah.

Paisible comme un étang de forêt

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Ouvrage receuillant les expériances et le fruit des méditations d’Ajahn Chah.

Le Dhamma est partout

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Ce livre fait partie d'un ensemble de 6 ouvrages réimprimés pour commémorer le 100ème anniversaire de la naissance d'Ajahn Chah. il offre des conseils pour approfondir la pratique dans toutes sortes de situations.

Conseils à un méditant découragé

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Enseignement donné par Ajahn Chah à un moine qui se culpabilisait du fait de ses difficultés dans la pratique.

Note : Pour davantage d'enseignements d'Ajahn Chah, nous vous recommandons les traductions de l'anglais de Jeanne Schut, disponible aux éditions Sully.













Articles

Transcendance

Ces paroles s'adressent à des moines réunis au monastère d'Ajahn Chah, en Thaïlande, donc à des personnes censées être profondément engagées dans l'étude et la pratique des enseignements du Bouddha.

Lorsque le groupe des cinq ascètes abandonna le Bouddha, il considéra cela comme une chance. Il pouvait désormais poursuivre sa pratique plus librement, plus paisiblement que lorsqu'il avait des responsabilités à assumer envers eux. Les ascètes abandonnaient le Bouddha parce qu'ils croyaient qu'il se laissait aller, qu'il relâchait sa pratique. Avant cela, il s'était concentré sur de sévères pratiques d'auto-mortification et d'ascèse pour tout ce qui concernait la nourriture, le sommeil et les autres nécessités corporelles. Pourtant, à un certain moment, considérant tout cela avec beaucoup de lucidité, il dut conclure que ces pratiques ne donnaient tout simplement pas le résultat escompté.

Il comprit qu'il était parti d'une vision erronée des choses, que sa pratique était basée sur l'orgueil et l'attachement. Il avait confondu la vérité avec les valeurs du monde et s'était lui-même pris pour la vérité.

Se lancer dans des pratiques ascétiques pour être loué, admiré ou vénéré, c'est être « inspiré par le monde ». Pratiquer avec cette intention s'appelle « prendre les vaines valeurs du monde pour la réalité ». Que vous preniez le monde ou vous-même pour la réalité, il s'agit dans les deux cas d'une forme d'attachement aveugle. C'est ce que le Bouddha a perçu. Il a compris que ce n'était pas la bonne manière d'adhérer au dhamma (la vérité naturelle) ni de trouver la vérité. Il dut constater que sa pratique avait été vaine et qu'il n'était toujours pas libéré de ses impuretés.

Puis il fit le bilan des dernières années, considéra tous les efforts qu'il avait investis dans sa pratique et ce qui en résultait. En regardant les choses en profondeur, il vit que quelque chose n'allait pas. Il y avait beaucoup trop d'orgueil et trop de conscience du monde. Il n'y avait pas de dhamma, pas de perception d'anatta (non-soi), pas de vacuité ni de lâcher prise. Il y avait peut-être eu une forme de lâcher prise mais qui n'était pas encore totale.

Considérant minutieusement la situation, le Bouddha vit que, même s'il essayait d'expliquer tout cela aux cinq ascètes, ils ne pourraient pas comprendre. Cette vérité était trop difficile à faire admettre à des hommes encore profondément attachés à leur pratique et à leur façon traditionnelle de voir les choses. Par contre, le Bouddha avait compris que l'on pouvait continuer à pratiquer ainsi jusqu'à son dernier jour, peut-être même jusqu'à en mourir de faim, sans aucun résultat parce que cette pratique était basée sur des valeurs du monde et sur l'orgueil.

Poursuivant son investigation, le Bouddha eut la claire vision de ce qu'était la pratique juste, sammāpatipadā : l'esprit est l'esprit, le corps est le corps. Même si on annihile le corps, on ne se débarrasse pas des impuretés. Leur source n'est pas là. On peut jeûner et se priver de sommeil jusqu'à épuisement du corps, on n'en viendra pas à bout pour autant.

Le Bouddha commença donc à se nourrir davantage, à manger normalement, à pratiquer de manière plus naturelle. Quand ses compagnons le virent agir ainsi, ils crurent qu'il avait abandonné son ascèse et qu’il se laissait aller aux plaisirs des sens. Ainsi, tandis que la compréhension de l'un s'élevait à un niveau supérieur, transcendant les apparences, les autres y voyaient une chute, une marche en arrière. L'auto-mortification était profondément enracinée dans l'esprit des cinq hommes et il est vrai que le Bouddha avait jusque là enseigné et pratiqué lui-même de cette manière. Mais il constatait à présent son erreur et, la voyant clairement, il était en mesure de l'abandonner. Quand les cinq ascètes virent cela, ils le quittèrent, tout comme les oiseaux abandonnent un arbre qui ne leur donne plus assez d'ombre ou comme les poissons quittent une mare devenue trop petite, trop sale ou trop froide.

Le Bouddha put désormais se concentrer sur la contemplation du Dhamma. Il mangea à sa faim et agit de manière plus naturelle. Il permit à l'esprit de n'être que l'esprit et au corps de n'être que le corps. Il pratiquait désormais sans excès, s'efforçant seulement d'être conscient de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion quand elles apparaissaient puis de les lâcher. Jusqu'à ce jour, il avait suivi les deux voies extrêmes. Autrefois c'était le kāmasukhallikānuyogo - se laisser émouvoir par le bonheur ou l'amour, s'y attacher, s'y identifier et refuser de s'en dessaisir; quand quelque chose nous plaît, on s'y attache et quand quelque chose nous déplaît, on s'y attache aussi - et ensuite ce fut l'autre extrême, l'ascétisme, que l'on appelle attakilamathānuyogo.

Le Bouddha était resté attaché aux conditions. A présent, il voyait clairement qu'aucune de ces deux voies n'était celle d'un samana(1). Un samana ne se saisit ni du bonheur ni de la souffrance, ce n'est pas la Voie. En s'attachant à ces choses, il s'était laissé limiter par son propre regard et par le regard du monde. S'il continuait sur l'une de ces deux voies, il ne connaîtrait jamais les choses telles qu'elles sont dans ce monde. Il ne ferait que passer d'un extrême à l'autre. Alors le Bouddha concentra son attention sur l'esprit et se donna pour tâche de le maîtriser.

Tous les aspects de la nature procèdent des conditions qui les ont engendrés, ils ne présentent aucun problème en eux-mêmes. Prenons l'exemple des maladies : le corps ressent de la douleur, de la fièvre, etc. Tout ceci arrive de manière naturelle. Les gens se font beaucoup trop de souci pour leur santé. S'ils s'inquiètent tant pour leur corps et y sont tellement attachés, c'est du fait de leur mauvaise perception des choses, ils ne savent pas lâcher prise.

Regardez ce hall de méditation. Nous l'avons construit et maintenant nous disons qu'il est à nous, mais les lézards viennent y vivre, les rats et les geckos viennent y vivre et nous passons notre temps à les chasser parce que nous croyons que ce hall nous appartient à nous et pas à eux.

C'est exactement pareil avec la maladie. Nous croyons que ce corps est notre maison, une chose qui nous appartient en propre, alors la moindre migraine, la moindre indigestion nous perturbe. Nous ne voulons pas avoir mal ou souffrir. Ces jambes sont «nos » jambes, nous ne voulons pas qu'elles nous fassent mal; ces bras sont « nos » bras, nous ne voulons pas qu'ils nous fassent mal. Quant à la tête, c'est « notre » tête et nous ne tenons pas à ce qu'il lui arrive quoi que ce soit. Nous voulons à tout prix guérir toutes les douleurs et les maladies.

C'est là que nous faisons erreur, que nous nous écartons de la vérité. Nous ne sommes que des visiteurs dans ce corps, exactement comme ce hall ne nous appartient pas vraiment - nous n'en sommes que temporairement détenteurs, au même titre que les rats, les lézards et les geckos - mais nous ne le savons pas ! Il en va de même pour ce corps. Le Bouddha nous a appris qu'il n'y a pas de « personne » habitant véritablement ce corps mais nous continuons à nous y accrocher comme s'il était à nous, comme s'il était vraiment « nous ». Quand le corps change, nous refusons les changements et, même si on nous l'a répété des dizaines de fois, nous refusons de comprendre. Si maintenant je l'exprimais haut et fort, de manière très directe, vous comprendriez tout de travers. Si je dis : « Ceci n'est pas vous », vous allez être dans la confusion la plus totale et votre pratique va renforcer le soi encore davantage.

Ainsi la plupart des gens ne perçoivent pas vraiment le soi. Celui qui voit le soi voit que ceci n'est pas le soi et n'appartient à aucun soi. Il voit le soi tel qu'il est dans la Nature. Voir le soi tout en y étant attaché, ce n'est pas vraiment voir. L'attachement crée des interférences. Il n'est pas facile de voir ce corps pour ce qu'il est, parce que upādāna(2) y est fortement ancré.

C'est pourquoi il est dit que nous devons étudier les choses en profondeur pour vraiment les connaître avec sagesse. Cela signifie étudier les sankhara(3) selon leur véritable nature, utiliser la sagesse. Connaître la véritable nature des sankhara, c'est déjà la sagesse. Si vous ne connaissez pas leur véritable nature, vous êtes en conflit avec eux, vous ne cessez de leur résister. Alors vaut-il mieux comprendre et lâcher notre attachement aux sankhara ou tenter de nous y opposer, de leur résister ? Nous consacrons beaucoup de temps à faire en sorte qu'ils se conforment à nos désirs, nous élaborons toutes sortes de stratégies pour les maîtriser ou « faire un pacte » avec eux. Si le corps tombe malade et souffre, nous nous y refusons, nous allons chanter différents sutta comme le Bojjhango, le Dhammacakka-ppavattanasutta ou le Anattabakkhanasutta, dans l'espoir de le protéger, de le maîtriser. Ces sutta prennent alors l'allure d'une cérémonie mystique, ce qui ne fait que renforcer notre attachement parce qu'ils sont récités dans le but d'éloigner la maladie et de prolonger la vie. En réalité, le Bouddha nous a donné ces enseignements pour nous permettre de voir les choses clairement mais nous nous retrouvons là, à les réciter, pour nous bercer d'illusions. Rūpam aniccam, vedana anicca, sanna anicca, sankhara anicca, vinnanam aniccam… Ces mots ne sont pas destinés à accroître notre aveuglement. Ils sont là pour nous rappeler à la réalité des choses du corps, pour que nous puissions nous en détacher, abandonner nos espérances et casser les attachements.

Mais nous avons pris l'habitude de les réciter pour faire durer les choses ou pour les abréger si nous pensons qu'elles durent trop - dans tous les cas, pour forcer la nature à se conformer à nos désirs. Tout cela est illusion. Toutes les personnes ici présentes sont dans l'illusion, absolument toutes. Ceux qui récitent sont dans l'illusion, ceux qui écoutent sont dans l'illusion, tous sont dans l'illusion. Tout ce qui les préoccupe, c'est comment éviter de souffrir. Mais où vont-ils donc pratiquer s'ils se privent de la chance d'étudier le corps et l'esprit ?

Lorsqu'une maladie apparaît, les êtres éclairés n'y voient rien de spécial. Naître dans ce monde signifie connaître la maladie un jour ou l'autre. Il est vrai que lorsque le Bouddha ou ses disciples tombaient malades naturellement, ils essayaient tout aussi naturellement de se soigner. Il ne s'agissait pour eux que de rétablir un équilibre. Ils ne s'accrochaient pas aveuglément au corps et ne s'emparaient pas de cérémonies mystiques ou autres. Ils traitaient la maladie avec une vision juste des choses : « Si elle guérit, elle guérit. Sinon, eh bien elle ne guérit pas ! » Voilà comment ils prenaient les choses.

J'entends dire que, de nos jours, le Bouddhisme en Thaïlande est florissant mais, d'après ce que j'en vois, je trouve au contraire, qu'il a pratiquement sombré. Il est vrai que les entretiens sur le Dhamma attirent de nombreuses oreilles apparemment attentives, mais ces oreilles entendent mal. Cela est vrai même pour les moines les plus anciens. Ensuite, les uns entraînant les autres, la confusion est de plus en plus grande.

Celui qui perçoit cela sait que la véritable pratique est presque à l'opposé de la direction prise par la plupart des gens, au point que les deux peuvent à peine s'entendre.

Comment ces gens vont-ils transcender la souffrance ? Ils ont des récitations pour les aider à comprendre la vérité, mais ils en détournent le sens et les utilisent pour accroître leur illusion. Ils tournent le dos à la Voie juste - si elle va vers l'est, ils vont vers l'ouest - alors comment vont-ils la trouver ? Au lieu de s'en rapprocher, ils s'en éloignent à chaque pas.

Si vous vous êtes penché sur la question, vous savez que je dis vrai. Beaucoup de gens sont dans la confusion mais comment le leur dire ? La religion n'est plus que rites et rituels ou cérémonies mystiques. Les gens récitent les textes mais ils le font bêtement, sans sagesse. Ils étudient mais ils étudient bêtement, sans sagesse. Ils savent mais ils savent bêtement, sans sagesse. C'est ainsi qu'ils se retrouvent à avancer bêtement, à vivre bêtement, à apprendre bêtement. Quant à l'éducation, tout ce que l'on enseigne aux gens, de nos jours, c'est à devenir idiots. Ils disent qu'ils les éduquent pour les rendre intelligents, pour leur donner des connaissances, mais quand vous considérez tout cela en termes de vérité, vous voyez qu'en réalité ils apprennent aux gens à s'éloigner de la vérité et à s'accrocher aux illusions.

Le véritable fondement de l'enseignement, c'est de percevoir attā, le soi, comme étant vide, sans aucune identité figée. Il est vide de toute existence intrinsèque. Mais les gens se lancent dans l'étude du Dhamma pour développer leur vision personnelle des choses. Ils ne veulent surtout pas faire l'expérience de la souffrance et de la difficulté. Tout doit leur être facile. Et même si certains se disaient prêts à transcender la souffrance, comment feraient-ils alors qu'ils s'accrochent toujours à un soi?

Ecoutez bien ! Imaginez que l'on vous donne un objet de grande valeur. Dès l'instant où cet objet entre en votre possession, votre esprit change : « Où vais-je le cacher ? Si je le laisse ici on risque de me le voler. » Vous vous angoissez terriblement pour trouver une cachette sûre. A quel moment l'esprit a-t-il changé ? A l'instant où cet objet est entré en votre possession. C'est là que la souffrance est apparue. Où que vous mettiez cet objet, vous ne pouvez plus vous détendre : vous avez un problème. Que vous soyez debout, assis ou couché, vous êtes éperdu d'inquiétude. C'est cela la souffrance.

Elle commence quand on croit posséder quelque chose. C'est là que la souffrance se cache. Avant d'avoir cet objet, vous ne souffriez pas parce qu'il n'y avait pas encore d'objet auquel vous attacher.

C'est la même chose avec le soi. Si nous pensons en termes de « moi », tout ce qui nous entoure devient « mien » et la confusion s'ensuit. Pourquoi ? La cause de tout cela est que nous croyons qu'il existe un soi. Nous n'enlevons pas le voile de l'apparent pour voir le transcendant. Vous voyez, le soi n'est qu'une apparence. Il faut faire tomber le voile des apparences pour voir le cœur des choses, c'est-à-dire la transcendance.

On pourrait comparer cela à du riz brut, encore entouré de son enveloppe. Peut-on le manger ? Bien sûr, mais il faudra d'abord le décortiquer. Débarrassons-nous de l'enveloppe et nous trouverons le grain à l'intérieur. Si nous ne décortiquons pas le grain brut, nous ne trouverons pas le riz comestible. Imaginons maintenant qu'un chien soit couché sur un tas de riz non décortiqué. Son estomac grouille de faim mais il ne peut que rester là à se dire : « Où vais-je bien pouvoir trouver quelque chose à manger ? » Et puis, s'il a très faim, il va bondir de son tas de riz et courir chercher quelques restes de nourriture. Alors même qu'il est couché sur du riz, il n'en sait rien. Pourquoi ? Parce qu'il ne voit pas le riz sous son enveloppe. La nourriture est bien là mais le chien ne peut pas en profiter.

Nous pouvons accumuler des connaissances mais si nous ne mettons pas en pratique ces enseignements, au fond nous ne savons rien, tout comme le chien qui dort sur du riz. Il est couché sur un tas de nourriture mais, comme il l'ignore, il faut qu'il aille chercher sa pitance ailleurs. Quel dommage, vous ne trouvez pas ?

Nous sommes dans la même situation : de même que l'enveloppe cache le grain et empêche le chien de se nourrir, l'apparent cache le transcendant et les gens restent bêtement « assis sur leur tas de riz », incapables de s'en nourrir, incapables de pratiquer, incapables de voir le transcendant. C'est ainsi qu'ils restent prisonniers des apparences encore et encore. Si vous êtes prisonnier des apparences, des conventions, vous n'échapperez pas à la souffrance, vous serez assailli par le devenir, la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort.

N'allez pas croire qu'en apprenant et en accumulant des connaissances, vous saurez ce qu'est le Bouddha-Dhamma. C'est comme dire que vous avez vu tout ce qu'il y a à voir simplement parce que vous avez des yeux, ou que vous avez entendu tout ce qu'il y a à entendre simplement parce que vous avez des oreilles. Vous voyez peut-être mais vous ne voyez pas complètement. Vous ne voyez qu'avec votre regard extérieur, pas avec « l'œil intérieur » ; de même vous entendez avec votre ouïe extérieure pas avec « l'oreille intérieure ».

Si vous faites basculer ce qui est apparent et découvrez ce qui est transcendant, vous toucherez la vérité et verrez clairement. Vous déracinerez l'apparent et vous déracinerez l'attachement.

C'est un peu comme un fruit sucré. Ce n'est qu'en le goûtant que l'on pourra savoir s'il est doux ou non. Il sera doux même si personne ne le goûte, mais on ne le saura pas. Il en va de même avec le Dhamma du Bouddha : même s'il contient la vérité, il n'est pas vrai pour ceux qui n'y ont pas réellement goûté. Quelle que soit sa perfection, il n'a aucune valeur pour eux.

Pourquoi les gens s'attachent-ils à la souffrance ? Qui, dans ce monde, souhaite souffrir ? Personne, bien sûr ! Personne ne veut souffrir et pourtant les gens ne cessent de créer les causes de leur propre souffrance. Si, au fond de notre cœur, nous cherchons le bonheur et repoussons la souffrance, comment se fait-il que notre esprit crée tant de souffrance ? Observez simplement cela : nous n'aimons pas souffrir et pourtant nous sommes artisans de nos propres souffrances. Comment est-ce possible ? Il est évident qu'il ne peut y avoir qu'une seule raison, et cette raison est que nous ne comprenons pas la souffrance : nous ne la connaissons pas, nous ne savons pas ce qui la cause ni ce qui y met fin, et nous ne savons donc pas comment la faire cesser. Voilà pourquoi les gens se comportent comme ils le font.

Ces gens ont miccāditthi(4) mais ils ne s'en rendent pas compte. Tout ce que nous disons, croyons ou faisons qui se termine dans la souffrance est le fruit d'une vue erronée. Si ce n'était pas le cas, cela n'engendrerait pas la souffrance. Avec la vue juste, nous ne nous attacherions pas à la souffrance, non plus qu'au bonheur ni à aucune condition. Nous laisserions les choses aller leur cours, naturellement, comme l'eau vive d'un torrent. Inutile de construire des barrages, laissons-la simplement couler à son rythme naturel.

Le Dhamma s'écoule ainsi mais l'esprit ignorant essaie de lui résister en considérant les choses de manière erronée. Les gens sont tout à fait capables de repérer les vues erronées des autres, mais il ne leur vient pas à l'esprit qu'ils puissent être eux-mêmes victimes de leurs propres vues erronées et de la souffrance qu'elles engendrent. Cela vaut la peine d'y réfléchir. Toute vision erronée engendre la souffrance, que ce soit immédiatement ou plus tard. C'est précisément à ce stade que les gens font fausse route. Qu'est-ce qui les empêche de voir clair ? C'est l'apparent. L'apparent cache le transcendant et empêche ainsi les gens de voir les choses clairement. Ils étudient, ils apprennent, ils pratiquent mais ils pratiquent dans l'ignorance, comme s'ils avaient perdu tout sens de l'orientation. Ils se dirigent vers l'ouest mais croient aller à l'est, ou bien ils se dirigent vers le nord en croyant aller au sud. C'est grave ! Ce type de pratique n'est en réalité que la lie de la pratique. En fait, c'est un désastre. C'est un désastre parce que le pratiquant déforme ce qu'il a appris et s'engage dans la direction opposée, perdant de vue le but de la véritable pratique du Dhamma.

Cet état de choses engendre la souffrance et pourtant les gens croient qu'en agissant ainsi, en mémorisant ceci et en étudiant cela, ils réussiront à faire cesser la souffrance. C'est comme une personne avide qui amasse tant qu'elle peut, dans l'espoir d'assouvir sa soif de possessions. Mais si vous croyez que c'est ainsi que vont les choses, vous faites fausse route et vous vous éloignez de la voie véritable, tout comme celui qui va au nord tandis que son compagnon se dirige vers le sud et que tous deux croient être sur la même route.

La plupart des gens sont encore perdus dans une masse de souffrance, ils errent dans le samsāra, le cycle de la naissance et de la mort, du fait de ces croyances erronées. Quand la maladie ou la douleur se présentent, tout ce qu'ils sont capables de faire, c'est de chercher à s'en débarrasser. Ils veulent arrêter le mal au plus vite, il faut qu'ils se soignent à tout prix. Ils oublient que la maladie est naturelle pour les sankhara. Personne ne voit les choses ainsi. Le corps change et les gens ne le supportent pas, ils ne peuvent pas l'accepter, ils veulent que tout revienne dans l'ordre à tout prix. Mais voilà, on ne peut pas toujours gagner ce combat-là. A la fin on ne peut échapper à la réalité, et alors tout s'effondre. Les gens ne veulent pas regarder cela en face, c'est pourquoi ils renforcent continuellement leur vision erronée des choses.

Pratiquer pour réaliser le Dhamma est la meilleure chose qui soit. Pourquoi le Bouddha a-t-il développé toutes les perfections(5) ? Pour pouvoir réaliser le Dhamma et permettre aux autres de le voir, de le connaître, de le pratiquer, d'être le Dhamma; pour qu'ils puissent lâcher prise et ne plus s'encombrer de souffrances inutiles.

Ne vous accrochez pas aux choses ou, en d'autres termes également justes : tenez-les, mais pas trop serré. Si vous trouvez un objet, vous pouvez le ramasser, en prendre connaissance : « Oh, c'est cela ! », et puis le reposer. Vous pouvez le tenir mais pas vous en saisir. Vous le tenez juste le temps qu'il faut pour l'observer, le connaître et puis vous le laissez aller. Si vous prenez cet objet, que vous vous en saisissez et que vous en portez le poids, vous allez vous alourdir. Il faut savoir poser les choses. Ne vous créez pas de souffrances inutiles !

Il est primordial que vous voyiez très clairement que telle est la cause de la souffrance. Si nous en connaissons la cause, la souffrance ne pourra plus se manifester. Pour que le bonheur ou la souffrance apparaisse, il faut qu'il y ait attā, le soi. Il faut qu'il y ait le « je » et le « mien », il faut qu'il y ait cette apparence. Si, au moment où toutes ces choses surgissent, l'esprit va directement au transcendant, il élimine d'un coup les apparences. Alors le plaisir, l'aversion et la saisie se retirent immédiatement.

C'est comme lorsque nous croyons avoir perdu quelque chose que nous aimons. Quand nous le retrouvons, nos inquiétudes disparaissent. Elles disparaissent avant même que nous ayons vu l'objet. D'abord nous le croyons perdu et nous en souffrons, et puis un jour nous nous rappelons brusquement : « Mais bien sûr ! Je l'ai mis là-bas, je m'en souviens à présent. » Dès que l'idée nous vient, dès que nous voyons la vérité, même si nous n'avons pas encore posé les yeux sur l'objet en question, nous ressentons de la joie. C'est ce qui s'appelle « voir de l'intérieur », voir avec les yeux de l'esprit plutôt qu'avec les yeux physiques. Si nous voyons avec les yeux de l'esprit, nous sommes soulagés avant même d'avoir posé les yeux sur l'objet.

C'est la même chose avec la pratique du Dhamma. Quand nous trouvons le Dhamma, quand nous voyons le Dhamma, à chaque fois qu'un problème survient, nous sommes en mesure de le résoudre instantanément, sur-le-champ. Il disparaît alors complètement, déposé, relâché.

Le Bouddha voulait que nous entrions en contact avec le Dhamma mais les gens ne sont en contact qu'avec les mots, les livres et les écritures. Là on est en contact avec ce qui traite du Dhamma, pas avec le véritable Dhamma tel que nous l'a enseigné le Bouddha. Comment les gens peuvent-ils prétendre bien pratiquer selon les enseignements ? Ils en sont très loin.

On dit du Bouddha qu'il est lokavidū, c'est-à-dire qu'il a clairement vu le monde tel qu'il est. Maintenant nous voyons le monde, oui, mais pas tel qu'il est vraiment. Plus nous apprenons, plus notre image du monde s'assombrit parce que nos connaissances ne sont pas claires. Il ne s'agit pas de la pure connaissance mais de ce que l'on appelle « connaître au travers de l'obscurité » : cela manque de lumière et de brillance.

Les gens sont tout simplement coincés là et ce n'est pas une mince affaire. C'est sérieux. La plupart des gens voudraient être bons et heureux mais ils ne savent pas quelles sont les conditions nécessaires à l'apparition de ces vertus et de ce bonheur. Si nous ne voyons pas clairement l'erreur fatale que nous commettons, nous ne pouvons pas cesser de la commettre. Aussi grave soit-elle, nous ne pourrons pas l'abandonner tant que nous n'aurons pas clairement vu le mal qu'elle peut faire. Par contre, si nous percevons ce mal sans l'ombre d'un doute, nous pourrons lâcher et le changement sera immédiat.

Comment se fait-il que nous n'ayons pas encore atteint ce stade, que nous ne puissions toujours pas lâcher prise ? C'est parce que nous ne voyons pas encore nettement tout le mal que peut engendrer notre ignorance. Si, comme le Bouddha ou ses grands disciples, nous en avions une vision claire, nous abandonnerions très vite nos attachements, et nos problèmes disparaîtraient en fumée instantanément.

Quand vos oreilles perçoivent des sons, laissez-les faire leur travail. Quand vos yeux accomplissent leur tâche en percevant des formes, laissez-les faire. Quand votre nez capte des odeurs, laissez-le faire son travail. Quand votre corps perçoit des sensations, laissez-le remplir ses fonctions naturelles. Si nous permettons simplement à nos sens de jouer leur rôle naturel, où est le problème ? Il n'y a pas de problème.

De la même manière, laissez tout ce qui relève de l'apparent à l'apparent et percevez clairement ce qui relève du transcendant. Soyez simplement « Celui qui sait », sachant sans fixation, sachant et laissant les choses suivre leur cours naturel. Les choses sont comme elles sont.

Toutes nos possessions nous appartiennent-elles vraiment ? Sont-elles à notre père, à notre mère ou à notre famille ? Nul ne possède quoi que ce soit, en réalité. C'est pourquoi le Bouddha a dit d'abandonner toutes ces choses, de les lâcher. Connaissez-les à fond, connaissez-les en les considérant un moment mais ne vous y attachez pas.

Utilisez les choses tant qu'elles sont bénéfiques et puis lâchez-les avant qu'elles ne créent de la souffrance.

Pour connaître le Dhamma, vous devez avoir cette connaissance-là, la connaissance qui permet de transcender la souffrance. Cette forme de connaissance est importante. Savoir comment fabriquer des choses, comment utiliser des outils et toutes les sciences du monde, tous ces savoirs ont leur place mais ils ne sont pas la connaissance suprême.

Il faut connaître le Dhamma tel que je viens de vous l'expliquer. Inutile de savoir des tas de choses, le pratiquant du Dhamma n'a besoin que de cela : connaître et puis lâcher.

Ne croyez pas qu'il faille mourir pour transcender la souffrance. C'est dans cette vie qu'elle est transcendée, c'est en apprenant à résoudre les problèmes. Vous connaissez l'apparent, vous connaissez le transcendant, alors faites-le dans cette vie, pendant que vous pratiquez, ici même. Inutile d'aller ailleurs pour le trouver. Ne vous attachez à rien : tenez mais ne vous attachez pas.

Peut-être vous dites-vous : « Pourquoi le Vénérable répète-t-il toujours la même chose ? » Mais que pourrais-je enseigner d'autre ? Comment pourrais-je parler autrement quand la vérité est là toute entière ? Mais attention, même si c'est la vérité, ne vous y attachez pas non plus. Si vous vous y attachez aveuglément, elle se transforme et n'est plus la vérité. C'est comme avec un chien : essayez de lui attraper la patte, vous verrez ! Si vous ne lâchez pas, il se retournera et vous mordra. Tous les animaux réagissent ainsi. Si vous ne lâchez pas, il n'a pas d'autre choix que de vous mordre. C'est la même chose avec l'apparent. Nous vivons selon certaines conventions qui sont là pour nous faciliter la vie mais pas pour que nous nous y attachions au point d'en souffrir. Laissez les choses passer.

A chaque fois que nous sommes persuadés d'être dans le vrai au point de refuser de nous ouvrir à tout autre idée, nous sommes en plein dans l'erreur. Cela devient une vue erronée. Quand la souffrance apparaît, d'où vient-elle ? Elle est causée par une façon erronée de percevoir les choses. Si la perception des choses était juste, elle ne causerait pas de souffrance.

C'est pourquoi je dis : « Lâchez donc. Ne vous accrochez à rien. » Avoir raison, ce n'est qu'une supposition de plus, laissez passer. Avoir tort, ce n'est qu'une condition apparente de plus, laissez tomber. Si vous pensez avoir raison et que malgré tout les autres ne sont pas d'accord, ne discutez pas, laissez passer. Dès que vous en prenez conscience, lâchez prise. Telle est la voie juste.

En général, les gens ne fonctionnent pas comme cela, ils ne cèdent pas volontiers. C'est ainsi que certains, y compris des pratiquants du Dhamma qui n'ont pas encore atteint cette connaissance, en viennent à dire des énormités tout en se croyant très sages. Ils disent des choses si bêtes que les autres ne peuvent même pas supporter de les entendre et ils se croient malgré tout plus malins qu'eux. Leur entourage ne peut même pas les écouter mais ils se croient intelligents et sont persuadés d'avoir raison. En réalité, ils font simplement étalage de leur stupidité.

C'est pourquoi les sages disent : « Toute parole qui ne tient pas compte d'aniccam n'est pas la parole d'un sage mais d'un fou. C'est un discours erroné émanant d'une personne qui ignore que de ces mêmes paroles jaillira bientôt la souffrance. »

Supposons que vous ayez décidé d'aller à Bangkok demain et quelqu'un vous demande : « Vas-tu à Bangkok demain ? » Si vous répondez : « J'espère y aller. Si tout va bien, j'irai certainement », cela s'appelle parler dans la conscience du Dhamma, dans la conscience d'aniccam, en tenant compte de la vérité, c'est-à-dire de la nature incertaine et impermanente du monde. Si vous dites : « Oui, absolument, j'y vais demain », et que finalement il y a un empêchement, qu'allez-vous faire ? Le faire savoir à tous ceux à qui vous aviez dit que vous iriez ? C'est ce qui s'appelle dire n'importe quoi.

Tout cela va beaucoup plus loin encore quand la pratique du Dhamma s'affine mais, si vous ne vous en rendez pas compte, vous croirez parler juste quand vous parlerez faux et, à chaque mot, vous vous écarterez davantage de la véritable nature des choses tout en croyant, de bonne foi, être dans le vrai. En termes simples, cela signifie que tout ce que nous disons ou faisons qui engendre la souffrance devrait être clairement vu comme micchaditthi, une erreur et une stupidité.

La plupart des pratiquants du Dhamma ne conçoivent pas les choses ainsi. Ils croient que tout ce qui leur plaît est vrai et ils continuent à croire en leur propre vérité.

Par exemple, si quelqu'un reçoit un cadeau ou un titre honorifique, que ce soit un objet, une promotion ou de simples paroles de louange, il trouve cela très bien. Il le prend comme une espèce de condition permanente et s'enfle d'orgueil et de prétention. Il ne se demande pas : « Qui suis-je ? Où est cette soi-disant ‘bonne chose' pour laquelle on me loue ? D'où vient-elle ? Est-ce que les autres l'ont aussi ? »

Le Bouddha nous a appris à nous comporter de façon naturelle. Si nous ne nous efforçons pas d'approfondir, de méditer et de comprendre cela, la vision erronée des choses demeurera enfouie en nous. Cela signifie que nous pouvons encore nous laisser berner par la richesse, le rang et la louange. Attention : ces choses-là nous font croire que nous sommes meilleurs qu'avant, nous croyons être « quelqu'un de spécial » et cela entraîne une grande confusion.

En vérité, il n'y a rien de spécial chez les êtres humains. Quoi que nous soyons, cela reste du domaine des apparences. Si nous retirons l'apparent et voyons le transcendant, nous nous apercevons qu'il n'y a rien. Simplement les caractéristiques universelles : la naissance au début, le changement au milieu et la cessation à la fin. Si nous voyons que tout est ainsi, aucun problème ne peut surgir. Si nous comprenons cela, nous serons satisfaits et en paix.

Les problèmes surgissent quand nous pensons comme les cinq ascètes, disciples du Bouddha. Ils suivaient les instructions de leur maître mais quand celui-ci a changé de pratique, ils n'ont pas compris ce qu'il avait réalisé. Ils ont préféré croire que le Bouddha avait abandonné sa quête et se laissait aller aux plaisirs des sens. A leur place, nous ferions certainement la même chose. Pensez un peu au nombre d'années que les cinq ascètes avaient passées à pratiquer et pourtant ils ont tout compris de travers. Ils n'étaient toujours pas arrivés à maturité.

C'est pourquoi j'insiste en disant de pratiquer, oui, mais de pratiquer en étant attentifs aux résultats de votre pratique, en particulier quand vous vous heurtez quelque chose ou quelqu'un, quand il y a friction. Quand il n'y a pas de friction, les choses coulent d'elles-mêmes. Mais quand il y a friction, elles ne coulent pas, vous brandissez votre « moi » et les situations se solidifient en un paquet d'attachements. Il n'y a aucune souplesse.

La plupart des gens ont cette tendance. Ce qu'ils pensaient autrefois, ils continuent à le penser aujourd'hui. Ils refusent de changer, ils ne réfléchissent pas. Ils croient avoir raison, donc ils ne peuvent pas avoir tort ! Mais voilà, le « tort » est enfoui dans la « raison » même si peu de gens le savent. Vous voulez savoir pourquoi ?

Si vous dites « cela est exact » et quelqu'un d'autre dit le contraire, vous n'allez pas l'accepter, vous allez discuter. Ce qui surgit à ce moment-là, c'est ditthi mana. Ditthi signifie « opinions » et mana c'est l'attachement. Si nous nous attachons - même à ce qui est exact - et refusons de céder, cela devient erroné. S'accrocher à ce qui est juste, c'est ériger le soi, il n'y a pas de lâcher prise.

C'est une question qui donne du fil à retordre à beaucoup de gens mais pas aux vrais pratiquants du Dhamma qui sentent combien ce point est important et qui en tiennent compte. Si le problème surgit pendant qu'ils parlent, l'attachement ne tarde pas à apparaître. Peut-être durera-t-il quelque temps, peut-être un jour ou deux, peut-être trois ou quatre mois ou même un an ou deux pour les plus lents. Mais pour les plus rapides, la réaction est instantanée : ils lâchent prise. Ils voient apparaître l'attachement et aussitôt ils lâchent prise, ils forcent le mental à abandonner sur-le-champ.

Il faut que vous parveniez à bien voir ces deux fonctions en action : d'un côté, il y a l'attachement et, de l'autre, celui qui va résister à l'attachement. A chaque impression mentale, portez votre attention sur ces deux fonctions en action. Il y a l'attachement et il y a quelqu'un qui veut empêcher cet attachement. Observez ces deux éléments. Peut-être resterez-vous longtemps attaché avant de lâcher prise.

Réfléchir et pratiquer ainsi constamment permet à l'attachement de perdre, de s'amenuiser. La vue juste grandit en même temps que la vue erronée diminue. L'attachement faiblit, le non-attachement se renforce. C'est comme pour tout le monde. C'est pourquoi j'insiste sur ce point: apprenez à résoudre les problèmes à l'instant même où ils se présentent.

Source : Traduction par Jeanne Schut disponible sur le site dhammadelaforet,org

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  1. Samana : moine, religieux, ascète qui voue sa vie à la quête spirituelle.

  2. Upādāna : l'attachement.

  3. Sankhara : phénomènes conditionnés. La langue thaïe utilise généralement ce terme en référence au corps, bien que le mot sankhara concerne également les phénomènes mentaux.

  4. Micchāditthi : la vue erronée.

  5. Les dix paramitā ou perfections : la générosité, la moralité, le renoncement, la sagesse, l'effort, la patience, la sincérité, la détermination, la bienveillance et l'équanimité.

Enseignements intemporels d’Ajahn Chah

Traduction de l’article intitulé «Timeless Teachings », Forest Sangha Newsletter n° 39, Janvier 1997.

Tout le monde connaît la souffrance, mais ne comprend pas réellement la souffrance. Si nous comprenions réellement la souffrance, alors nous cesserions de souffrir.

Les Occidentaux sont en général très pressés, alors ils connaissent les extrêmes du bonheur et de la souffrance. Le fait qu’ils connaissent davantage de kilesa (obscurcissements mentaux et émotionnels) peut être une source de sagesse par la suite.

Pour vivre une vie de laïc tout en pratiquant le Dhamma, on doit être dans le monde mais rester au-dessus de lui. Sila (la vertu), qui commence avec les cinq préceptes de base, est à l’origine de tout ce qui est bien. Sila peut retirer tout ce qui est négatif dans l’esprit, retirer ce qui cause la douleur et l’agitation. Lorsque ces bases de la souffrance s’en seront allées, l’esprit sera toujours dans un état de samadhi (calme mental).

Au départ, il faut affermir et stabiliser sila. Il faut pratiquer la méditation formelle quand vous en avez l’opportunité. Quelquefois ce sera bien, d’autres fois, non. Ne vous en souciez pas, continuez tout simplement. Si les doutes surviennent, vous devez comprendre qu’ils sont impermanents, comme tout ce qui se produit dans l’esprit.

Si vous vivez dans le monde tout en pratiquant la méditation, certains vous regarderont bizarrement — comme un gong que l’on ne frapperait pas et qui ne produirait aucun son. Ils penseront que vous êtes inutiles, des fous ou des perdants ; mais en fait, c’est tout le contraire.

A partir de sila, samadhi arrivera, mais pas encore la sagesse. Il faudra d’abord observer le fonctionnement de l’esprit : voir les attirances et les répulsions apparaître à partir des contacts sensoriels, et ne pas s’y attacher.

Ne soyez pas inquiets quant au résultat ou à la rapidité des progrès. Un enfant commence par ramper, ensuite il apprend à marcher, puis à courir et lorsqu’il a fini de grandir, il peut faire la moitié du tour de la planète pour venir en Thaïlande.

Si dana (la générosité, le don), est pratiqué avec de bonnes intentions, il peut apporter du bonheur, à soi et aux autres. Mais tant que sila n’a pas atteint sa plénitude, donner n’est pas un acte vraiment pur parce que nous pouvons prendre à une personne pour donner à une autre.

Chercher les plaisirs et avoir du bon temps est sans fin, on n’est jamais satisfait. C’est comme une jarre d’eau qui serait percée. Vous essayez de la remplir, mais l’eau ne cesse de couler. Par contre, la paix de la vie méditative a une fin précise, elle met un terme au cycle de la quête incessante des plaisirs. C’est comme boucher le trou de la jarre !

Moi-même, je n’ai jamais beaucoup questionné mes maîtres, j’ai toujours préféré écouter. Je voulais entendre ce qu’ils avaient à dire, que cela soit vrai ou faux n’avait pas beaucoup d’importance. Ensuite, je le pratiquais, tout simplement. C’est la même chose pour vous qui pratiquez ici. Vous ne devriez pas avoir tant de questions. Si vous savez garder une constante pleine conscience, alors vous pouvez examiner vos propres états mentaux : vous n’avez besoin de personne pour observer vos états d’esprit.

Une fois, alors que je vivais auprès d’un ajahn (maître de méditation), j’ai dû me coudre un nouveau vêtement. A cette époque, il n’y avait pas de machines à coudre, nous devions coudre à la main et c’était une expérience éprouvante. Le tissu était très épais et les aiguilles émoussées ; on se piquait sans cesse avec l’aiguille, les mains devenaient endolories et les gouttes de sang tachaient le tissu. Comme la tâche était difficile, j’avais hâte d’en finir. J’étais à ce point absorbé dans mon travail que je ne remarquai même pas que j’étais assis sous le soleil torride, dégoulinant de sueur.

L’ajahn vint me voir et me demanda pourquoi j’étais assis en plein soleil et non dans un endroit plus frais. « Pourquoi te dépêches–tu ainsi ? », me demanda-t-il. « Je veux terminer ce travail pour pouvoir aller pratiquer la méditation assise et la méditation marchée », lui ai-je répondu. Alors, il me demanda : « Et quand notre travail se termine-t-il ? ». Interloqué, je vis soudain les choses autrement.

« Notre travail n’est jamais terminé, m’expliqua-t-il. Nous devons utiliser les occasions comme celle-ci pour entraîner l’attention, et quand tu as travaillé suffisamment longtemps, tu peux arrêter. Tu poses ton ouvrage et tu poursuis ta pratique assise et en marchant. »

A partir de ce moment-là, j’ai commencé à comprendre son enseignement. Avant, quand je cousais, mon esprit aussi cousait et même quand je mettais de côté mon travail de couture, mon esprit continuait à coudre. Une fois que j’ai compris l’enseignement de mon maître, j’ai enfin pu poser mon ouvrage de couture. Quand je cousais, mon esprit cousait, quand je posais mon ouvrage de couture, mon esprit faisait de même. Quand j’arrêtais de coudre, mon esprit aussi cessait de coudre.

Sachez distinguer le bien du mal quand vous voyagez ou quand vous vivez quelque part. Vous ne trouverez pas la paix sur une montagne ou dans une grotte ; vous pouvez vous rendre à l’endroit où le Bouddha connut l’Eveil, sans pour autant être plus proche de l’Eveil vous-même. Ce qui importe, c’est d’être attentifs à vous-mêmes, où que vous soyez, quoi que vous fassiez. Viriya, l’effort, n’est pas ce que vous pouvez faire en apparence, mais simplement la constante attention et la constante modération intérieure.

L’important n’est pas de regarder les autres et de leur trouver des défauts. S’ils se comportent mal, ce n’est pas la peine que vous en souffriez. Si vous leur indiquez ce qui est correct et qu’ils n’agissent pas en conséquence, laissez tomber.

Le Bouddha étudia avec divers enseignants et il comprit que leurs méthodes n’étaient pas les bonnes, mais il ne les dénigra pas pour autant. Il étudia avec humilité et respect pour les maîtres, il pratiqua sérieusement et comprit que leur système n’était pas complet, mais comme lui-même n’avait pas atteint l’Eveil, il ne les critiqua pas et ne tenta pas de leur apprendre quoi que ce soit. Après qu’il eut atteint l’Eveil, il alla à la rencontre de ceux avec qui il avait étudié et pratiqué, afin de partager avec eux la connaissance nouvelle qu’il avait trouvée.

Nous pratiquons pour être libérés de la souffrance, mais être libéré de la souffrance ne veut pas dire posséder tout ce que vous aimez, ou que chacun se comporte comme vous souhaitez qu’il le fasse, ou ne parle que de ce qui vous plaît. Ne vous laissez pas emporter par l’imagination. En général, la vérité est une chose et l’imagination en est une autre. Nous devons avoir plus de sagesse que d’idées, alors il n’y aura pas de problème. Quand la pensée prend plus de place que la sagesse, les ennuis commencent.

Dans la pratique, tanha (le désir), peut être un ami ou un ennemi. Au départ, il va nous inciter à venir et pratiquer : nous voulons changer les choses et mettre fin à la souffrance. Mais si nous désirons toujours ce qui n’est pas encore apparu, si nous voulons que les choses soient autres que ce qu’elles sont, alors cela causera plus de souffrance.

Parfois nous voulons forcer l’esprit à être calme, et cet effort nous rend plus perturbés qu’avant. Alors nous arrêtons de forcer et samadhi apparaît. Et avec cet état de calme, nous commençons à nous demander : « Que se passe-t-il ? A quoi cela rime-t-il ? » … et nous revoilà au milieu de l’agitation mentale !

La veille du premier concile bouddhique (Sanghayana), l’un des disciples du Bouddha vint voir Ananda et lui dit : « Demain, le Sangha se réunit mais seuls les arahant (nobles êtres éveillés) pourront participer. » A cette époque, Ananda n’avait pas encore connu l’Eveil. Il prit alors la détermination : « Cette nuit, je dois y parvenir ! » Il pratiqua avec ardeur toute la nuit, cherchant à connaître l’Eveil, mais tout ce qu’il obtint c’est d’être exténué. Alors, il décida de se reposer un peu car tous ses efforts ne le menaient nulle part. Ayant lâché prise, aussitôt qu’il s’étendit et que sa tête toucha l’oreiller, il connut l’Eveil.

Les conditions extérieures ne vous font pas souffrir, la souffrance vient d’une mauvaise compréhension. Les sensations de plaisir et de peine, d’attirance et de rejet, apparaissent en lien avec les contacts sensoriels : vous devez en prendre conscience dès qu’elles apparaissent, ne pas vous en saisir, ne pas les poursuivre ; ainsi vous ne laisserez pas libre cours à la convoitise et à l’attachement, lesquels occasionnent ensuite le devenir et la naissance d’un « moi ». Si vous entendez une personne parler, cela risque de perturber votre méditation, vous pensez que cela a détruit votre calme, mais si vous entendez un oiseau chanter, vous n’en pensez rien, c’est un son comme un autre et il ne vous gêne pas.

Il ne faut pas vous presser ou vous bousculer dans votre pratique. Voyez plutôt les choses sur le long terme. Maintenant il y a la « nouvelle méditation » (retraites de 10 jours) ; mais avec « l’ancienne méditation », on peut pratiquer dans toutes les situations, que l’on récite les textes, que l’on travaille ou que l’on soit assis dans son kouti (cabane de méditation dans la forêt). Il est inutile d’aller chercher des endroits particuliers pour pratiquer. Vouloir méditer seul est à la fois bien et mal. Ce n’est pas que je décourage la pratique intensive de la méditation formelle (samadhi) mais il faut savoir quand s’arrêter — après sept jours, deux semaines, un mois, deux mois — et puis retourner vers les gens et les situations normales de la vie. C’est là que l’on acquiert la sagesse. La seule chose que l’on gagne à trop pratiquer samadhi, c’est le risque de devenir fou. Beaucoup de moines qui recherchaient la solitude sont partis et sont morts dans la solitude !

Penser que la pratique formelle est la manière complète et unique de pratiquer, et dédaigner les situations de la vie ordinaire, cela s’appelle être intoxiqué par la méditation.

La méditation doit faire croître la sagesse de l’esprit, et cela, nous pouvons le pratiquer partout, à tout moment et dans toutes les postures.

Source : Traduction par Hervé Panchaud disponible sur le site dhammadelaforet,org

La Vue Juste

Entretien donné à une assemblée de moines et de novices au monastère Wat Pah Pong, durant la retraite de 1978.

La pratique du Dhamma va à l’encontre de nos habitudes; la vérité va à l’encontre de nos désirs : c’est cela la difficulté de la pratique. Certaines choses que nous pensons fausses peuvent se révéler exactes, alors que d’autres que nous tenions pour justes sont erronées. Pourquoi cela ? Parce que notre esprit est dans les ténèbres, que nous ne voyons pas clairement la vérité. Nous ne connaissons pas grand-chose et nous sommes dupés par les mensonges des autres. Ils nous présentent des choses vraies comme étant fausses et nous les croyons ; ce qui est faux, ils nous disent que c’est vrai et nous les croyons. Cela se peut parce que nous ne sommes pas encore notre propre maître. Nos états d’esprit nous mentent en permanence. Nous ne devrions pas nous laisser guider par cet esprit et ses pensées, car il ne connaît pas la vérité.

Certaines personnes ne veulent rien entendre des autres, mais ce n’est pas ainsi que l’on parviendra à la sagesse. Un homme sage doit tout écouter. De même, celui qui écoute le Dhamma, doit tout écouter, que cela lui plaise ou pas, et il ne doit pas croire aveuglément ou tout rejeter en bloc. Il doit savoir rester sur la voie du milieu, au point central, et surtout rester attentif. Alors, il écoute simplement et il étudie minutieusement pour faire éclore le résultat juste.

Un homme sage doit étudier et voir les causes et les effets par lui-même avant de croire ce qu’il entend. Même si le maître dit la vérité, ne le croyez pas, parce que vous ne connaissez pas encore la vérité par vous-mêmes.

C’est la même chose pour nous tous, moi y compris. J’ai pratiqué bien avant vous ; et j’ai entendu de nombreux mensonges avant. Par exemple, « La pratique est difficile, c’est vraiment dur ! » Pourquoi la pratique est-elle si dure ? C’est seulement parce que vous ne pensez pas de manière juste, parce que vous avez une vue erronée.

Auparavant, je vivais avec d’autres moines, mais je ne me sentais pas bien au milieu d’eux. Alors je suis parti pour la forêt et les montagnes, fuyant la foule, les moines et les novices. Je pensais qu’ils n’étaient pas comme moi, qu’ils ne pratiquaient pas avec la même ferveur que moi ; qu’ils étaient « tièdes ». Je me disais qu’Untel était comme ceci et que tel autre était comme cela. Tout cela me mettait dans un état d’agitation, c’était la raison de ma fuite perpétuelle.

Mais, que je vive seul ou avec d’autres, je ne trouvais la paix nulle part. Quand j’étais seul face à moi-même, je n’étais pas satisfait ; au milieu d’un groupe, je n’étais pas satisfait. Je pensais que ce mécontentement était dû à mes compagnons, ou qu’il était dû à mes états d’esprit, ou au lieu où je résidais, ou à la nourriture, au temps qu’il faisait, à ceci ou à cela. Je cherchais en permanence quelque chose qui conviendrait à mon esprit.

En tant que moine tudong (1), je voyageais, mais les choses n’allaient pas comme je le voulais. Alors, je réfléchissais : « Que puis-je faire pour que les choses aillent bien ? Que dois-je faire ? ». Vivant avec beaucoup de gens, j’étais insatisfait, vivant avec peu de gens, j’étais insatisfait. Pour quelle raison ? Je ne pouvais pas voir cette raison. Pourquoi cette insatisfaction ? Parce que j’avais une vue erronée, tout simplement ! Je persistais à m’accrocher aux mauvais dhamma. Partout où j’allais, j’étais mécontent, pensant : « Ici, ce n’est pas bien, il n’y a rien de bien », et ainsi de suite. Je rejetais la faute sur les autres. Je blâmais le temps, la chaleur ou le froid, je blâmais tout comme un chien fou furieux qui mord tous ceux qu’il rencontre.

Quand l’esprit est ainsi, notre pratique ne peut jamais être stable. Aujourd’hui, nous nous sentons bien, demain çà n’ira pas. C’est ainsi en permanence. Nous ne pouvons pas atteindre la satisfaction et la paix. Le Bouddha, un jour, vit un chacal, un chien sauvage, jaillir de la forêt dans laquelle il vivait. Le chacal s’arrêta un moment puis il courut dans les broussailles. Ensuite, il courut se réfugier dans la cavité d’un arbre puis il fonça se réfugier dans une grotte pour en ressortir aussitôt. Il s’arrêtait une minute et, la minute suivante, il se remettait à courir, puis il se couchait, puis il sautait. Le chacal avait la gale. Quand il se tenait tranquille, la gale devait lui ronger le pelage, alors il se mettait à courir. En courant, il ne se sentait pas bien, alors il s’arrêtait. A l’arrêt, il ne se sentait toujours pas bien, alors il se couchait. Puis il se remettait à sauter, à courir dans les broussailles, dans le creux d’un arbre, ne restant jamais en place.

Le Bouddha dit : « Moines, avez-vous vu ce chacal, cet après-midi ? Debout il souffrait, courant il souffrait, assis il souffrait, couché il souffrait. Dans les broussailles, dans la cavité de l’arbre comme dans la grotte. Il blâmait la position debout pour son inconfort, il blâmait la position assise ou couchée, il blâmait l’arbre, les broussailles et la grotte. Mais en fait, le problème n’était lié à aucune de ces choses. Le chacal avait la gale. Le problème était la gale. »

Nous, moines, sommes comme ce chacal:notre mécontentement est dû à une vision des choses incorrecte. Nous ne nous exerçons pas à contrôler nos sens, préférant rejeter la faute de notre insatisfaction sur des causes extérieures à nous. Que nous vivions à Wat Pah Pong, en Amérique ou à Londres, nous ne serons jamais satisfaits. Et pourquoi cela ? Parce que nous avons encore des vues fausses en nous. Où que nous allions, nous ne trouvons pas le contentement. Mais, comme pour le chacal qui, une fois la gale guérie, se sentira bien où qu’il aille, il en sera de même pour nous.

Je réfléchis souvent à cela et j’enseigne souvent cela parce que c’est très important. Si vous parvenez à connaître la vérité sur vos états d’esprit, vous parviendrez au contentement. Qu’il fasse chaud ou qu’il fasse froid, vous vous en satisferez. Le contentement ne dépend pas du nombre de personnes se trouvant autour de vous, il vient seulement de la vue juste. Si nous avons la vue juste alors, où que nous soyons nous serons satisfaits.

Mais, pour la plupart, nous avons une vue erronée de la réalité. C’est comme une larve – une larve vivant dans un endroit dégoûtant et mangeant des choses dégoûtantes mais adaptées à sa vie de larve. Si vous prenez un bâton pour essayer d’extraire cette larve de son tas d’immondices, elle se débattra pour y retourner. Il en va de même quand un ajahn nous enseigne la vue juste. Nous résistons, parce que nous ne nous sentons pas bien. Nous courons nous réfugier dans notre « tas d’immondices » parce que c’est là que nous nous sentons chez nous. Nous sommes tous comme cela. Si nous ne voyons pas toutes les conséquences nocives de nos vues fausses alors nous ne pouvons pas les lâcher, la pratique est difficile.

Alors, nous devrions écouter. Il n’y a rien d’autre pour la pratique.

Si nous avons la vue juste, où que nous allions, nous sommes satisfaits. J’ai pratiqué ainsi et vu ceci souvent. Ces temps-ci, il y a beaucoup de moines, de novices et de laïcs qui viennent me voir. Si je ne savais pas, si j’avais toujours des vues erronées, je serais mort à l’heure qu’il est !

Le bon domicile pour un moine, l’endroit calme, c’est la vue juste elle-même. Nous ne devrions pas rechercher autre chose.

Ainsi, même si vous êtes malheureux, cela n’a pas d’importance, car le

malheur est impermanent. Ce malheur est-il vôtre ? A-t-il une substance qui lui soit propre ? Est-il réel ? Voyez qu’il n’a aucune réalité tangible. Le malheur n’est rien de plus qu’un sentiment furtif qui apparaît et qui disparaît.

La joie est pareille. La joie a-t-elle une consistance ? A-t-elle une entité réelle ? C’est simplement un sentiment qui fuse soudainement et qui s’en va. A peine apparu qu’il a déjà disparu !

L’amour brille un moment et disparaît. Où est la consistance de l’amour, de la haine, du ressentiment ? En réalité, il n’y a aucune entité substantielle là-dedans, rien de plus que des impressions qui émergent dans l’esprit et qui s’évaporent. Elles nous trompent en permanence ; nous ne trouvons aucune certitude en elles. Tout comme l’a dit le Bouddha : « Quand le déplaisir apparaît, il dure un instant puis disparaît. Quand le déplaisir disparaît, le contentement arrive, dure un moment et meurt. Quand le contentement disparaît, le déplaisir apparaît à nouveau… » et ainsi de suite.

A la fin, vous ne pouvez dire qu’une chose : à part l’apparition, la durée et la cessation de l’insatisfaction, il n’y a rien. Rien que cela. Mais nous qui sommes ignorants, nous courons et nous saisissons de tout cela, en permanence.

Nous ne voyons jamais la vérité de ceci, cette vérité simple, à savoir qu’il n’y a rien, rien qu’un incessant changement. Si nous parvenons à comprendre cela, alors nous n’avons pas besoin de penser beaucoup, et cependant nous avons davantage de sagesse. Si nous ne savons pas cela, nous pensons bien plus que nous avons de sagesse – et peut-être même, n’avons-nous aucune sagesse du tout ! Tant que nous ne voyons pas les conséquences néfastes de nos actions, nous ne pouvons pas nous en défaire. De la même manière, tant que nous ne voyons pas les réels bienfaits de la pratique, nous ne pouvons pas pratiquer et travailler à rendre notre esprit meilleur.

Si nous coupons un rondin de bois et que nous le jetons dans une rivière, et si ce rondin ne coule pas ou ne pourrit pas, s’il ne va pas s’échouer sur l’une ou l’autre berge de la rivière, ce rondin finira bien par atteindre la mer. Notre pratique est comparable à cela. Si vous pratiquez en suivant le chemin indiqué par le Bouddha, si vous le suivez rigoureusement, vous transcenderez deux choses. Et quelles sont ces deux choses ? Simplement, les deux extrêmes que le Bouddha nous a enseigné à éviter car ils ne sont pas la voie que doit suivre un vrai méditant – se complaire dans les plaisirs et se complaire dans la douleur. Ce sont les deux berges de la rivière. Une de ces berges est la haine, l’autre berge est l’amour. Ou bien vous pouvez dire qu’une de ces berges est le contentement et l’autre berge, l’insatisfaction. Le « rondin », c’est l’esprit. Comme il « descend cette rivière », il fera l’expérience du contentement et de l’insatisfaction, du bonheur et de la souffrance. Si l’esprit ne s’accroche ni au bonheur, ni à la souffrance, il atteindra « l’océan » du Nibbana. Vous devez juste voir qu’il n’y a que le contentement et l’insatisfaction, le bonheur et la souffrance apparaissant et disparaissant.

Si vous n’allez pas vous échouer sur les berges que sont ces deux choses, vous êtes sur la voie du vrai méditant.

Tel est l’enseignement du Bouddha. Bonheur, malheur, amour et haine n’existent dans la nature qu’en fonction de la loi constante de la nature. Une personne sage ne les suit pas, ne les encourage pas ; elle ne s’y attache pas non plus. Ainsi est l’esprit qui lâche prise et laisse aller la complaissance pour les plaisirs et la complaisance pour la douleur. C’est la pratique juste. Juste comme le rondin de bois qui flottera jusqu’à la mer.

Ainsi, l’esprit qui ne s’attache pas à ces deux extrêmes atteindra immanquablement la paix.

Source : Traduction par Hervé Panchaud disponible sur le site dhammadelaforet,org

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  1. Tudong (littéralement: ascétique): moine qui suit une ou plusieurs des treize régles ascétiques permises par Le Bouddha. Les moines tudong, traditionnellement, passent leur temps à voyager, généralement à pied, à la recherche d'un lieu retiré pour pratiquer la méditation, ou à la recherche d'un maître. Le voyage en lui-même peut aussi être une pratique de méditation.